LE
LANGAGE PARISIEN
AU Xir SIÈCLE
DU MÊME AUTEUR
L'Argot Ancien (1455-1830). Ses clénicnls consLiUififs, ses
rapports avec les lang^uos secrètes de l'Europe méridionale cl
l'Arg-Qt moderne. Ouvrage couronné par l'Institut (prix Yol-
noy), Paris, Champion, 1907.
Les Sources de l'Argot ancien. Tome I, Des origines à la fin du
xvine siècle. — Tome II, Le xix« siècle (1800-1850). Ouvrage
couronné par l'Académie française (Prix Saintour). Paris,
Chaîiipio-n, 1912.
L'Argot des Tranchées d'après les lettres des Poilus et les
JOURNAUX DU front, Paris, E. do Boccard, 1915.
Pour paraître prochainement :
La Langue de Rabelais dans ses rapports avec l\ civilisation
DE la Renaissance et les écrivains des xv" et xvi" siècles.
Tome I. — Cioilisation de la Renaissance : Erudition et
Expérience de la vie, Contact avec l'Italie, Vie sociale. Faits
traditionnels.
Tome II. — Langue et Vocabulaire : Éléments linguisti-
ques, psychologiques et imaginât ifs.
Problèmes littéraires du xvi»^ siècle. — I. La Cinquième licre
de Rabelais. Son authenticité et ses éléments constitutifs. —
II. Les deux Auteurs du Moyen de parvenir et les origines
de riiumour.
L. SAINÉAN
LE
\l
AU Xir SIÈCLE
FACTEURS SOCIAUX. — COJNTLNGEMS LINGUISTIQUES
FAITS SÉMANTIQUES. — INFLUENCES LITTÉRAIRES
\'gS' { \ ^
PARIS
E. de BOGGARD, ÉDITEUR.
1, RUE DE MÉDICIS, 1
1920
?c
2 011
S 3
A MA CHERE FEMME
compagne inséparable de mes travaux
Sans sortir des bornes de la Monarchie, on peut trouver dans la France
seule de quoi exercer toute la vivacité d'un savant. Pour satisfaire à l'activité
de son esprit, il n'a qu'à approfondir les divers idiomes de nos provinces...
La langue Limousine, si fameuse dans les siècles passés, le Provençal, le
Gascon, le Languedocien, lui donneront bien autant à faire que le Lorrain,
le Oùallon, le Picard, et le bas Norman. Le langage même des habitants de
la campagne, et du bas peuple des villes, dans les provinces les plus polies,
et au milieu de la capitale, est un grand fond de réflexions pour des gens
qui voudront bien comprendre que des termes qui nous font rire aujourd'hui
ont fait autrefois les délices de la cour et les agréments du style...
Mais il n'y a rien de pareil à l'étendue d'imagination que demande la mul-
titude prodigieuse des termes de chaque art, qui sont comme autant de lan-
gues différentes parmi la même nation. Le seul langage de la Marine, soit
celui de l'Océan ou de la Méditerranée, donnera de quoi penser aux critiques
les plus profonds ; celui des beaux Arts, qui ont rapport à la Peinture ou à
l'Architecture, peut piquer leur sagacité ; aussi bien que celui du Blason et
des Armoiries, qui est particulier à la seule nation Françoise. J'en dis tout
autant de nos termes de Guerre, de Chasse et de Fauconnerie, qui marquent
le génie noble et actif de nos François. On-ne doit pas même oublier le jar-
gon de la bagatelle, qui a changé presque aussi souvent que le caprice des
modes et les ajustements bizarres de chaque Règne...
C'est dans ces sources fécondes où l'adresse d'un habile étymologiste
puise aisément la vérité ; et c'est ainsi qu'il la fait paraître au jour, quelque
effort qu'elle fasse pour se dérober à nos yeux. -
R. P. Besnier, Discours sur la Science des Elymologies {en tête du Didionnaire
étymologique de Ménage, cd. 1750, p. xxiv).
PRÉFACE
Ce volume clùt la série des recherches que j'ai entreprises,
depuis nombre d'années, sur les langues spéciales et vulgaires
de la France. Après avoir suivi l'évolution du langage des
malfaiteurs depuis ses origines lointaines jusqu'au xix*' siècle,
j'ai constaté que les derniers vestiges de cet idiome (dont le
caractère secret était la seule raison d'être) se sont fondus
dans le langage populaire parisien de nos jours. Ce fait, d'une
importance à la fois sociale et linguistique, a été le résultat
d'un contact plus fréquent et incomparablement plus facile que
dans le passé, entre les éléments sociaux les plus divers : vo-
leurs, gueux, soldats, ouvriers, filles. Les Mémoires de Vi-
docq et les romans populaires qui s'en sont inspirés n'ont agi
qu'en second lieu et sur un terrain déjà préparé.
A cette pénétration en grande masse du jargon dans le vul-
gaire se sont ajoutés de nombreux apports professionnels et
provinciaux. Tous ces ingrédients ont contribué à transformer
complètement l'aspect du parler vulgaire dans la seconde
moitié du xix*^ siècle. Infiniment plus abondant, plus original
et plus imagé que le bas-langage de la fin du xviii*' siècle et
du début du xix'- — tel qu'il est reflété dans le Dictionnaire
('e d'IIaulel ( 1 808) — l'argot moderne, autre appellation donnée
au vulgaire parisien de nos jours, a fini par constituer un
VMI PREFACE
idiome unifié que parlent des millions de Parisiens et de
Français.
C'est un fait auj )urd'luii indéniable qu'à coLé du français
littéraire qu'on écrit plutôt qu'on no parle, vihre et palpile
cet aulro français qu'on p.irla pluLùt qu'on n'écrit. Cet intrus
pénètre partout et s'impose par la force môme des choses.
Il agit de plus en plus profondément sur le français lilLé-
raire de demain et dans une cerlaine mesure l'avenir lui'
appartient. ,
Suivre pas à pas cette marclie progressive du parler vul-
gaire, examiner les facteurs sociaux qui ont ioflué sur son
le.xique, faire ressortir les créations nouvelles, les tours ex-
pressifs et les images originales qui lui donnent de la force et
du relief; noter son cxpansitm en <Jeliors de Taris et de la
France; montrer enfin ([uelle influence il a eue de nos j')urs
sur la langue généraLi : cette lâche, difficile et délicate, m'a
tenté et ce n'est pas sans quelque appréhension que je me suis
engagé dans cette voie nouvelle.
Dans un pays démocratique comme la France, le langage
populaire — on a peine à le croire — n'a pas encore pénétré
dans les dictionnaires de la langue générale. Ceux-ci ne don-
nent en principe que les termes littéraires, particulièrement
ceux du xvii^ et du xvni® siècle. Ils ne tiennent que faiblement
compte des grands écrivains du xix*^; à plus forte raison ex-
cluent-ils les acquisitions et les créations du langage vul-
gaire pendant cette période.
La conception de nos lexicographes est encore restée celle
de nos historiens avant Voltaire. De même que ceux-ci n'en-
registraient que les faits et gestes des classes les plus élevées
de la nation, de même nos faiseurs de dictionnaires continuent
à no tenir compte que de la noblesse des œuvres littéraires,
de leur langage poli. Ce n'est que subrepticement, et è contre
cœur, qu'il s'y glisse de temps en temps quelque rejeton de la
petite bourgeoisie, voire même du menu peuple.
Un tel état do choses avait déjà frappé, à la fin du xviii*' siè-
cle, un des esprits les plus avisés de rép!)que. Sébastien Mer-
cier. Il ne craint pas d'écrire dans un chapitre spécial de son
pri:fage IX
Tableau de Paris il. VF, p. 172 1 : « Los Diclionnairos no cor-
tiennent pas tous les mois usités parmi lo peuple; ils sont
insuffisants pour une foule d'expressions qui valent bien celles
que les poètes et les prosateurs ont consacrées et qui tiennent
à (les pratiques curieuses et journalières ».
Rien n'est plus significatif à ccst égard que les excuses d'Ar-
sène Darmestcter pour avoir interrogé parfois la langue po-
pulaire dans sa thèse sur la Création des mots nouveaux
(1877), p. 37 : « Nous aurons à citer plus d'un mot qu'itn s'éton-
nera- peut -cire de rencontrer dans une éfudo grave et sévère,
mais il n'y a rien ilc vil dansja cité de la science; la science
purifie tout ce qu'elle touche ». Il est vrai que lo futur auteur
du Dictionnaire général s'empresse d'ajouter : « La langue
populaire, même dans ses créations les plus audacieuses et les
plus grossières, relève de la philologie au même titre que la
langue commune, bien mieux, à plus juste titre que la langue
commune et surtout que la langue littéraire ; car c'est une
formation plus naturelle et soumise à des lois plus stables et
plus fixes, moins troublées par les hasards de la volonté et du
parti pris ».
Chose curieuse ! La conception de la lexicographie a été plus
large dans le passé et est allée se rétrécissant jusqu'à nous.
Les auteurs de la première édition du Dictionnaire de l'Aca-
démie (]6^i) se montrèrent fort accueillants pour le langage
populaire de l'époque. Les termes et surtout les locutions vul-
gaires y sont tellement fréquents qu'on a pu en extraire —
dans un but satirique — tout un Dictionnaire des Halles
(1696). Dans les éditions ultérieures, on a do plus en plus dé-
cimé ce contingent.
Richelet et Fureticre, dans leurs Dictionnaires (1680-1690),
se sont également montrés très larges : ils ont accueilli non
seulement des parisianismes, mais de nombreux proxincia-
lismcs.
On a trop oublié de nos jours qu'un dictionnaire n'est pas
un traité de rhétorique, mais un vaUe répertoire où doit entrer
la langue tout entière, littéraire ou vulgaire, écrite ou par-
lée. Un dictionnaire de la lang^uo française doit embrasser
PREFACE
avec la môme sympathie les mots populaires et les termes
livresques : les uns et les autres appartiennent au patrimoine
national. Mon regretté maître Gaston Paris rêvait vers la fin
de sa vie un vaste inventaire qui comprendrait tous les mots
qu'on pourrait recueillir, sans distinguer entre ceux qui ont
disparu et ceux qui sont encore en usage, entre ceux qui sont
« franciens » et ceux qui n'ont existé ou n'existent que dans
les provinces, ni, bien entendu, entre ceux qui sont du « bon
usage » et ceux qui sont familiers, vulgaires ou même ar-
gotiques {Mélanges linguistiques, p. 417).
V Histoire' de la langue française de M. Ferdinand Brunot
est un des travaux d'ensemble les plus considérables de no-
tre époque. Œuvre à la fois d'un érudit et d'un écrivain, elle
restera longtemps une base solide pour toutes les recherches
sur la langue ' nationale. L'auteur y étudie les change-
ments survenus dans la grammaire et dans le vocabulaire à
la lumière des transformations sociales correspondantes et en
connexion intime avec les progrès littéraires et intellectuels
de la nation. J'ai essayé d'appliquer .ces principes à un do-
maine infiniment plus restreint, mais qui emprunte un inté-
rêt particulier du fait qu'il appartient à notre temps.
Mon ambition allait plus loin. Etant donné la multiplicité
des sources d'information, dont certaines sont restées difficile-
ment abordables, ainsi que le peu de confiance qu'inspirent
les recueils argotiques à cause de leurs références vagues ou
incomplètes, j'ai désiré mettre à la portée des investigateurs
futurs des matériaux abondants et sûrs.
Parmi ces sources, il en est une qui a échappé jusqu'ici à
l'attention des philologues. Ce sont les nombreux recueils
connus sous le nom de Locutions vicieuses, qui se sont suc-
cédés pendant toute la première moitié du xix*' siècle. J'en ai-
tiré largement parti, soit pour fixer la date des mots nou-
veaux, soit pour en apprécier l'expansion ou le degré de
popularité.
Ces ressources ]i\resques n'achevaient cependant pas la tâ-
che. L'objet de ce travail étant essentiellement la langue par-
lée, dont l'évolution s'est faite et continue à se faire en quel-
l'REFAGE XI
que sorte sous nos yeux, il importait de contrôler les données
des sources avec la réalité vivante. Je me suis efforcé de le
faire partout où la chose était possible, c'est-à-dire en ce qui
concerne les classes professionnelles. L'enquête a eu pour ré-
sultat d'infirmer ou d'approfondir les données de mes prédé-
cesseurs. On en appréciera l'effet dans les chapitres consacrés
à certains facteurs sociaux, par exemple les bouchers et
les saltimbanques. Et là même où ce contrôle n'était pas
praticable, par exemple dans les milieux des malfaiteurs, j'ai
tâché de soumettre à une critique rigoureuse les théories et
les faits. Des développements complémentaires ou des inven-
taires bibliographiques, pour ne pas trop encombrer le texte,
ont été relégués dans des Appendices.
Il y aura bientôt cinquante ans que Littré a posé dans son
Dictionnaire (1863-1872) l'important principe de Vhislorique,
qui est devenu depuis la pierre angulaire de tout édifice lexi-
cographique. Cette heureuse idée a germé... ailleurs. Elle a
été reprise et élargie en 1879 par le philologue anglais Ja-
mes-Henry Murray qui, grâce à cet autre principe de la divi-
sion du travail, a produit l'œuvre la plus vaste que possède
jusqu'ici la lexicographie européenne : le Neto Englisk Dic-
tionarij on Iiistorical principles (Oxford, 1888 et suiv.). Chez
nous, le Dictionnaire général (18881900), malgré d'excellen-
tes qualités de méthode et de classement, n'est en somme qu'un
ouvrage didactique. Tôt ou tard l'admirable œuvre de Littré
devra cire reprise sur des bases nouvelles et conçue dans un
esprit plus large, conformément aux progrès do la science et
~de la démocratie. J'ai pensé que des études comme celle que
j'ai entreprise, pourraient faciliter la lâche du futur histo-
rien ou lexicographe delà langue nationale.
J'ai tiré parti des entretiens suggestifs avec mes confrère,
F. Brunot et A. Meillet. D'excellents connaisseurs du langag i
parisien — MiM. Emile Pouget, Léon de Bercy (depuis décédr;
et surtout Jehan Rictus — m'ont plus d'une fois fait profiter
de leur expérience du parler vulgaire. J'adresse aux uns ( t
aux autres l'expression de ma gratitude.
XII Pr.KFACE
J'aime à diro ici ce que je dois à mon ami Henri Clouzot.
Il a parcouru col ouvrage en manuscrit, en y notant d'utiles
suggestions; en outre. Balzacien fervent, il a mis à ma dis-
position des extraits suivis de la Comédie Immaine, œuvre
d'une valeur linguistique considérable et qui a jusqu'ici
échappé aux investigations de nos lexicographes.
Me sera-t-il permis, en terminant, de réaliser un vœu que
je porte depuis longtemps dans mon cœur? Celui d'offrir le
fruit de ces recherches^, en humble hommage, au noble pays
qui nous a accueillis, les miens et moi, avec sympathie, qui a
toujours été ma patrie intellectuelle et qui est devenu l'unique
patrie de mon enfant chérie.
Paris, décembre 1919.
TABLE DES MATIÈRES
PnÉI'ACE. VH-XII
Table des Matières xin-xvi
INTRODUCTION
I. — Coup d'oeil rétrospectif (1-20) : Villon, 3-4. — Rabelais, 4. —
Henri Estienne, 5-0. — Le Moyen de parvenir, 0-7. — La Comédie des Pro-
verbes, 7-8. — Oadin, 8-9. — Le Burlesque, 9-10. — Philibert Le Roux, 10-
1-2. — Le Poissard, 12-19.
IL — Pauisianis-mes (20-20) : Richelet, 22-23. — Furctière, 23-24. — Mé-
nage, 2'i. — Trévoux, 24-25.
ill. — LocL-iio.NS vicieuses (26-40) : Micfiel, 28-29. — Desgraniïes, 29-3 i. —
Derniers Yi^sriges, 34-36. —D'Hautel, 36-39.
IV. — AlU.OT ANCIEN ET MODERNE ('l 1-45)..
V. — Aisi.oT l'vRisiEN ('i6-57): Expansion, 47-49. — Production littéraire,
49-57. — l{iclii';)in, 50. — lîruant, 50. — Jeh;in Rictus, 51. — Poulot, 51. —
Zula. Irl-ô'i. — Rosny aine, 53-51. — Gourteline, 5i. — Méténier, 54. —
Ch.- IL Hirscli, 55. — Périodiques, 55-57.
VI. — Parlers provinciaux (58-06) : Gamin, 59-60. — Voyou, 00. —
Gosse, 60-61. — Dégotter, 61-04. — Piger, 64-00.
VIL — Reflets soclCux (67-72) : Fourbi, 69-71. — Rabiol, 71-72.
VIII. -^ Méthode (73-85) : Considérations critiques,, 73-76. — Principes
étyniologiijues, 70-85 : Arsouillcr, 76-77. — Bernique, 77-78. — Bisquer,
78-79. — Blague, 79-80. — Charabia, 80-81. — Fion, 81-84.
LIVRE PRI^:M[KR
GÉNÉRALITÉS
CHAPITRE PREMIER.- Prononciation (87-101) : 1. Voyelles, 88-90. —
2. Diplitongues, 9(1-91. — 3. Consonnes, 91-94. — 4. Phénomènes spéciaux,
94-101.
CHAPITRE IL — Dérivation (102-118): 1. Dérivation impropre, 102.
— 2. Cumpusition, 102-104. — 3. Suffixes, 104-110. — Croisements, 111 118.
CHAPITRE III. - Remarques syntaxiques ,119-128) : 1. Substantif, 119-
123. - 2. Adjectif, 123-124. — 3. Verbe. 124-125. — Particules, 125-126.
— 5. Formules négatives, 126-128.
XIV TAlJLE DES MATIÈRES
LIVRE DEUXIÈME ^
VOCABULAIRE. - FACTEURS SOCIAUX
Section I'« : Classes légalement constituées.
CHAPITRE PREMIER. ~ Soldats (131-162):
I. — Éléments constitutifs: 1. Richesse synonymique, 132-134. — 2. Ter-
mes jargonnesques, 134-135. — 3. Termes provinciaux, 135-137. — 4. Epi-
thètes, 137-138. ■- 5. Ironie, 138-142. — 6. Vie de caserne, 142-146. —
7. — Réminiscences littéraires, 146. — 8. Souvenir historique, 146-147.
II. — E.Kpansion, 147-148. — Vocables algériens (148-162) : 1. Termes ara-
bes, 153-159. — 2. Emprunts espagnols, 159-161. — 3. Emprunts italiens,
161-162.
CHAPITRE II. — Marins (163-180) : 1. Expressions caractéristiques, 163-
164. — 2. Mots de jargon, 164-165. — 3. Beuverie et débauche, 165-168. —
4. Vie pénible, 168-172. — 5. Appellations ironiques, 172-173. — 6. Manoeu-
vres nautiques, 174-175. — 7. Choses de la mer, 175-178. — 8. Termes de
pêche, 179-180.
■ CHAPITRE III. — Ouvriers (181-208) :
I. — Mécaniciens, 184-189.
II. —Imprimeurs (190-196) : 1. Tieux mots, 190-192. - 2. Termes de
jargon, 192. — 3. Formes vulgaires, 192-193. — 4. Vocables facétieux, 193-
194. — 5. Termes généralisés, 194-190.
III. — Cordonniers, 197-202.
IV. — Bouchers, 203-208.
LIVRE TROISIEME
VOCABULAIRE. - FACTEURS SOCIAUX (suite)
Section 11^ : En marge de la âociété.
CHAPITRE PREMIER. — Apaches (210-223) : 1. Procédés arliiiciels,
212-214. — 2. Mots nouveaux, 214-219. — 3. Termes spéciaux, 219-223.
CHAPITRE II. — Gueux (224-230) : Termes spéciaux, 225-230.
CHAPITRE HL — Tricheurs (231-239): 1. Nomenclature, 231-233
— 2. Variétés, 233-234. — 3. Termes spéciaux, 234-239.
CHAPITRE IV. — Camelots (240-242).
CHAPITRE V. — Saltimbanques (243-254) : 1. Termes de jargon, 240-
247. — 2. Bohémiens, 248. — 3. Italiens, 248-249. — 4. Espagnols, 249-250.
— 5. Français, 250-254.
CHAPITRE VI. — Chifi'Onniers (255-257) : 1. Sobriquets et noms, 255-
256. — 2. Vocables isolés, 256-257.
CHAPITRE VII. — Filles et souteneurs (258-266) : 1. Noms spéciaux,
259-202. — 2. Souteneurs, 262-266.
CHAPITRE COMPLÉMENTAIRE. — Le Cabaret (267-272) : 1. Noms
divers, 267-268. — 2. SubriquetS; 268-269. — 3. Termes spéciaux, 209-272, .
TABLE DES .MATIERES XV
LIVRE QUxVTRIEML:
CONTINGENTS LINGUISTIQUES
CHAPITRE PREMIER. — Provi.ncialismes (274-32:2) :
A. — Patois du Nord: i. Wallon, 276-277. — 2. Normand, 277-28U. —
3. Picard, 280-282.
B. — Pavots de l'Ouest: 1. Breton, 283-284. — 2. Maine, 284-285. —
3. Anjou, 285-291. — 4. Poitou, '29 1-292.
C. — Patois du Centre : 1. Berry, 293-298. — 2. Orléanais, 298-299.
D. — Patois du Nord-Est: 1. Champagne, 301-302. — 2. Lorraine, Vos-
ges, 302-303.
E. — Patois de VEst : 1. Yonne, 304-305. — 2. Bresse, 305-300,
F. — Franco- Provençal : 1. Lyonnais, 307-309. — 2. Dauphiné, 309-310.
G. — Patois du Midi: 1. Languedoc, 311-31G. — 2. Provençal, 317-319.
— 3. Gascon, Auvergnat, 319-322,
CHAPITRE IL — Archaïsmes (323-327),
CHAPITRE III. — Vocables empruxtés (338-347) : 1. Vocables alle-
mands, 338-344. — 2. Vocables néerlandais, 344. — 3. Vocables anglais,
345. — 4. Vocables italiens et espagnols, 345-346. — ' 5. Emprunts orien-
taux, 34G-347.
CHAPITRE IV. — Mots enfantins (348-353).
CHAPITRE Y. — Mots imitatifs (354-357).
CHAPITRE YI. - Résidu obscur (358-360).
LIVRE CLNQUIKME
FAITS SÉMANTIQUES
CHAPITRE PREMIER. - Procédés générau.x (362-366); L'Extension,
362-363. — 2. Restriction, 363. — 3. Métonymie, 363-364. — 4. Anoblis-
sement, 364-365. — 5. Dégradation, 366.
CHAPITRE IL — Métaphore (367-394) : L Métaphores techniques, 373
374. — 2. Corps humain, 374-377. — Animaux, 377-380. — 4. Plantes,
381-385. — 5. Jeux, 385-391. — 6. Musique, refrains, 391-394.
CHAPITRE m. — Ironie (395-413): 1. Antiphrase, 395-397. —2. Hy-
perbole, atténuation. 394-400. — 3. Tej-mes facétieux, 400-405. — 4. Sobri-
quets, 405-407. — 5. Noms propres, 407-410. — 6. Noms de mépris, 410-412.
CHAPITRE lY. — Euphémisme (413-416j : 1. Jurons, 415.— 2. Corps
humain, 415-416.
CHAPITRE V. — Jeux de mots (417-423): 1. Calembours personnels.
419-420. — 2. Calembours géographiques, 420-422. — 3. Quiproquos numé-
riques, 422.
CHAPITRE YI. — Séries sémantiques (423-429).
XVI TABLE DES AIATIEHES
LIVRE SIXIÈME
INFLUENCES LITTÉRAIRES
CHAPITRE PREMIER. — Argot scolaire ('i33-448): 1. Latin dos éco-
les, 434-439. — -2. Éléments constitutifs, 439-443. — 3. État actuel. 444-449.
CHAPITRE IL — Argot mondain (4r)0-4G-2i : 1. Éléments constitutifs,
451-457. — '^. Vocables éphémères, 457-402.
CHAPITRE ni. — Argot des coulisses (4(;3-4G8).
CHAPITRE IV. — Derniers vestiges (4G9-47"2).
CONCLUSION ('173-479).
APPENDICES
A.' — Dictionnaires d'argot parisien ('iSl).
B. — Argot et das-lang.uie (482-483).
C. — Les mots crus et la langue populaire ('i84-i80;.
1). — Nos sources (487-493) : I. — Parisianismcs, 487-489. IL. — Lo-
cal ion? vicieuses. 489. 111. — Parlors provinciaux, 489-491. IV. — Pa-
tois, 491 -492. V. — Lanpcues professionnelles. 'i92. VI. — Généralités,
492-493.
E. — Suffixes .iargonnesques et fantaisistes (■49'i-'i98).
F. — LiNGUA FRANCA (499-500).
G. — Coup d'oeil en arrière (521-524).
I. — Éléments constitutifs (501-514): l. Emprunts dialectaux, 503-50(1.
— 2. Emprunts populaires, 506-513. — 3. Emprunts étrangers, 513-514.
IL— Expansion du jargon (514-521) : Action sur le iias-lanan.u'e (515-521 ) :
1. \ iicaliles, 510-519. — 2. Pronoms personnels, 519 521). — l'.i/tifile^-. 521.
m. — liilluences sur les parlers provinciaux (521 524).
II. — Erreurs et fantaisies argotiques (525-527).
]. _ Argot des, Tranchées (5':28-539) : Traits distinctifs (Changement du
spiis, — .vroililications fornioUos. — Provincialismes. ^ Mots de cobnies. —
Termes facétieux), 532-530. — Expansion, 530. — Apeiru comparatif, 530-
r,3,S. _ Dimnées complémentaires, 538-5:]9. — Durée transihtire. 539.
Additions et co-rrections, r>'i I -TiV?.
Index des mots. 543-574.
Index des uiées. 575-582. . '
Talle ALi'ii \i:i;Tii.iiE DES AurEURS et des anonv.mes. 583-590.
INTRODUCTION
A côté de la langue littéraire, et indépendamment d'elle,
le langage populaire continue à vivre et à se développer. Des
divergences de prononciation, de grammaire et de vocabu-
laire séparent l'un de l'autre. L'ensemble de ces particulari-
tés constitue le langage populaire ou le bas-langage parisien.
Un double caractère le distingue de la langue écrite: il se
montre à la fois plus conservateur et plus mobile. Tout en
gardant nombre d'archaïsmes, il est le reflet immédiat des
transformations sociales, du mouvement réel de la langue
nationale. Ce n'est qu'après avoir fait un stage plus ou uioins
long dans le bas-langage, que les mots nouveaux pénètrent
dans la langue littéraire.
Avec l'avènement de la démocratie au xix^ siècle, ce parler
vulgaire acquit une importance sociale et linguistique incon-
nue jusqu'alors. Tandis qu'aux xvii'^-xviii'^ siècles, il était ré-
servé à peu près aux effets comiques (style burlesque et pois-
sard), cet idiome vivant et imagé est devenu de nos jours
l'organe d'une véritable littérature sociale, forcément res-
treinte, mais qui compte d'ores et déjà plus d'une œuvre in-
téressante.
D'une part, le contact de plus en plus intime des différen-
tes classes sociales ou professionnelles a eu pour résultat
l'absorption par le bas langage de toutes les langues spéciales
et techniques, ce qui a donné à son vocabulaire une richesse
et un pittoresque incomparables ; d'autre part, l'imp^irtance
exceptionnelle prise par la capitale a eu pour conséquence
l'expansion de l'argot parisien dans le pays tout entier.
2 INTRODUCTION
Nous possédons, au début même du xix^ siècle, un répertoire
à peu près complet du langage populaire de l'époque: le Dic-
tionnaire du bas-langage par d'Hautel, 1808. Si on le compare
au lexique du parler parisien de la fin du même siècle, on
est surpris par l'abondance et l'originalité des éléments qui,
en grand nombre et par des canaux dilierents, ont afflué dans
l'argot au cours de cette centaine d'années. Faire ressortir
.ces alluvions multiples, montrer le rôle de chacun des facteurs
sociaux et professionnels dans la constitution du vocabulaire
parisien, tel est le but principal de ce travail.
Mais avant de l'aborder, et pour mieux comprendre l'état
actuel de la question, nous allons essayer de jeter un regard
en arr-ière et suivre dans le passé les traces du vulgaire pa-
risien.
COUP D'OEIL RETROSPECTIF
Plus on remonte dans le passé et plus il devient difficile
d'établir une démarcation entre le langage vulgaire et la lan-
gue littéraire. Souvent les deux se confondent et, à vrai dire,
celte dernière ne s'est définitivement fixée qu'en pleine épo-
que moderne. C'est alors que commence à s'accuser nettement
les divergences entre les deux langues, parlée et écrite, et
que chacune d'elles commence à suivre un développement à
part. Mais dès le xv'^ siècle on peut rechercher les traces -du
parler vulgaire en littérature et en relever quelques traits
significatifs.
Villon. — Le premier écrivain chez lequel on trouve des
vestiges du langage populaire est le grand poète François
Villon. Il était Parisien de Paris:,
Né de Paris emprès Pontoise...
et, comme tel, il affectionnait les expressions vulgaires et la
prononciation parisienne.
Il rime Robert avec poupart et Montmartre avec tertre,
Henri Estienne n'en revient pas: « Et du langage de nos pré-
décesseurs, qu'en dirons-nous ? Quelles pensons nous qu'es-
toyent les oreilles d'alors qui portoyent patiemment Mon
frère Piarre? Mon frère Robart ? La place Maubart ? Et toutes
fois nostre Villon, un des plus eloquens de ce tems là, parle
ainsi » ?
Le poète appelle plaisamment la cire, estront de moudie
(v. M99)j le garçon, marmoset (v. 1982), c'est-à-dire petit
singe; le crachat, jacoppin (v. 731), ou jacobin ; les pierres,
miches de saint Etienne (v. 1915), par allusion à sa lapida-
tion...
1. Apologie pour Hérodote, éd. Ristelhuber, t. II, [). 133.
4 INTRODUCTION
l\ écrit tantinet (v. 1109), pour un petit peu, parisianisme
toujours vivace :
Combien qu'il ii'ayme bruyt ne noise,
Si luy plaist il ung tantinet...
et lunettes {y. 631), au sens d'yeux, métaphore qui coule de
la même source que châssis ', châsse, œil, dans le bas-lan-
gage :
Folles amours font les gens bestes :
Salmon en ydolatria,
Samson en perdit ses hinete^...
Il rime même une ballade aux femmes de Paris, « qui ont le
bec si affilié » (v. 1539) :
Prince, aux dames Parisiennes
De beau parler donne le prix ,
Quoy qu'on die d'Italiennes,
Il n'est bon bec que de Paris.
Et cette caractéristique de la Parisienne est restée classique.
Rabelais. — C'est à un autre admirateur de. Villon, au plus
grand écrivain du xvi^ siècle, à François Rabelais lui-même,
qu'on doit la caractéristique du Parisien. Il l'a fixée dans une
phrase célèbre et presque d'un seul mot qu'il avait rapporté
de ses voyages dans le Midi, le terme badaud (1, I, ch. XVII) :
« Quelques jours après qu'ilz se feurent rafraîchis, Gargantua
visita la ville [de Paris], et feut veu de tout le monde en
grande admiration. Car le peuple de Paris est tant sot, tant
badaat, et tant inepte de nature, qu'un basteleur, un porteur
de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un -vieilleux au
milieu d'un carrefour assemblera plus de gens que ne feroit
un bon prescheur ^ evangelicque ».
Cette épithète de badaut est toujours restée attachée aux
1. (If. d'Hautel : c Châssis, pour besicles, lunettes. Ce mot se prend aussi
pour la vue, les yeux ». De même, dans les patois, hernicles ou berniques si-
gnifie à la fois lunettes et yeux.^
2. Au début du XVI« siècle, EÎoy d'Ainerval dit la même chose à propos
des Parisiens :
Plus prisent ung chanteur en place,
Quant ils ont, ou un bateleur.
Que cent docteurs de grant valeur I
(La Deablerie, 1307, f" D. III, r°)
et, vers la fin du même siècle, Du Fail, dira: «... grand nombre de François,
comme Et Paris, il ne faut qu'un regardeur pour amuser le reste » {Contes
d'Eidrapel, ch. xxxiii).
COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF 5
Parisiens S et l'auteur du Moyen de parvenir, après en avoir
fait une injure (ch. LUI: « Ce fat estoit tant niais, tant veau
de disme, asne de plat païs, sot d'outre mesure, baclaut de
Paris... »), l'accole à la capitale elle-même, ch. LXXXVIII :
« C'est celle (la pierre de touche) qui est à Paris, justement
dans le Badaudois... »
Oudin note dans ses Curiosités (1640) : « La maladie des en-
fants de Paris, la teste plus grosse que le poing, c'est-à-dire
badauderie ».
Henri Estienne. — Le plus insigne philologue du xvi*' siècle,
Henri Estienne, se préoccupe à maintes reprises du parler
populaire. Le bas-langage parisien de l'époque était très voi-
sin de celui de la banlieue, langage rural, qu'Eslienne met
au-dessus du jargon des courtisans (Dialogues, 1578, t. I,
p. 18) :
Si en ce langage rural
Les mots sont prononcez fort mal,
Mots sont pourtant de bonne race,
Suivans des vieux François la trace.
Il s'en sert parfois lui-même, tel le ier me enha^é '^ qu'il si-
gnale expressément comme parisianisme : « Il faudra toujours
faire de l'empesché, voir de l'enhasé, comme on parle à Pa-
ris ^ »
Ce mot que le Dictionnaire de l'Académie de 1694 qualifie
de « bas », a été mis par Cyrano, en 1654, dans la bouche
même d'un paysan des environs de Paris, un des personnages
du Pédant Joué (acte II, se. II): « Acoutés, ol n'a que fare de •
faille tant Venhasée; ol n'a goûte ne brin de bian ». Et Oudin
ne l'oublie pas dans ses Curiosités (1640) : « Faire Venhasé.
Témoigner d'estre capable de beaucoup d'affaires ». Le terme
est d'ailleurs d'origine provinciale : en normand, hase signifie
marécage, d'où enhasé, embourbé (pris à Paris au figuré). ,
1. Furetière (1690): « Badaud. C'est un sobriquet injurieux qu'on a donné
aux liabitans de Paris, à cause qu'ils s'attroupent et s'amusent à voir et à
admirer tout ce qui se rencontre en leur chemin, pour peu qu'il leur semble
extraordinaire, i — D'Hautel (1808) : i Les badauds de Paris. Sobriquet inju-
rieux que l'on donne aux Parisiens, à cause de leur frivolité et de la surprise
qu'ils témoignent sur les choses les moins dignes de fixer leur attention «.
2. Cf. le Dir.tionnaire de Nicod (1606) : « Enhasé, c'est embesoigné, celui qui
est plein d'affaires et de grands besoignes. Henri Estienne... dit que ce mot
est un mot Parisien ; il est aussi en usage dans la Basse-Normandie, où l'on
dit : Cet homme là fait Venhasé, c'est il fait l'affairé ».
3. Précellence, éd. Huguet, p. 180
6 INTRODUCTION
Tout en faisant un choix, Henri Estienne tient à sauver les
termes expressifs du langage populaire: «Quelle pitié sera ce
si nous voulons bannir autant de mots que nous trouverons
estre en usage entre le populaire, et principalement quand il
n'y en a point d'autres ou pour le moins de si propres ? ^ »
Cela ne l'empêche pas de s'élever contre la prétendue su-
prématie du langage de la capitale sur celui des provinces:
« Nous donnons tellement le premier lieu au langage de Paris
que nous confessons que celui des villes prochaines qui sont
aussi comm,e du cœur de la France, ne s'en esloigne. gue-
res ^ ».
Et plus loin, en mettant le Parisien parmi les dialectes, il
s'empresse d'ajouter qu'il ne faut pas croire « que tout ce qui
est du creu de Paris soit recevable parmi le pur et nayf lan-
gage François ^ ».
En somme, nous trouvons chez ce grand érudit de la sym-
pathie aussi bien pour le bas-langage parisien que pour les
parlers vulgaires en général, et des vues souvent justes sur
le caractère archaïque des formes et des vocables populaires.
Moyen de parvenir. — Deux monuments littéraires, l'un et
l'autre du premier quart du xvii'^ siècle — le Moyen de par-
venir et la Comédie des Proverbes — nous fourniront des ren-
seignements complémentaires sur le bas-langage usuel à
leurs époques.
Le Moyen de parvenir, imprimé vers 1610, est un des li-
vres les plus étranges que possède aucune littérature. C'est
un mélange disparate d'esprit, d'ironie et de grossièreté, un
banquet monstre, où l'on effleure tous les sujets, où l'on agite
toutes les idées, sans s'arrêter à aucune; mais quelque soit
le mérite réel de cette œuvre, sa valeur linguistique le dé-
passe encore. En ce qui touche le vulgaire parisien notam-
ment, c'est une des sources anciennes les plus abondantes.
S'agit-il de Pusage populaire, encore vivace, d'employer le
sujet au singulier avec le verbe au pluriel ? On y trouve de
fréquentes allusions, notamment dans ce passage, ch. XLV :
« Comme j'estions ententifs : Et qui sommes-nous? — Je
-1. Conformité, éd. Feugére, p. 56. Voir aussi les pages instructives que
M. Clément consacre à notre sujet, dans son beau livre sur Henri Estienne,
p. 405 et suiv.
2. Précellence, éd. Huguet, p. 169.
3. Ibidem, p. 180.
COUP d'œil rétrospectif 7
sommes ce que je sommes : je jouons. — Et que jouons-je? —
Je jouons ce que j'ons. — Et qu'ons-je? — J'ons ce que j'ons.
— 0ns je en jeu? — Si je n'y ons, j'y fons. Foin, ces Pari-
siens-cy me troublent ».
La g"or§:e ou le gosier y est désigné par l'expression émi-
nemment vulgaire de chemin de la vallée (ch. V), répondant
aux appellations plaisantes vallée cTAngoulèine, vallée de Jo-
saphat, que cite d'Hautel; plus loin (ch. VII), estojfer des
masclioires exprime la même notion que de nos jours se caler
les joues...
Qui s'attendrait d'y trouver des expressions populacières
encore usuelles comme :
... après beaucoup de telles foutimasseries capitulaires, il fut ré-
solu (ch. XXIV)...
Mon père qui avoit mangé de la vache enragée (ch. XXVIII)...
Pleures donc, et clnez bien des yeux (ch. XV)...
Cette dernière expression réaliste reparaît dans la Co-
médie des Proverbes (acte I, se. VI) : « Mais patience passe
science, il ne faut point tant chier des yeux ; » et revient au
xviii^ siècle, sous la plume de Caylus : « La chambrière de sa
femme qui chicdt des yeux dans un coin * ».
Elle est encore usuelle, à côté de chicder, pleurer (Rictus,
Cœur, p. 39).
Comédie des proverbes. — Bornons-nous ici a ces remarques
et passons maintenant à la Comédie des Proverbes, imprimée
en 1633, pièce amusante et spirituelle d'x\drien de Montluc.
Par le fond comme par la forme, cette production appartient
au xvi*' siècle-piutôt qu'au xvii*' : l'auteur, qui a souvent uti-
lisé Rabelais, était un excellent connaisseur du vulgaire pa-
risien, dont il reproduit avec bonheur les tours, les dictons,
les termes particuliers.
Pour du latin, je n'y entens rien; mais jjour du grez, je vous en
casse^ (acte I, se. IV^).
Je croy que tu as fait ton cours à Asnières, c'est là où tu as laissé
manger ton pain à l'asne... (acte I, se. VII).
i. Œuvres badines, 1787, t. X, p. 30,
2. Cf. Oudin, Curiosité: (1640) : i Casser du grez, c'est-à-dire faire peu de
chose de quelqu'un. Vulgaire. J'en casse, je n'y entens rien. Nostre vulgaire
allonge le quolibet et dit : Je n'entens rien au Latin, mais du Grec j'en casse.
C'est une allusion à grez. Vulgaire ».
8 INTRODUCTION
S'il prenoit ma querelle, il luy feroil rentrer ses paroles cent
pieds dans le ventre... et luy donnenni une prehew/e dans lobbaye
de Vatan (acte II, se. III).
Le pendart! Il fait Jacques Desloges. Il a raison, il vaut mieux
estre plus poltron et vivre d'avantage [ibid.).
Voici maintenant quelques expressions vulgaires :
Si tu y avois seulement pensé, je ferois de ton corps un abreu-
voir à mouches ^ et te monstrerois bien que j'ay du sang dans les
ongles (acte I, se. VII).
La marmite est renversée, il n'y a nij fric nij frac (acte II, se. III).
Entrez seulement, vous verrez qu'e//e n^est point tant déchirée 2
(acte III, se. V).
C'est d'un bout à l'autre une source inépuisable de l'esprit
populaire et tout particulièrement parisien.
Antoine Oudin, — Cette source précieuse pour la connais-
sance du bas-langage parisien au début du xvii^ siècle a été
largement mise à contribution par Antoine Oudin dans son
livre le plus connu : « Curiosités Françaises pour supplément
aux Dictionnaires, ou Recueil de plusieurs belles propriétez,
avec une infinité de Proverbes et Quolibets, pour l'explica-
tion de toutes sortes de livres par Antoine Oudin, Secrétaire
Interprète de Sa Majesté, Paris, 1640 ».
L'auteur, un des meilleurs philologues de son époque, avait
étudié à fond les auteurs du xvi° siècle, tout particulièrement
Rabelais, Marot, Ronsard, et surtout la Comédie des Prover-
bes, dont il a recueilli la plupart des citations proverbiales.
Dans un avis adressé Aux Etrangers il s'exprime ainsi :
« Je déclare icy par une protestation très expresse que mon
dessein n'est pas de déterrer les morts ny d'offenser les vi-
vans... Le seul but où je vise, et que j'estime assez raisonna-
ble, est de purger les erreurs q\ii se sont glissées dans la
plupart des pièces qu'on a mises en lumière pour l'instruction
des étrangers... Je ne touche point aux escrits des Anciens ^
1. Oudin, Curiositez (1640) : « Abreuvoir à mouches, une grande playe sus la
teste, où les mousches peuvent boire. » L'expression se lit dans le poissard :
Avec son tranchet escarmouche
Tout en fesant des abreuvoirs à mouches...
(Les PorcheroHS, 1173, chant v).
2. Oudin: a. Elle n'est pas trop déchirée, elle est passablement belle. Vul-
gaire, ï Expression ironique encore usuelle.
3. Oudin entend par « Anciens » les grands écrivains du x\ï'^ siècle, en
premier lieu Rabelais, Ronsard et Montaigne.
COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF 9
dont la profondilé surpasse tout à tViit la faiblossn do, mon en-
tondenii-nl; mais, sans sortir de mes bornes, je nu; contente
de dire que depuis peu nostre langue est tellement embellie
que leur vieille façon d'escrire à peine est recannaissable au-
près celle du temps... »
La majeure partie du livre est consacrée à l'explication
dos locutions vulgaires que l'auteur a pris soin de marquer
d'un astérisque: « Pour ce qui est de l'étoile et du mot Viil-
g(aire), il faut entendre que ce ne sont pas des phrases dont
on se doive servir qu'en raillant ». Ces Curiosités constituent
aujourd'hui les éléments les plus utiles de l'ouvrage., qui est
devenu pour nous une des sources le plus fréquemment con-
sultées.
Le Burlesque. — Quelques années après la publication d'Ou-
din commence la période du burlesque (1648-16S2). réaction
générale contre « les grands genres et les nobles senti-
ments ^ ». Charles Sorel précède le courant et s'y rattache
intimement par son Histoire comique de Francion, parue
en 1622, où il défend expressément l'usage des termes popu-
laires (1. XI, p. 385, éd. Colombey) : « Dedans ce livre on
pourra trouver la langue françoise toute entière et que je
n'ai point oublié les mots dont use le vulgaire... »
D'autre part, le burlesque a suscité une dizaine de maza-
rinades écrites dans le patois de la banlieue parisienne : les
Agréables Conférences de deux païsans de Scdnt-Ouen et de
Montmorency sur les affcdres du temps, parues successive-
ment de 16i9à 1660. M. Rosset (jui les a étudiées réci;mment-,
y voit, avec raison, une variété de la langue burlesque et
« la variété la plus burlesque », distincte de la langue popu-
laire proprement dite, telle que la parlaient les marchands
des halles et les paysans de la banlieue".
Le genre burlesque, représenté en premier lieu par Scarron
1. F. Brunot, Histoire de la langue, t. III, p. 75. Voir en dernier lieu, sur le bur-
lesque, l'étude de H. Heiss.dans le t. XXI (l'JOS) des Romanische Forschungen.
Voici les œuvres burlesques qui préspntent de l'intérêt sous le rapport de
la langue : Scarron, Virgile travesti, 1G48.
L. Ricliet, L'Ovide bouffon ou les Métamorphoses burlesques, 1649.
D'Assoucy, Ovide en belle humeur, 1650.
Gh. Le Petit, Chronique scandaleuse, 1655.
2. Dans sa thèse sur Les Origines de la prononciation moderne étudiées au
XVII' siècle, d'après les remarques des grammairiens et les textes en patois de la
banlieue parisienne, 19H. L'Appendi&e donne l'édition critique des dix maza-
rinades que Gh. Nisard avait analysées dans son Etude, p. 324 k 354.
10 INTRODUCTION
et d'Assoucy. usait fréquemment, à côté d'archaïsmes, de
mots et d'expressions des halles. Nous n'en vouUjns pour
exemple que le terme gance, bande de filous, qui manque à
tous les recueils lexicographiques des xvii*' au xyiii*^ siècles ^
bien qu'il ait pris un certain développement dans le poissar<l.
On le lit tout d'abord dans deux textes burlesques qai se
complètent mutuellement ^. A propos de filous, l'un et l'autre
se servent de l'expression lanterner la gance {des boutons),
c'est-à-dire musor autour des boutonnières du pourpoint pour
les ouvrir et vider les poches subtilement.
De cette expression métaphorique on a tiré gance, au sens
de « filouterie » et de « bande de filous », acceptions qu'on
rencontre pour la première fois dans le poème Ca7'^0Mc/<e (1725)
de Granval,, d'où il passa dans les diverses éditions du Jargon
de l'Argot reformé, de 1728 à 184-9. On le lit plus tard dans un
écrit poissard de 1764: « Ces lurons de la ganse voui nous régaler
de coco ï)^, c'est-à-dire ces compagnons de la bande, ces fih)us.
Une autre expression, /7c/?e/' /a gance, revient souvent dans
les écrits poissards avec cette triple acception :
1" Provoquer des rixes (Vadé, Pipe cassée, 1743, III** chant).
2" Se chamailler, en venir aux mains (Les Porclierons, 1773,
p. 158).
3° Causer du chagrin, ennuyer: « Dame, ça nous Jlche la
gance, et je sons escandalisés de voir attellcr à la même char-
rue et manger au même râtelier de forts chevaux avec des
rosses », Le Pacquet des mouc/iolrs, 1750, p. 26.
Ce terme curieux, ainsi que les locutions qu'il a produites,
ont disparu à la fin du xviii*^ siècle.
Philibert Le Roux. — Un grand nombre de ces expressions
burlesques ont été recueillies par Philibert Joseph Le Roux,
Français réfugié à Amsterdam où il publia son « Dictionncdre
comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial.
Avec une explication tro^ fidèle de toutes les Manières de
parler Burlesques. Comiques, Libres, Satyriques, Critiques et
Proverbiales, qui peuvent se rencontrer dans les meilleurs
Auteurs, tant Anciens que Modernes. Le, tout pour faciliter
1. Gh. Nisard en parle seiil dans ses Parisiatilsmes, p. 118 à 121.
2. D'Assoucy, Ovide en belle humeur, (I6a0, p. 60), et Charles Le Petit, Clwo-
}ïic/ue scandaleuse (1 155), chapitre la Halle.
3. Amusement à la Grecque ou les Soirées de la Halle, 1764, p. 18.
COUP d'ceil rétrospectif 11
aux Etrang-ers, et aux François mômes, l'intelligence de tou-
tes sortes de Livres * ».
Cet ouvrage est constitué d'éléments divers. Le Roux cite
les principaux écrivains du xvi® siècle, « ces Auteurs qui ont
paru dans le renouvellement des Lettres comme des phéno-
mènes surprenans» : Rabelais, iMarot, Ronsard y sont partout
mentionnés. Viennent ensuite les plus connus auteurs comi-
ques ou burlesques: Théophile, Scarron; etc ; et. pour finir,
des termes du bas-lang'ag'e du début du xviii*^ siècle, audace
dont il se défend dans son Avertissement: « Il y a aussi une
long'ue liste de termes populaires qui n'est pas à dédaigner
comme il pourrait le paraître d'abord. Combien de personnes
distinguées qui ne sont jamais sorties de la Cour ou du grand
monde et qui se trouvant quelquefois obligées de descendre
dans certains détails avec des gens du peuple, ne comprennent
rien à ce qu'ils leur disent ! Que ces personnes lisent le Dic-
tionnaire coniique, elles seront bientôt au fait de ce langage ».
Le Roux ne se vante pas à tort, et les renseignements, sou-
vent circonstanciés qu'il nous donne nous mettent parfois
sur la trace de termes réputés obscurs. Ce que lui repro-
chait l'abbé Goujet' — « on n^ peut assez admirer la com-
plaisance que l'Auteur a eue de s'humaniser-avec le plus bas
peuple, pour s'enrichir de ses façons de parler et de penser »
— constitue aujourd'hui le plus grand mérite de cet ouvrage,
dont nous allons donner quelques exemples.
Aigrefin, dans le style polisson, signifie un chevalier d'industrie,
un faux joueur, un fourbe, un frippon. — Egrefin, sobriquet qu'on
di)nne aux officiers des régiments de soldats^ lorsqu'ils sont en mau-
vaise figure. Ces egrefins n'ont pour la plupart le sou et sont tout le
long du jour enfoncés dans un café ou autre lieu public à se tirailler,
et à faire des polissons.
Ce terme de la seconde moitié du xvii^ siècle ^, n'est que la
prononciation parisienne cVagi-iJin, dérivé cVagriff'er, prendre
avec les griffes (cî. jouer des griffes, voler avec adresse, d'Hau-
tel), d'où la notion de fripon, voleur ou de chevalier d'industrie \
1. (?<ette première édition est de 1718 Le livre fut reimprimé à Lyon en 1735
et à Paris (sous la rubrique Pampelune) en 1786.
2. Bibliothèque Françoise, 1741, t. I, p. 292.
3. Voir les textes cités dans Brunot, Histoire de la langue, t. IV, p. 596.
4. Des deux sens antérieurs donnés à aigrefin par Gotgrave — sa certaine
Turkish coyne, also a fish... » — le dernier n'est qu'une prononciation ulté-
rieure cPesclefin; quant à l'acception de « monnaie orientale s, qu'on lit exclu-
sivement dans Rabelais, v. la Ifevue des Etudes rahelaisiennes, t. VII, p. 466.
12 INTRODUCTION
Boucan. C'est un lieu de débauche. . dans de petites rues écartées
du giand monde, dans une maison de mauvaise apparence... Les
chambres y sont obscures, malpropres et sans meubles, parce que
les jeunes gens qui y vont.., y font solivent du tapage et'jettent tous
les meubles par la fenêtre *...
Bredindin .. k Paris il a passé en usage pour exprimer un carosse
petit et en mauvais équipage, comme ceux des fiacres. On leur ^
donné ce nom, parce qu'en roulant sur le pavé, ils font un bruit
enragé 2. Cf. Richelet : « Bredindin. Mot burlesque qui se dit en
parlant; C'est une sorte de petit méchant carrosse à cinq sous par
heure qu'on appelle plus ordinairement fiacre »,
Cabaret borgne. C'est un dicton en usage à Paris, pour dire un
mauvais cabaret, taverne 011 l'on verse du mauvais vin, du ripopé et
du guinguet; cabaret écarté et enfoncé dans une rue écartée du grand
passage, comme dans un cul de sac, oii ceux qui y vont boire sont
empoisonnés ^. ' . ,
Ces indications ont parfois un intérêt particulier, par exem-
ple pour le mot classe. A quelle époque est-il devenu popu-
laire ? Littré se borne à nous dire que ce terme a été employé,
au XIV® siècle, par Bersuire, avec le sens technique du latin
classis, une des cinq divisions qui à Rome étaient imposées et
jouissaient de droits politiques; qu'au xvi" siècle, Montaigne
se sert du mot avec cet autre sens du latin classis, subdivi-
sion des élèves d'un collège. Le Dictionnaire deFuretière (1690)
ne donne encore que ces deux acceptions.
A quelle époque commence-t-il à désigner un rang social?
C'est Le Roux qui nous renseigne : « Classe. C'est un mot fort
à la mode (au début du wni'' siècle) qui a même été approuvé
par les plus beaux esprits de France, quoique au commence-
ment il trouvât peu de partisans; cependant, comme on a
remarqué qu'il était fort expressif, même facile à la pronon-
ciation, il a trouvé sa place. On s'en sert au lieu de rang,
ordre... »
Le poissard. — Le Dictionnaire comique de Le Roux, avec
1. Ménage, vo boucan : a On appelle ainsi à Paris et à Marseille un méchant
bordel t>.
2. Dans le Bas-Maine, berdindin désigne le bruit que fait la sonnette d.'une
porte et mauvaise voiture (Dottin). Ce terme est aujourd'hui restreint à la
marine.
3. Oudin le donne déjà : « Cabaret borgne, taverne où l'on donne à boire
sans fournir de viande et sans mettre de nappe sur la table j.
COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF 13
ses nombreuses éditions, constitue en quelque sorte le point
de transition du burlesque du xvii*^ siècle au poissard ^ de
la seconde moitié du xviii". Ne cherchons d'ailleurs, entre ces
.deux genres, aucun rapport essentiel : le burlesque est avant
tout une parodie, d'origine et d'allure essentiellement littérai-
res ; le poissard est l'image de la vie des basses classes pari-
siennes, tout particulièrement des dames de la Halle et des
harengères. « Le genre poissard, dit Fréron, n'est point
un genre méprisable, et il y aurait certainement beaucoup
d'injustice à le confondre avec le burlesque, cette platitude
extravagante et facile du dernier siècle, qui ne pouvait sub-
sister longtemps parmi nous. Le burlesque ne peint rien; le
poissard peint la nature, basse si i'on veut aux regards dé-
daigneux d'une certaine dignité philosophique, mais très
agréable, quoi qu'en disent les délicats... M. Vadé est le Té-
niers de notra littérature » ^
Les harangères ^ avaient depuis longtemps une réputation
fâcheuse. Au xv*^ siècle, Guillaume- Coquillart ne les oublie
pas (t. I, p. 179):
Des mjures le tiltre est mis...
Pensez que ce tiltre est prins
Entre ces vieilles harangieres...
Et au xvi", Des Périers en fait le sujet d'un de ses Joyeux
Devis, nouvelle LXIII : « Du régent qui combatit une haran-
gere du Petit-Pont, à belles injures ».
Au xYii", la première partie des Nouveaux Compliments
de la place Maubert, des Halles, etc., i6i4, porte comme titre :
« Des Poissonnières et des Bourgeoises » et offre des échantil-
lons assez réussis du genre mis à la mode un siècle plus tard
par les pochades de Vadé et de Léclusê.
1. Ce mot avait tout d'abord le sens de voleur, comme il résulte de ce pas-
sage de l'Esperun de discipline du Frère Antoine du Saix (Paris, 1332, fol. a
III v) : « A quoy jusques icy très mai ont visé messieurs les poissards, je
dis pilliers et prélatz ecclésiastiques ».
Ce sens primordial a toujours prévalu dans le jargon : Poisse, voleur, et
poisser, voler, figurent dans le voçal^alaire des Chauffeurs (1800)-et le vocalDle
a gardé cette signilication dans l'argot moderne : « Etre poissé, être pris en
flagrant délit de vol » (Hayard).
C'est au XV1I° siècle, que le mot fut appliqué aux liarangères : « Poissarde,
une vendeuse de marée, par mespris » (Oudin, 1640).
2. Année littéraire pour 1754, t, IV, p. 350.
3. Le mot avait un sens plus large à cette époque : a Harang'éres. Ce sont
toutes les femmes de la plus basse condition de Paris, comme vendeuses
d'iierbes, crieuses de vieux chapeaux, et autres canailles, qui chantent
mille injures aux passans, qui sont insolentes et effrontées » (Le Pioux).
14 INTRODUCTION
C'est vers la même époque (16S4) que Berthod, dans sa Ville
de Paris en vers burlesques, nous donne un « Compliment de
harangères de la Halle ».
Dire de grosses injures, c'était engueuler quelqu'un, verbe
éminemment poissard, comme le prouve le litre d'une comé-
die-parade par Boudin, de 1754, dont l'héroïne est une mar-
chande de marée : « Madame Engueule ou les Accords pois-
sards ». Le Père Desgrange proteste encore, en 1821, contre
l'expansion de ce verbe expressif: « Engueuler, synonyme de
mordre et d'injurier. Comme ce n'est que dans les faubourgs
qu'on a adopté ce mot, fermons-lui les portes de la ville, ou
gare la contagion ! »
L'initiateur du genre poissard est Jean-Joseph Vadé (1719-
1757) qui publia, dès 1743, le chef d'œuvre du genre, la Pipe
cassée, et les Bouquets, poissards qui en font suite. Ecrits
dans le langage imagé, énergique et brutal des dames de la
Halle, ces deux petits poèmes obtinrent une vogue considéra-
ble. La réputation de l'auteur s'accrut encore par les Lettres
de la Grenouillère (1749) et la pastorale de Jérôme et Fanchon- .
nette (1755), qui gagnèrent les lecteurs par le naturel du sen-
timent et la vérité de l'expression *. Vadé est un des meilleurs
représentants du réalisme au xviii*^ siècle. Ces scènes pitto-
resques, il les avait puisées dans les endroits populaciers par
excellence :
Courtille, Porchorons, Villette !
C'est chez vous que puisent ces vers.
Je trouve des tableaux divers,
Tableaux vivans où la nature
Peint le grossier en miniature.
[La Pipe Cassée, Chant II)
Dans ses tableaux et ses dialogues, Vadé manie avec beau-
coup de bonheur le bas-langage de l'époque qu'il avait re-
cueilli delà bouche des débardeurs des ports de Paris, de celle
des femmes des Halles et de la populace des faubourgs. Ce
poissard ne diÛere pas beaucoup de celui du xx*^ siècle. Beau-
coup de termes vulgaires parisiens dont il usa pour la pre-
mière fois sont encore vivaces et plusieurs ont pénétré dans
la langue générale. L'importance linguistique qui s'attache
à ses écrits dépasse la portée du genre qu'il a rendu célèbre.
1. Nous les citons d'après l£s OEuvres de Vadé, édition donnée en 1875 par
Julien Lemer, chez Garnier frères.
COUP d'œil rétrospectif 15
C'est grâce à lui qu'ont été propagés quelques-uns des mots
populaires que nous allons passer en revue.
Agoniser, accabler d'injures, se lit tout d'abord dans le III"
Bouquet poissard de Vadé : « Ne Vaijonisons plus... », à côté
d'agonir, dans une comédie du même, Les Racoleurs, 1736,
se. XIV: « Ail! ça, Monsieiix, je suis reconnaissante; tiens,
ma fille, sans ly rétais agonie par ste femme... »
D'IIautel donne cette dernière forme: « Agonir quelqu'un
de sottises, l'injurier, l'invectiver de paroles sales et outra-
geantes ». La première a soulevé les protestations des gram-
mairiens : « Agoniser est un verbe neutre qui signifie être à
l'agonie... mais ne dites pas: il Yagonise du matin au soir,
elle Vagonise de sottises. Il le tourmente, il le vexe... », Mi-
chel. 1807 K
Le passage du neutre à l'actif qu'a subi agonir ou agoniser
est pourtant un phénomène courant dans le développement
historique de la langue: (( Etre à l'agonie » devint « mettre
à l'agonie » à force d'injures.
L'une et l'autre formes sont encore usuelles aussi bien
dans les parlers provinciaux (Berry, Poitou, Normandie, etc.)
que dans le langage parisien : « Ces zigues d'attaque qui...
étaient agonises de sottises, traînés dans la boue... », Alma-
nac/i du Père Penard, 1894, p. 33. — « On ne trouvait assez
de mots dans les journaux pour V agonir », Bercy, XXIP let-
tre, p. 4.
Bringue, morceau, pièce, dans le IV*^ chant de la Pipe cassée
de Vadé:
Ma pipe, dit-il, est cassée !
Ma pipe est en bringue, mille guieux !
- D'Hautel donne le terme mettre en bringue, ^our dire briser
quelque chose, et il est encore usuel dans les' parlers provin-
ciaux (Berry, Anjou, etc.), à côté de débringué, débraillé ',
ou être en débringue, avoir les vêtements déchirés.
1. On en lit l'écho dans l'anonyma Dictionnaire des locutions vicieuses de
1835, et jusque dans Littré qui trouve agonir a du plus mauvais langage, »
tandis que le Dictioiinaire général note qu'on dit à tort agoniser \iO-a.v agonir.
2. ï Cette allure débringuée qui le rendait irrésistible, » Huysmans, Sœur
Marthe, p. 498. — Cf. aussi Micliel, 1807 : « Mettre en bringue, débringuer ne
sont pas français. On les emploie pour casser, démantibuler, friper. Ne dites
pas : Mettre en bringue, débringuer une voiture, une armoire, un vieux
meuble ; il est en bringue, il est débringué ; cet enfant a mis en bringue tous
ses habits, ses livres i.
16 INTRODUCTION
Le mot bringue est la forme nasalisée de brique, même sens
(cf. briinbe àcôLé de bribe) : « Voilà ma jolie pipe en bri-
ques! )) dit-on à Genève (Humbert).
GouAiLLER, se moquer grossièrement, mot fréquent dans la
littérature poissarde: « Je sais bien qu'il a fait une moquerie
sur votre intention, mais alors qu'on gouaille pour badiner,
ça n'est pas pour tout de bon », Vadé, Lettres de la Grenouil-
lère, p. 82.
Gouailler est un fréquentatif de gouer, gaver, gorger (cf.
en français engouer), d'où se moquer de quelqu'un, associa-
tion d'idées fréquente (cf. le bourguignon, bressan, dégouail-
ler, dégoiser, parler beaucoup.)
Ce verbe, comme le précédent, n'a pas trouvé grâce aux
yeux des puristes : « Dire des gouailles^ gouailler, gouailleur
ne sont pas français. Se gausser de quelqu'un, railler quel-
qu'un, etc. », Michel, 1807. — « Gouailler. Barbarisme. Quel
dommage que ce mot ne soit pas français ! Depuis que railler
a perdu sa popularité, son énergique successeur gouailler a
fait son chemin, et je crains qu'en voulant l'assommer, tous
les gouailleurs présents et futurs ne me blâment ; n'importe,
je le chasse ainsi que gouaille et gouailleur y). Desgranges, 1821.
Malgré la condamnation des grammairiens, ce parisianisme
du xviii^ siècle est entré définitivement dans la langue géné-
rale, et il persiste dans la plupart des parlors provinciaux.
Son ancien synonyme gouger, plaisanter, signifie propre-
ment gorger et se gorger d'aliments (sens de gouger en
poitevin, Beaucliet-Filleau), et se lit dans une mazarinade
parisienne de 16i9 (éd. Rosset, p. 32):
Janin. — Ta parlé au Rouay?
PiAROT. — Guian ouy.
Janin. — Et y t'a bayé à deiner?
PiAuoT. — Banantandu.
Janin. — Malpeste, queme tu gouges...
Gueuleton, repas copieux, dans le IF chant de la Pipe cas-
sée :
CJiacun d'eux, suivi de sa femme,...
Firent un ample gueuleton.
Terme populaire très répandu: « Il s'était payé... un gueu-
leton soigné, des escargots, du rôti et du vin cacheté... », Zola,
Assommoir, p. 144.
COUP D'ŒIL RÉTUOSPECriF 17
Et surtout dos termes relatifs à la beuverie, encore très
usuels, comme (jodalller, paf et rlboter, etc.
Un mot fort usuel dans le poissard esl faraud ' (transcrit
aussi fareau) pour petit maître, coquet ou amant : « Allez,
mameselle, (jue je dirai, ça est énulile, vlà tout, charcliez des
fareaux ailleurs » (Vadé, Lettres de la Grenouillère, p. 78).
Vadé en trace ce portrait dans sa Pipe cassée, IV" chant:
Tout allait bien. Quand des /"«rea».?,
Sur Tureillo ayant leurs chapeaux,
(îanne en main, clieveux en béquilles,
Entrèrent sans taijon. . .
Ce vocable est encore usuel à Paris et dans les provinces,
pris parfois en mauvaise part ou ironiquement : « Au fond,
ils se trouvaient /a/YUirf.s, ils goûtaient, ce vent », Courteline,
Train, p. 245. « C'est un faraud qui se croit appelé à de hau-
tes destinées », Père Peinard du 3 août, 1890, p. 10.
C'est un emprunt méridional: ^rov. faraud, élégant, co-
quet, probablement identique à l'anc. prov. faraute, héraut -.
En espagnol, /araw^îe, anciennement héraut, a acquis le sens
familier de factotum, et en portugais, celui d'intermédiaire
ou d'intrigant.
Ajoutons que, dans le poissard, les termes littéraires sont
souvent estropiés (comme il arrive aujourd'hui encore aux
gens du commun) ou détournés de leur sens: Civiliser (Y in\é,
p. 30, 90) signifie faire des civilités, flatter; inventaire est
pris pour évenlaire (Vadé, p. 36, 56), etc.
On y rencontre des formations analogiques : consolance
(p. 76), doulance (p. 73), valissance (p. 72), à côté de capa-
blenient et capableté (p. 42 et 89), etc. Des altérations lexi-
ques, analogues à ce qu'on appelle etymologies populaires.
On lit dans le V^ chant des Porc/ierons (1773) :
II m'est avis à moi que V cngraisseur
Doit payer les frais de ce malheur,
c'est-à-dire que 1' « agresseur » ^ doit payer les frais de l'es-
clandre.
1. De là le dérivé faraude)-, faire le faraud, faire le coquet (Les Porcherons,
1773, I" chant), encore vivace (Anjou, Picardie, etc.).
2. De là, dans l'arpot ancien, des la Jin du xvi" siècle: Pharo, gouver-
neur d'une ville {Jargon, iii^"^); faraud-, nionsjeur, ei faraude, iiiadann^ (7«;--
gon. 1849).
3. Vuici la note amusante qu'y ajuute Ch. NisUrd, Etude, p. 43;i : « Enyrais-
seur, le provocateur. Terme d'argot d'une grande profondeur, le soldat, soit
qu'il tue, soit qu'il soit tué, servant à engraisser la terre ».
18 INTRODUCTION
La grande réputation dont Vadé jouit jusqu'à sa mort (1737),
lui suscita nombre d'imitateurs, parmi lesquels le plus connu
est Lécluse (1711-1792), dont les écrits poissards ont souvent
été imprimés avec ceux du maître '. Le plus lu de ses ouvra-
ges, Le Déjeuner de la Râpée, ou Discours des Halles et des
Ports (1755), avait paru, des 17i8, sous le titre de: Léclusade
ou les Déjeuners de la Râpée.
Toute une série de publications allant de 1750 à 1790 —
auxquelles il faut joindre malgré ses allures littéraires, un
poème en sept chants ^ les Porcherons (1773), une des meil-
leures productions du poissard, — ont enrichi ce genre qui
nous renseigne abondamment sur le bas-langage du xviii'^' siè-
cle et nous fournit des données précieuses pour toute une partie
du vocabulaire national dérivée de cette humble source^.
N'oublions pas cet érudit spirituel qu'était le comte de
Caylus (1092-1763). Grand amateur du bas-langage, et « franc
Gaulois » (comme il s'appelle lui-même), il se plaisait dans la
société des ouvriers et du menu peuple. Il en a rapporté les
Ecosseuses (1739), où il a noté les commérages des femmes
qui écossaient des pois, histoires qu'il a écrites malheureuse-
ment « avec un meilleur style et plus eii français qu'elles
n'étaient dites ». De beaucoup plus importante, sous le rapport
du langage populaire, est l'Histoire de M. Guillaume cocher,
racontant les aventures arrivées à des personnes de tous états
que le fiacre a servies. L'une et l'autre productions ont été
insérées dans le X" tome de ses Œuvres badines, Paris, 1787.
Un autre littérateur célèbre, Sébastien Mercier, auteur du
l..Par exemple, la belle édition in-4°, donnée à Paris par Didot, en 1796.
2. Publié dans les Amusemens rhapsodi-poélicjues de Paris, 1773.
3. Voici la liste des autres écrits poissards qui nous ont fourni des cita-
tions :
Le Paquet des mouchoirs, monologues en vaudeville et "en prose, 1750 (attri-
bué à Vadé), où un savetier parle de son métier, de ses voisins, de ses
amis, do ses maîtresses.
Amusement à la grecque ou les Soirées de la Halle par un ami de feu
Vadé... Paris, 1764.
Cahier des plaintes et doléances des dames de la Halle et des marchés de Paris,
rédigé au grand salon des Porclierons... Ecrit à l'ordinaire par M. Josse,
écrivain à la pointe Saint-Eustache, 1789.
Le dernier écrit de ce genre, Riche-en-yueule ou le nouveau Vadé (Paris,
1821), n'est qu'un pastiche des précédents.
Ch. Nisard nous donne, dans son Elude, p. 319 à 346, des Notices et Extraits
des principaux écrits en patois parisien. La plupart se trouvent actuelle-
ment à la Bibliothèque Carnavalet, Catalogue, t. VII, Appendice. On sait
que Ch. Nisard avait préparé un dictionnaire de ces divers écrits, qui fut
brûlé au mois de mai 1871, pendant la Commune, en même temps que l'an-
cienne bibliothèque de la ville de Paris, riche de plus de cent mille volumes.
COUP d'œil rétrospectif 19
Tableau de Paris (1781-1790), ne goûtait pas moins les voca-
bles et les expressions vulg-aires, dont il prend la défense à
diiférentes reprises : « Les mots proscrits de la langue —
c'est-à-dire les mots du bas-langage parisien — sont positi-
vement dans toutes les boucbes, depuis les princes jusqu'aux
crocheteurs », proclame-t-il dans un passage de son Tableau
de Paris. Et, ailleurs, il prc^teste éloquemment contre les la-
cunes arbitraires des dictionnaires courants, qui se faisaient
un mérite — et se le font encore, hélas ! — de supprimer
« tous les mots usités parjni le peuple ».
Voici à peu près les sources essentielles où l'on peut puiser
des renseignements sur l'état de la langue parisienne à la fin
du xviii'' siècle ^ Complétons maintenant ces données sommai-
res par l'historique des Parisianismes et celui des Locutions
vicieuses.
1. C'est ici que s'arrêtent les recherches de Charles Nisard qui, dans son
Etude sur le langage populaire ou patois de Paris et de sa banlieue (1872), ainsi que
dans ses Parisianismes (11S76}, avait fourni la première enquête sur notre
sujet.
II
PAPJSIANISMES
Les particularités propres au langage parisien sont du res-
sort de la prononciation ou du vocabulaire. Le terme parisia-
nisme, pris dans ce sens, manque à tous les dictionnaires, et
pourtant il ne s'agit pas d'un néologisme. Le mot et la chose
remontent à Henri Estienne : « J'ay dict sarment pour serment :
c'est un peiil parisianisme de la place Maubert qui m'est venu
en la bouche », dit-il dans un passage de ses Dialogues parus
en 1578 '.
11 faut passer deux siècles pour rencontrer de nouveau ce
terme. En 1766, Desgrouais écrit dans la préface do ses Gas-
conismes : « J'ai d'abord eu quelques craintes, en publiant ces
Gasconismes, qu'on ne s'indisposât contre moi, comme contre
un censeur public. Mais, que fais-je après tout, que ce qu'ont
fait Vaugelas, le Père Bouhaurs et tant d'autres. Ils firent
connaître à Paris les Parisianismes, comme je fais connaître
à Toulouse les Gasconismes - ».
Au xrx*' siècle, le mot est plus courant, sans être très fré-
quent; il est surtout pris au sens d'expression parisienne,
employée soit par le peuple soit par les milieux mondains.
Charles Nisard, dans un opuscule paru en 187G, traite « de
quelques parisianismes populaires... des xvii'' et xvin'''siè-
cles », c'est-à-dire des mots, tours et locutions propres au lan-
gage parisien tel qu'on le parlait aux halles et aux ports de
Paris jusqu'au seuil du xix'' siècle.
Les frères Goncourt écrivent, dans leur Journal du 14 sep-
tembre 1882, à propos du Khédive, petit-fils de Mehemet-
\. Deux Dialogues du nouveau langage, éd. Feagère, t. I, p. 317.
2. On lit ce terme dans une lettre de Joseph Scaliger à Jacques-Auguste
de ïho'.i, du 6 avril 15S4, à propos d'un de ses pamphlets en fran(;ais contre
ceux qui l'ont attaqué (éd. Tamizey de Larroque, p. 165) : « Quant au livre,
il me suffit que vous l'aiez veu. Tant y a qu'il ne s'imprimera poinct. J'avais
prié le sieur [Henri] Estienne de corriger les gasconismes, s'il y en a, comme
il y en peut avoir... »
:*
PARISIANISMES 21
AU : « C'est un Oriental à la barbe rousse... Il joue de la lan-
gue française avec une parfaite connaissance de tous les
parisianismes, pimentés d'une certaine gouaillerie sentant le
ruisseau » '.
Tout récemment, Fr. Loliée, dans une étude nourrie sur le
parler « fin de siècle » ^ donne à ce môme terme une accep-
tion plus étroite, .en le réservant au langage des salons et des
boulevards : « Ce flux de parisianismes dont sont inondés les
livres de Gyp, de Marni, de Lavedan, de Donnay, de Willy et
de maints autres amuseurs » ^
Malgré cette restriction, l'étude est intéressante et pleine
d'aperçus nouveaux. L'auteur résume ainsi ses idées sur un
sujet très délicat, d'un intérêt linguistique plutôt négatif,
mais qui n'en marque pas moins un des aspects le plus cu-
rieux de l'esprit parisien de nos jours ■* : « En somme, ces fa-
çons de dire, bien que très éphémères, ont leur aspect inté-
ressant et qui prête à l'étude. Quand elles tombent juste, elles
ont, une fois de plus, le mérite d'être en heureuse concor-
dance avec le tempérament d'un peuple qui, par-dessus tout,
aime la verve libre, le trait court et vif, l'esprit d'ironie, la
bonne humeur. Ont elles passé de mode, elles conservent une
valeur documentaire, comme expression d'un coin de mœurs,
d'une catégorie d'individus ou d'une fraction d'époque. Par-
celles fugaces de la vie parisienne, elles sont le reflet papil-
lotant de ses goûts, de ses fantaisies, de ses plaisirs ».
C'est ainsi que le mot parisianisme, après avoir été appli-
qué aux divergences de prononciation du langage parisien
et surtout aux teripes particuliers de son vocabulaire, a fini
par désigner l'esprit parisien lui-même, cette chose subtile et
presque insaisissable, qui a produit tout un petit monde d'êtres
de raison. La société mondaine, de nature essentiellement
artificielle, a trouvé son expression dans une série de voca-
bles et des tournures factices, qui, après avoir vu le jour
dans les journaux, ont trouvé leur refuge dans les produc-
tions de la littérature mondaine. Pour la plupart éphémères,
ces « parcelles fugaces de la vie parisienne », comme les ap-
1. Journal des Goncourt, t. VI, p. 217. Voir Max Fuchs, Lexique du Journal
des Goncourt, Paris, 1911.
2. Dans la Revue des Revues de 1889, t. I, p. 465 à 481.
3. Ibidem, t. I, p. 477.
4. Ibidem, p. 481. Voir aussi, dans la dernière partie de notre travail, le
chapitre consacré à l'Argot mondain.
23 INTRODUCTION
pelle joliment M. Loliée, ttiènent ainsi une existence pure-
ment livresque.
Mais revenons à l'acception la plus commune du moi j^ari-
sianisme, celle de vocable particulier à Paris. D'Hautel nous
en a fourni un recueil abondant au début du xix" siècle et
nous en possédons dix. vingt autres pour la fin du siècle ;
mais pour connaître les vocables antérieurs à son époque, il
faut glaner dans les nombreux dictionnaires ^ qui se sont suc-
cédé depuis Cotgravc (1611) jusqu'au Dictionnaire de Tré-
voux (1771).
Le Dictionnaire de Riciielet, dans ses éditions de 1680
et 1728, nous offre la source principale, à côté de Fure-
tière (1690), Ménage (169i) et TrévouaG.
« Les grands Dictionnaires du xyii'- et du xviii'' siècle, re-
marque Gaston Paris % viennent bien souvent jCU aide à l'éty-
mologiste en lui apprenant l'histoire, le sens primitif, et dans
certains cas l'origine môme de beaucoup de mots ».
RicHEi.ET. — Champenois de naissance, Richelet vécut à
Paris une quarantaine d'années (1660-1608). 11 • a parfaite-
ment connu le bas-langage de la capitale et il cite souvent
des mots du « menu peuple de Paris » qu'il faut éviter :
Miclion. Mot du petit peuple de Paris ^ qui veut dire quelque peu
de bien (1727).
Paumer.. Ce mot est bas et du petit peuple de Paris. Il veut dire
souffleter '\
Piautre. Ce mot est offensant et de la lie du peuple de Paris qui
dit : envoyer quelqu'un au piautre, c'est-à-dire l'envoyer promener
d'une manière outrageante et injurieuse ^.
Rengaine. Ce mot est bas et du petit peuple de Paris. // a eu un
furieux rengaine, il a eu un refus fâcheux.
1. M. W. Heymann y a cueilli une récolte abondante. Voir son article
« Parisianismes chez les lexicographes du xvi" au xviii» siècles, » dans
la Zeitschrift fur neufranzosische Sprache, t. XXXV, 190^, p. 306 à 324.
2. Mélanges linguistiques, p. 513.
3. C'est un terme de l'Argot ancien : il figure déjà comme tel dans le Jar-
gon de U Argot reformé de 1628.
4. Dans le jargon, ce mot a pris de bonne heure le sens de « prendre, »
c'est-à-dire d'empoigner, sens encore vivace dans le bas-langage : t Y sont
facilement paumés, » Rosny, Rue, p. 302.
5. Oudin, 1640, donne : •« Envoyer au peautre, chasser une personne », pro-
prement l'envoyer coucher (anc. fr. peautre, grabat), ce qu'on exprimait plus
explicitement par envorjer au diable au peaultre. (dans VAnc. Tliéùtre, t. II,
p. 94). L'expression se lit encore dans Vadé {Pipe cassée, 11' chant).
PARISIÂNISMES 23
Rigri. Ce mot est un mot injurieux du petit peuple de Paris, a C'est
un rigri », c'est à dire une espèce de vilain et de ladre '.
Rognonner. Ce mot est du petit peuple de Paris pour dire gronder ^
Roupiller. Mot de Paris ' mais qui est bas et burlesque, pour dire
s'endormir immédiatement après le repas (-1727).
Trlugle. Terme de boucher de Paris. C'est une barre de bois qui
est au-dessus de l'étal de boucher et oi!i il y a des doux à crocliets
pour pendre la viande.
Troler. Mot burlesque du peuple de Paris. C'est se fatiguer à cou-
rir çà et là, et le plus souvent sans fruit (1727).
Traniran. Ce mot est du petit peuple de Paris et il signifie la ma-
nière ordinaire de faire une chose, de se gouverner en une chose.
Arrêtons-nous sur ce dernier terme. Oudin donne (1610) :
« Le traniran, le nœud de l'affaire ; il entend le trantran. il
n'est pas ignorant, il est fin ou habile. Vulgaire. » L'expres-
sion est tirée de la Comédie des Proverbes, acte II, se. IV :
« C'est que tu n'entends pas le trantran, car tu es maladroit. »
C'est uue onomatopée, exprimant le bruit que fait le mou-
lin lorsqu'on blute la farine. Rapellons ce refrain d'une an-
cienne chanson (citée par Hécart en 1834) :
Lon la la,
Liron fal,
En le sac et le blé,
En le tran tran Iran,
En l'argent du meunier.
FuRETiÈBE. — Le lexicographe et littérateur Antoine Fu-
retière (1620-lG88j était Parisien, ce qui rend ses remarques
d'autant plus précieuses.
La troisième édition de Furetière, donnée par Basnage
en 1727, est la mieux fournie en-parisianismes. Citons-en :
Brocanteur. Terjue en usage parmi les peintres et les curieux à
Paris. C'est celui qui achète et revend ou troque des tableaux, des
médailles et autres curiosités.
Gobé. MjDt bas et du peuple de Paris, C'est quelque chose de friand,
d'excellent à manger *.
1. Le mot remonte au XVI« siècle : « Enfans maip;res et regruuis, » Bou-
chet, Serées, t. II, p. 92. Gotgrgive donne : Regrouvi, affamé...
2. Terme encore vivace, donné à la fois par d'Hautel (1808) et par Desgran-
ges, 1821 : « Rognonner, pour murmurer, est un mot du peuple ».
3. Vieux mot de jargon, d'origine provinciale.
4. Cf. Dictionnaire de l'Académie de 1694 ; « Gobel, niorceau (jue l'on gobe.
Il est vieux ».
24 INTRODUCTION
Tanlin ou tanlinet. Terme populaire qui se dit pour signifier une
petite quantité de quelque chose. Le peuple le dit à Paris...
Ce dernier vocable, on l'a déjà vu, se rencontre sous la
plume du poète parisien Villon. ,
Ménage. — Le Dictionnaire étymologique de iMénag-e (1694)
donne également un certain nombre de parisianismes, à côté
de nombreux termes provinciaux, contributions précieuses
pour la connaissance du bas-langage du xyii*^ siècle :
Clique. Le petit peuple de Paris appelle ainsi une coterie, une so-
ciété. L'origine du mot ne m'est pas connue ^
Fiacre. On appelle ainsi, depuis quelques années (1650), un carrosse
de louage, à cause de l'image S. Fiacre qui pend pour enseigne d'un
logis dans la rue Saint-.4ntoine, où on loue les carrosses.
Gigue. Vieux mot qui signifie cuisses. Nous disons en Anjou grande
gigue pour grande cuisse et on dit, en Normandie et à Paris, grande
gigue, d'une fille qui est maigre et qui est dispote, s'il m'est permis
d'user de ce mot (et gigue, fille qui a de grandes cuisses).
Goret, petit pourceau. A Paris on appelle goret le premier compa- -
gnon d'un cordonnier, lequel tient la place du maître "en son absence
à l'égard des autres compagnons.
Gripesou. On appelle ainsi à Paris ceux qui reçoivent les rentes
sur la ville pour les rentiers, parce que les rentiers leur donnent un
sou par livre.
Mion. En Anjou, on dit un petit mignon et à Paris on dit un petit
mton pour un petit garçon (V mignon).
Ce dernier terme est un vieux mot du jargon, encore usuel
dans le Berry : « Ces pauvres niions sont-ils gentils ! » (Jaubert).
Trévoux. — Le Dictionnaire de Trévoux qui, dans sa pre-
mière édition (1752), n'a été qu'une refonte de l'ouvrage de
Furetière, a utilisé, pour l'édition de 1771, les données pro-
vinciales de tous les lexiques antérieurs, auxquels il a ajouté
plusieurs centaines de provincialismes do son propre fonds.
Dans cet ensemble, à côté de la Normandie et de la Champa-
gne, Paris occupe une place d'honneur. En voici quelques
exemples :
1. Clique, substantif tiré du verbe cliquer, faire du bruit, désigne primiti-
vement toute assemblée bruyante : c'est le pendant de claque, groupe d'ap-
plaudisseurs dans un théâtre.
2. (lï. Furetière. éd. 1727 : « Gigue. Fille gaye et enjouée qui saute, qui
gambade. On dit à Paris et en Normandie une grande gigue, c'est-à-dire une
fille grande, maigre et alerte. On s'en sert aussi, en badinant et au pluriel.
pour signifier des jambes : il a de grandes gigues. Il est bas ».
PARISIANISMES
25
Gobille. Nom d'un jeu et d'une petite boule avec laquelle on joue
ce jeu. La canelte (;>t un jeu invi. en usage en Brilagn ■ ol en Anj'»ii...
La rimette s 'apjielle à Paris >j(>bil/e ' (v" canette).
Guinguette. Petit vin, vin t'aihle qui n'a point de force... C'est ap-
paremment de ce nom qu'on appelle à Paris les petits cabarets des
environs de Paris, où le peuple et les artisans vont se divertir, sur-
tout les jours de fêtes.
Itipper. Terme usité dans les douanes et sur les ports des rivières,
particulièrement à Paris. Il signifie faire couler, à force de bras, sur
les brancards d'un baquet, les balles, caisses ou tonnes de marchan-
dises, pour les charger plus facilement.
Comme on le voit, ces rcnseig'nements puisés chez les lexi-
cographes d,u passé ne manquent pas d'intérêt. Us échurent
et complètent utilement des faits qui (jnt pour la plupart sur-
vécu, soit dans le bas-langage parisien, soit dans les parlers
provinciaux de nos jours. A partir de la seconde moitié du
XIX'' siècle, ce sont des recueils spéciaux ^ qui nous rensei-
gnent abondamment sur les parisianismes de la période qui
forme l'objet de nos études.
1. Le mot est encore usuel dans le Lyonnais : a Gobille, jouet d'enfant fait
de pierre ou de marbre en forme de boule. On l'appelle bille à Paris », Molard,
1811.
2. Voir l'Appendice A : Dictionnaires de l'Argot parisien.
IIJ
LOCUTIONS VICIEUSES.
Depuis le xvui'' siècle jusque tout près de nous, il a paru,
sous le titre de Locutions vicieuses^ nombre d'ouvrages ou
d'opuscules destinés à corriger, soit do prétendues fautes de
prononciation particulières au peuple, soit ce que leurs au-
teurs appelaient des barbarismes^ c'est-à-dire des ternies
vulgaires inconnus au Dictionnaire de l'Académie.
Ces divergences orthoépiques ou lexicologiqucs accusent
souvent une haute antiquité; souvent aussi elles représentent,
plus fidèlement que les formes correspondantes de la langue
écrite, la tradition linguistique. Mais le zèle de ces gram-
mairiens et puris^tes (les deux sont d'ordinaire inséparables)
allait de pair avec l'ignorance du passé de la langue, insuf-
fisance d'autant plus excusable que les connaissance's philo-
logiques, peu communes à leur époque, étaient difficilement
accessibles à d'humbles instituteurs.
Notons cependant que, dès le xvi^ siècle, le philosophe-
grammairien Pierre de la Ramée (appelé généralement Ra-
mus) avait déjà fait entendre la voix de la raison en matière
de langage et protesté contre les procédés abusifs des gram-
mairiens réformateurs. A propos de la graphie qui doit être
une représentation exacte de la « prolation populaire », il
écrit ceci dans sa Grammaire de 1572 (p. 30) : « Le peuple
est souverain seigneur de sa langue, et la tient comme un
fief de franc alleu, et n'en doit recognoissance à aucun sei-
gneur. L'escole de ceste doctrine [à savoir des grammairiens
qui prétendent refaire et réglementer la langue] n'est point.
es auditoires des professeurs Hebrieux, Grecs et Latins eoa
rUniversité de Paris, comme pensent ces beaux ctymologi-
seurs; elle est au Louvre, au Palais, aux Halles, en Grève, à
la place Maubert... ^ »
1. On lit dans les Scalif/erana, 1667, p. 6, à propos de Catherine do Médi-
cis : « La Royne mère parloit aussi bien son ^o//".? parisien qu'une revendeuse
à la place Maubert, et l'on n'eust point dit qu'elle estoit Italienne ».
LOCUTIONS VICIEUSES 27
Les recueils didactiques do Locutions vicieuses, malgré
leurs exagérations, ne sont pas sans intérêt pour notre sujet
et, comme ils appartiennent pour la plupart au xix'' siècle, ils
nous ont souvent fourni des indications utiles sur l'expansion
des termes vulgaires, objet de leur réprobation. Comme ils
ne tenaient aucun compte de la vie et du mouvement de la
langue, leurs protestations réitérées restèrent naturellement
sans eti'et. La plupart des vocables qui excitaient leur indi-
gnation ou leur verve sont aujourd'hui courants, et plusieurs
ont passé ou sont en train de passer dans le Dictionnaire de
l'Académie. C'est là d'ailleurs une évolution naturelle que la
langue a subie à toutes les époques, mais jamais peut être
d'une manière aussi frappante qu'à la nôtre.
M. Charles Bally a fait récemment ressortir en termes heu-
reux cette antinomie traditionnelle entre la langue écrite et
le parler familier, ainsi que l'illusion des grammairiens à
considérer la première comme uniquement légitime et digne
de leur intérêt: « Il vaudrait la peine de montrer à quels excès
et à quelles erreurs a conduit cette fausse concepti(jn d'une
langue classique. C'est d'abord le fétichisme de la langue écrite,
accompagné, bien entendu, d'un mépris souverain de la langue
parlée, qualifiée de vulgaire, et qui est pourtant la seule vé-
ritable, parce que la seule originelle. C'est la superstition d'une
langue classique immuable, proposée comme modèle à toute
la postérité; enfin l'action néfaste du purisme, qui veille ja-
lousement sur ce palladium et frappe d'interdiction toute
forme nouvelle qui s'écarte de la correction. Nul effort cepen-
dant ne parvient à arrêter le mouvement irrésistible de la
poussée vitale et sociale qui détermine l'évolution du langage.
L'idiome vulgaire et parlé continue sa marche, d'autant plus
sûre qu'elle est souterraine, il coule comme une eau vive
sous la glace rigide de la langue écrite et conventionnelle,
puis un beau jour la glace craque, le flot tumultueux de la
langue populaire envahit la surface immobile et y amène de
nouveau la vie et le mouvement '. »
Les recueils de Locutions vicieuses ont pullulé, et presque
chaque département en a vu éclore un ou plusieurs. Le pre-
mier en date qui soit arrivé à notre connaissance porte ce li-
1. Le Langage et la vie, Paris, 1913, p. i^,
38 INTRODUCTION
Ire « Les Gasconism.es * corrigés, ouvrag-e utile à toutes les
personnes qui veulent parler et écrire correctement et princi-
palement aux jeunes gens, dont l'éducation n'est point encore
formée, par Desg-rouais, professeur au Collège Royale, Tou-
louse, 17(36. »
Une seconde édition parut en 1768, une autre en 1792, une
troisième en 18Ô1, une quatrième et dernière en 1819. L'ou-
vrage fut suivi par des recueils similaires jusqu'à nos jours '.
Une trentaine d'années après Desgrouais, Lyon eut son
grammairien : « Lyonoisismes ou Recueil d'expressions vi-
cieuses employées même quelquefois par nos meilleurs écri-
vains, auxquelles on a joint celles que la raison ou T usage a
consacrées, par Elienne Molard, instituleur, Lyon, 1792. »
Cet opuscule, successivement grossi dans les éditions u'té-
rioures de 1797, 180i, 1810 et 1813 ^ est l'ancêtre des recueils
autrement importants publiés de nos jours par Nizier de
Puilspelu ' (1903) et Ad. Vachet (1907).
Michel. — La Lorraine eut son recueil dès le début duxix'' siè-
cle, grâce au zèle de J.-F. Michel, directeur d'une école secon-
daire de Nancy : « Dictionnaire des expressions vicieuses
usitées dans un grand nombre de départements et notamment
dans la ci-devant province de Lorraine, accompagnées de leur
correction, d'après la V édition du Dictioimaire de l'Acailé-
mie, à l'usage de toutes les écoles, Paris, 1807. »
Tandis que les opuscules de ce genre gardent d'habitude
un caractère grammatical et orlhoépique plutôt que lexicolo-
gique, le petit livre de Michel s'occupe souvent « des termes
vicieux dont la signification assez arbitraire n'a pu toujours
être exactement saisie, » et nous avons tiré parti de ses re-
marques.
Voici d'ailleurs en quels termes il expose le but de son livre
(p. YI) : « Cet ouvrage tend à prémunir les jeunes gens et les
personnes de tout sexe et de toute condition contre les vices
1. Nous avons déjà cité le passage d'une lettre de Joseph Scaliger-, de 1584,
où figure pour la première fois le terme gasconisme.
2. Le dernier en date est intitulé : Gasconismes et choses de Gascogne par
L. Pépin, Paris, 1895.
3. Voir sur Molard et les grammairiens lyonnais à la fin du xviii" siècle,
l'étude de G. Latreille et L. Vignon, dans les Mélanges fSriinot, 1904, p 237 à
257.
4. Celui-ci utilisa, entre autres recueils de ce genre, un manuscrit de
N.-F. Gochard, du premier quart du xix* siècle.
LOCUTIONS VICIIÎUSES 29
ordinaires du langage... Tous y trouvcrijnt le moyen de se
corriger, en grande partie, dos fautes qui échappent en par-
lant, de n'apporter dans la société que des termes avoués par
le bon usage, et de s'exprimer, soit de vive vf)ix, soit en écri-
vant, de manière à ne pas s'attirer lés reproches qne l'on lait
à l'ignorance et le ridicule qui l'accompagne. »
Passons sur les publications similaires plus rapprochées de
nous et consacrées aux différentes provinces ', et arrêtons-
nous un instant sur celles qui concernent l'usage parisien et
qui nous intéressent de plus près. Malheureusement, ces réper-
toires — depuis celui de Blondin (1823) et le Dictionnaire ano-
nyme de 1835 jusiju'au tout récent recueil de l'abbé Vincent
(1910) — ne fournissent aucune donnée qui vaille, se répè-
tent les uns les autres et témoignent tous de la même inin-
telligence des faits linguisli<jues -.
Desgrant.es. — Pour faire ressortir la nature spéciale de ce
genre de publications et en caractériser la tendance puriste,
qui tient exclusivement compte de la langue littéraire ^ d'une
époque donnée, en faisant complète abstraction de l'évolution
sociale et des transformations linguistiques qui l'accompa-
gnent, nous allons choisir le moins insipide de ces opuscu-
les, celui du révérend Père J.-G.-L.-P. Dcsgranges, jésuite,
portant ce titre significatif : « Petit Dictionnaire da peuple à
V usage des quatre cinquièmes de la France, contenant un
aperçu comique et critique des trivialités, Ijcilourdises. mots
tronqués et expressions vicieuses des gens de Paris et des
provinces.. , Paris, 1821 ».
C'est le recueil le moins connu, mais à coup sûr le plus in-
téressant du genre. Il offre nombre de remarques utiles, cu-
rieuses et instructives, présentées sous une forme plus ou
moins burlesque, mais toujours piquante.
i. Nous citerons, aux Sourcos, celles qui nous ont rendu des services.
-. J'.-N. Blondin, Manuel de la pureté du Uinr/aç/e ou Recueil alphabétique du
corrif/é des barbarismes et des iiéulugismes, des locutions vicieuses et des locutions
impropres, Paris, 18:23.
Dictionnaire critique et raisonmi du lauf/age vicieux ou. réputé videur... par un
ancien professeur, Paris, 1835.
Abbé Glém. Vincent, Le Péril de la langue française. Dictionnaire raisonné
des principales locutions et prononciations viciemes et des principaux néologismes,
Paris, 1910.
3. Telle qu'elle est reflétée dans le Dictionnaire de V Académie. Cf. Desgran-
pres, v° La desserre: « C'est ainsi qu'on ap[ieile la débâcle de la Loire; or,
desserre n'est français qu'en province, et où l'on n'a ni académie ni diction-
naire ».
30 INTRODUCTION
Non pas que son auteur témoigne de plus d'intelligence que
ses prédécesseurs, mais il sait donner à son exposé une verve,
une bonne humeur qui mérite Tindulgence : « C'est en rappe-
lant à la masse, pour laquelle j'écris, ses fautes journalières,
que je prétends l'obliger à moins mal s'exprimer... Si, par
mon Dictionnaire, un de mes lecteurs s'en défait..., devenu
puriste sans s'en douter, il se rira de ses amis et de ses pro-
ches que je cherche à extirper. »
Le recueil renferme, dans sa première partie^ un « petit
Dictionnaire du peuple, » p. 9 à 93, avec cette remarq.ue : « Le
lecteur est prévenu que j'appellerai barbarismes tous les mots
qui ne sont pas français »; et, dans sa seconde partie, p. 94
à 162, une liste de «Plirases vicieuses, balourdises principales,
sans raison ni sens, classées autant que possible par ordre
alphabétique. »
On y rencontre certaines données qu'on n'est pas habitué
de lire sous la plume de ses congénères.
Argot des boulevards :
Raffalé. Grand mot des boulevards ;]€ suis va /f aie, pour il ne me
reste rien, n'est pas français.
Ce terme expressif, qui manque aux dictionnaires jusqu'à
Bescherelle (1845). se rencontre, au début du xix" siècle dans
un écrit posthume du peintre-graveur Ambroise Louis Garne-
ray. Mes Pontons (1861), çh. 11, dont la scène remonte à 1806 :
« Je vais te mener voir le quartier des rafales; connais-tu ça.
toi, les rafales ? Comme ce mot, originaire des pontons,
n'avait pas encore pris son essor et fait son entrée dans le
Jiionde, il m'était complètement inconnu... Avant tout. Ber-
taut, pourrais tu m'expliquer d'où vient ce mot de rafale'^ —
Pardi, c'est pas malin à deviner. Est ce qu'en terme de ma-
rine, rafaler ou affaler ne signifie pas descendre quelque
chose, se trouver sous le vent ? Eh bien I un rafale est un
garçon qui est en bas, qui est sous le vent de sa bouée. »
Argot des chillonniers :
Guinche, veut dire guinguette, (juiiirher est proche parent de bas-
triiKjuer. J'engage ceux qui ne veulent point prendre le genre d'éviter
d'employer toute celte famille de mots et de la rejeter sur le tas
d'ordures d'où les chin'onniers ont voulu les retirer, c'est à eux seuls
qu'appartient de guincher.
LOCUTIONS VICIEUSES 31
Pimillons, argent — i\ous n'avons plus de picaUlons — est un
mot de négociant au^crocliet '.
Argot des faubourgs :
Arsouille et s'arsouiUer sont des mots sublimes. Je conseille de les
adopter et surtout de prendre l'air qu'ils indiquent, peut-être à l'instar
des faubouriens. A propos des faubouriens, voilà un mot (c'est-à-dire
faubourien) qui n'est pas non plus à dédaigner; on le souffre déjà
sur le théâtre, à rien ne tienne qu'il s'introduise dans les salons.
Ecorner, il a Pair de m'écorner, en langage d'arsouille, veut dire
blâmer. C'est du français de la mère Radis -.
Enrhumer, ennuyer. C'est du verbiage des faubouriens.
Gober, le camarade la gobe. La charmante expression pour expri-
mer être dupe, être attrapé, n'est bon que sur les bancs de nos
Ramponneauxdes barrières ; en rentrant dans Paris, il faut l'oublier.
Juguler. Cela me jugule, disent trivialement les gens, à bon droit,
nommés arsouilles.
Argot des troupiers :
Bastringuer, aller au bastringue. Voilà du français de la Râpée ou
de la Courtille. Ces mots doivent la naissance à nos soldats.
Briquet, petit sabre, est un mot de soldat.
Péquin, pour bourgeois. Rarbarisme. C'est un mot de la soldates-
que. •
Platine pour langue. Rarbarisme. Quelle platine il a! C'est une
phrase de soldat ^.
Vanner, en jargon du Cadet et du Fanfan, veut dire s'enfuir '•.
-Emprunts provinciau.Y :
Charabia. C'est ainsi qu'on appelle les iVuvergnats ou bien le jar-
gon qu'ils parlent entre eux; mais charabia est du français des portes
de Paris.
Pétra, pour paysan. Rarbarisme. C'est du charabia Orléanais ^. -
Bapin, lionr va pineur. Barbarisme usité à Orléansparmi les gamins.
Ce dernier mot est devenu le sobriquet de l'apprenti pein-
1. Ce nom méridional se lit déjà dans un écrit poissard de 1750 (v» Dict.
général).
2. Nom d'une gargotière de la Villette.
3. D'Hautel se borne à dire : « Plalme, pour dire une bonne langue, une
voix forte, un gosier rustique. Ha une bonne plaline, se dit d'un grand babil-
lard... d'un crieur public qui fait de grands efforts de voix ».
4. Dans le Bas-Maine, se vanner signifie s'agiter dans l'eau ou dans la
poussière, en parlant des animaux et spécialement des oiseaux qui battent
l'eau avec leurs ailes (Dottin).
0. Cf. Molard, 18H : « Pétra, homme grossier et ignorant. C'est un pétra.
Je crois que ce mot peut être remplacé par ceux de rustre ou manant ».
32 INTRODUCTION
tre : j^apin, induit de rapiner, si^iiilie à la fois avare (Lyon)
et vaurien (Normandie).
Ces indications, on le voit, ne manquent pas d'intérêt, aussi
bien pour fixer la date d'introduction de termes alors nouveaux
que pour indiquer les milieux spéciaux où l'on s'en servait.
Que l'auteur manque de sens pour tout ce qui concerne
l'histoire de la langue, rien d'étonnant pour l'époque. Voici,
selon lui, deux « barbarismes ».. dont l'un et l'autre remon-
tent cependant à Rabelais:
Coronel, pour colonel. Ce mot de coronel est peut-être français à
Strasbourg; mais à Paris, c'est un dialecte soldatesque.
Gargamelle, pour gosier, est un barljarisme des plus grossiers.
Deux autres archaïsmes sont également condamnés par ce
censeur rigoureux :
Du pain cVamonition. J'engage nos lecteurs à dire pain de munition,
c'est un peu plus français ^
Arusmélique, pour arithmélique, est une faute grossière.
Litlré remarque à propos du premier : « Le peuple dit d'or-
dinaire amonition, c'est un archaïsme: anuuiitioii se trouve
dans Carloix et dans Paré ». Quant au deuxième, il rerjionte^
encore plus haut: l'ancienne langue ne connaît qu'arisméti-
que, qu'on lit dans Brunetto Latini, dans le Roman de la Rose
et dans Oresmc.M. Jerosme Dubois, « pécheux du Gros-Cail-
lou », écrivant à mameselle Nanette Dubut, « blanchis-
seuse de linge fin », au sujet de Cadet Hustache, le déclare :
« C'est un fignoleux, mais y fait trop le fendant, à cause qu'il
a du bec, et qui fait la rusinëtiguc comme un abbé... " »
Certes, on ne saurait reprocher à notre grammairien d'igno-
rer en 1824 ces témoignages liistoriques ; néanmoins, ce qui
ne laisse pas de surprendre, c'est sa totale inintelligence du
cùlé métaphorique ou rhétorique du langage.
On sait que le vulgaire affectionne les images grossières,
les comparaisons banales : il assimile, par exemple, la ron-
1. Cf. d'IIautel : « Pain de munilion. Le peuple dit habituelloment et par
corruption pain d'amimilion, j et Dictionnaire de locutions vicieuses de 1835 :
« Manger du pain dhimonilion... Ce barliarisinc est fort en iisîige parmi les
iiiilit;iiros ». Il l'était déjà au xviii» siécU', et Vadé, dans sa |ièoe dt s Raco-
leurs (ITo'ij, fait <iiri^ an sddat La Haniée, ^r, xvi : « Vous .ravcz \>ti\.i \v iniui
d'utnonUion que je mangeons en campagne... »
2. Vadé, Lettres de la Grenouillère, dans Œuvres, p. 80.
LOCUTIONS VICIEUSES 33
deur d'une tête à" celle d'une boule, et donne volontiers à
l'imbécile des noms de cucurbitacées, tels que melon, corni-
chon, etc. Le sens de ces métaphores populaires échappe tota-
lement à Desgrang-es :
Boule, Vamour lui a tourné la boule (p. 102). Ici boule veut dire
tête. A rien ne tienne que par controverse on n'appelle un jeu de
boules nx\ jeu de têtes; alors les joueurs auraient des boules sur le
cou, et feraient rouler leurs têtes pour abattre des quilles.
Cornichon, pris pour imbécile, n'est pas français. Un père qui trai-
terait son fils de cornichon, se ferait passer peut-être dans la famille
des concombres ; à rien ne tienne qu'il ait épousé une citrouille.
On conçoit aisément, que l'auteur ignore une expression
comme cracher, au sens de payer à regret, dont l'origine
remonte au xvi'' siècle:
Je lui ferai cracher de l'argent. Si le hasard voulait qu'un homme
pût cracher de l'argent, je lui prêterais volontiers mon mouchoir...
Ou encore celle de croquer le marmot, pour attendre, dont
on n'a pas encore donné une explication satisfaisante :
J'ai croqué le marmot pendant une heure. Il n'y a qu'un ogre qui
croque le marmot, encore est-ce un être imaginaire. Tout autre ma-
nière de l'entendre est une balourdise...
Mais comment ne pas être frappé du défaut de raison dont
témoignent des plaisanteries comme les suivantes:
T'as joliment le fil. Quel fil ! Je l'ignore. C'est encore de l'esprit à
la Fanfan. Ce n'est cependant pas un fil bien désirable, puisque les
Normands ont le fil qui conduit à la potence.
Avoir lefll, c'est avoir l'esprit fin, tranchant, semblable au
couteau qui a le fil ; c'est une image très ancienne, tirée de
la coutellerie: « Avoir la langue bien afjilée », est du xii" siè-
cle et répond au « caquet bien affilé » qu'on lit dans Molière.
Avoir du fil se trouve chez d'Hautel (1808), accompagné de
cette explication : « Etre fin, adroit et audacieux. Cet homme
a un bon fil, un fameux fil, se dit d'un homme rusé, d'un fin
matois... »
Nous sommes flambés. Vous croyez que les pauvres gens qui par-
lent ainsi sont brûlés, rien de cela. On se sert de ce mot sans rime
ni raison; et c'est par l'adoption de pareilles expressions que les
étrangers sont réduits à ne pas comprendre le bas-peuple.
3
34 INTRODUCTION
Flambé, pour perdu sans ressource, ruiné complètement,
est une métaphore qu'on trouve déjà citée dans Oudin (1640):
c'est un terme de joueur ou tricheur, synonyme de cuit, frit,
etc., images tirées de la cuisine pour exprimer une perte to-
tale et irréparable.
Tout plein de talents. Tout 'plein quoi ? Est-ce plein une bouteille ?
Ce tout plein là est une balourdise.
Voici pourtant ce qu'en dit Vaugelas : « Tout plei(i, pour
beaucoup, est fort bonne façon de parler... usitée à la Court
et des bons auteurs »,
En somme, notre auteur partage les faiblesses et les illu-
sions de tous les puristes qui prennent l'horizon borné de
leur visi(tn pour les limites mêmes de l'univers. Le sens de
toute innovation lexique leur échappe et, faute de la com-
prendre, ils la condamnent ou s'en moquent.
En dépit de ces lacunes, le livre du Père Desgranges n'en
reste pas moins la production la plus utile de toute cette litté-
rature didactique.
Derniers vestiges, — Cette critique des Locutions vicieuses
qui a duré près d'un siècle, a laissé partout des traces \. môme
dans les œuvres des lexicographes comme Bescherelle et Littré.
On ne lit pas sans surprise dans le Dictionnaire National
du premier des affirmations aussi risquées que celles-ci :
Embêter, Ce mot, quoique fort usité, est de la plus grande trivia-
lité. C'est un barbarisme qu'on devrait bien remplacer par le mot
liéhéle)', toutaussi expressif qa' embêter et plus régulièrement formé...
C'est là un simple écho du Père Desgranges : « Embêter
quelqu'un n'est pas français. Ne dites pas : Tu m'embêtes,
mais tu n-ihébètes, il m'hébèle^ ».
1. Une chanson comique de Baumaine et Blondelet — Les Locutions vicieuses,
grammaire du jour — fut débitée vers 1873 par Perrin à l'Eldorado ; et l'Al-
manadi Hachelle pour 1890 donne un recueil de 300 expressions vicieuses,
sous le titre : « Tâchons de parler français », avec les rubriques tradition-
nelles : « Ne dites pas... mais dites ».
En partant de ce dernier recueil, M. Rémy de Gourmont, dans son Est/iéti-
que de la langue française, p. 148 et suivantes, après en avoir analysé histo-
riquement un certain nombre — tels estatue, coiidor, flanquette, cinlième, etc. —
arrive à cette conclusion : i Le mauvais fran(;.ais du peuple est toujours du
français et parfois du meilleur français (]ue celui des grammairiens ».
2. Ce terme se lit déjà chez d'Hautel (1808) : « Embêter, verbe populaire qui
signifie ennuyer, impatienter, obséder ; embêter quelqu'un signifie aussi le
cajoler, l'entraîner par des paroles séduisantes et trompeuses à faire ce que
l'on désire ».
LOCUTIONS VICIEUSES 35
Minable, misérable, qui fait pitié. C'est une mauvaise expression
sous tous les rapports, puisqu'elle ne tient à aucune racine française
ni étrangère qui en puisse faire comprendre le sens, et la rendre
claire.
Ici, encore, Bescherelle n'est que l'écho du Dictionnaire
des Locutions vicieuses de 1835 : « Minable. Nous repoussons
ce mot parce que nous ne le croyons réellement digne que
d'un langag-e minable. Nous ne l'avons jamais lu dans un ou-
vrage bien écrit, ni entendu dans la conversation des gens
bien élevés. En vérité, notre langue peut bien faire le sacri-
fice d'un terme de mépris pour la pauvreté; elle en a tant
d'autres à sa disposition ».
11 s'agit pourtant ici d'une métaphore assez transparente
tirée de l'art militaire: Minable, c'est à-dire ce qui peut-être
miné ou détruit, en parlant d'un rempart, sens technique re-
montant au xv*' siècle (v. Dictionnaire général); l'acception
figurée appartient au xix^ siècle et on la trouve mentionnée
pour la première fois dans le recueil de Michel de 1807:
« Minable, pour qui fait pitié: 11 a l'air h'xQW minable ». Le
terme fut en vogue dans le premier quart du xix'^ siècle.
Voici maintenant deux exemples tirés de Littré :
Bouffer. Le langage populaire confond bouffer avec ôa/rer... Mais
ce n'en est pas moins une locution rejetée par le bon usage.
Il ne s'agit nullement d'une confusion. Bâfrer ou briffer a
été remplacé par bouffer, tout simplement parce que ce der-
nier exprime l'action d'une manière plus expressive que les
deux autres. Tandis que Boiste se borne à noter en 1800 :
a Bouffer, expression populaire pour manger », les grammai-
riens s'empressent de le proclamer « barbarisme ^ ».
Ce verbe n'en remonte pas moins au xvi*' siècle :
S'il est vray, adieu le caresme,
Au concile qui se fera ;
Mais Rome tandis bouffera
Des chevreaux à la chardonette...
(Marot, Epiire XLIII)
1. Cf. Michel, 1807 : « Bouffe)', pour manger n'est pas français... » — D'Hau-
tel, 1808 : « Bouffer, enller ses joues. Dans le langage familier, bouffer signifie
manger gloutonnement... i — Molard, 1811 : « Bouffer, manger avec excès.
Ce mot n'est pas français. C'est une expression d'écolier. Dites : baffrer ».
— Desgranges, 1821 : t Bouffer. BarLarisme. Ne dites pas : Nous n'avons
rien à bouffer- v.
36 INTRODUCTION
et Rabelais emploie son dérivé déjà populaire à l'époque de la
Renaissance: «... quelques bribes, quelque boitffaùje, quelque
carreleure du ventre », 1. III, ch. XXIII.
Flageolet. Variété de haricots... Il serait raisonnable d'abandonner
ce barbarisme et de dire fageolet. Aucun des patois n'a cette / bar-
bare.
Cette assertion n'est pas tout à fait exacte: les patois du
Nord disent flajole au lieu de fajole ^ ; d'ailleurs, le savant
lexicographe s'est ici mépris sur-l'identilé de ces formes. Il
s'agit en effet de deux mots différents. Le dialectal /a//eo/ re-
flète seul le latin p/iaseolus, tandis que Jlageole ou Jlageolet
signifie tout bonnement « flûte », appellation facétieuse don-
née à cette variété de haricots, d'une digestion difficile, par
allusion au bruit des vents qu'ils occasionnent, au même titre
que les termes d'artilleur (dans le Loiret), de musicien et de
pétard, dans le langage populaire parisi-en ou provincial ^
Le mot n'est donc pas « une corruption de flageolet, qui
est un diminutif de fageol » (Littré), ni « une altération par
étyrnologie populaire de Jlageolet » {Dictionnaire général),
c'est simplement une appellation nouvelle, une saillie vul-
gaire.
Ces prétendus barbarismes se réduisent, on le voit, à des
applications métaphoriques des termes anciens de la langue,
ou à des renouvellements habituels dans l'histoire de son
lexique.
D'H.M'TEL. — Un caractère à part, mais rentrant quand
môme dans cet ordre d'idées, distingue l'œuvre de d'FIautel
que nous avons prise pour point de départ de notre travail. Elle
porte ce titre: « Dictionnaire du bas-langage, ou des manières
de [)arler usitées parmi le peuple; ouvrage dans lequel on a
réuni les expressions proverbiales, figurées et triviales; les
sobriquets, termes ironiques et facétieux; les barbarismes,
solécismes; et généralement les locutions basses et vicieuses
que l'on doit bannir de la bonne conversation. Paris, d'IIau-
tcl, 1808 3 ».
D'IIantel, dont le nom ne figure qu'à titre d'éditeur de l'ou-
1. I{oUand, Flore popidah-e, t. JV, p. I7l,
2. Ibidem.
•i. Le Diclionnaire du 7nauvais lannar/e de J..P. Rolland (Lyon, 1813) est un
simple décalque de celui de d'Hautel.
L-ÔCUTIONS VICIEUSES 37
vrage, en est en môme temps l'auleur. C'est un homme ins-
truit et intelligent. Il partage au fond les tendances puristes
de ses prédécesseurs. Son but n'est nullement de pénétrer
l'esprit du langage populaire^ mais (nous dit-il dans sa pré-
face) « de signaler avec sévérité ces locutions basses et vicieu-
ses, ces barbarismes nombreux, qui, sous lé titrée^' expressions
familières, se glissent journellement dans la conversation; et
de livrer au ridicule ces néologismes bizarres et de mauvais
goût, ces termes impropres dont un usage pernicieux semble
depuis quelque temps tolérer l'abus ».
Malgré ce caractère tendancieux, l'ouvrage est précieux
et original : rien ou presque rien n'est emprunté au Diction-
naire de Boiste, la publication la plus complète en ce genre
parue en 1800. D'Hautel a puisé à la source : « C'est au mi-
lieu du peuple môme, ou pour mieux dire dans les différentes
classes de la société, que l'on a recueilli les matériaux de cet
ouvrage; et pour le rendre aussi complet que possible, on s'est
aidé de tout ce que les dictionnaires français, tant anciens
que modernes, pouvaient fournir sur ce sujet ».
Cette dernière remarque nous indique la réserve a;vec la-
quelle il faut l'utiliser. Nous sommes d'ailleurs à même, grâce
aux travaux antérieurs, de discerner, les matériaux originaux
des rares emprunts faits par notre auteur.
Bataclan. Mot baroque et fait à plaisir qui signifie ustensiles, ins-
truments, outils nécessaires à la préparation, à la confection d'un
ouvrage quelconque. Il a emporté le bataclan, pour dire tous ses ou-
tils, tous ses effets.
Mot du début du xix" siècle ^ de formation vulgaire (cf.
Picardie, pataclan, bruit d'un corps qui tombe) et désignant
des meubles qu'on remue avec fracas, d'où la notion usuelle
d'attirail encombrant: la forme parallèle pa?ac/an est usuelle
à Reims (seule connue), en Provence (à côté de bataclan), etc.
Bonis. Terme bas et de mépris : cloaque, maison de débauche et
de prostitution où les honnêtes gens se gardent bien d'entrer.
Le mot est aujourd'hui usuel tant sous cette forme, que
sous celle redoublée de bouis-bouis, cette dernière désignant
tout particulièrement un tbéatricule de bas-étage ainsi que
1. Cf. Michel, 1807 : « Bataclan n'est pas français. Ne dites pas : voilà tout
le balaclun par terre, pour : Voilà tout par terre, quel fracas ! »
38 ■ INTRODUCTION
les marionettcs qu'on y jouait (v. Littré, SuppL). Mot d'ail-
leurs d'origine provinciale: Bonis désig"ne, dans le Jura, un
taudis, et, dans la Bresse, un petit bâtiment où on loge les
oies et les canards.
Débiner, décroître, aller en décadence, perdre sa fortune, son em-
ploi, ses ressources, se laisser aller en guenilles: il est tout débiné,
pour dire : il a un habit tout déguenillé, il est dans la pénurie, dans
le besoin. — Débine. Mot fait à plaisir et qui signifie délabrement,
déchéance, misère, pauvreté : être dans la débine, être déchu de sa
condition, être déguenillé, réduit à une extrême indigence.
Cette explication prolixe revient à dire que débiner signifie
tomber dans la misère et débine, ruine, misère K Ce n'est
pas non plus « un mot fait à plaisir », mais un.e métaphore
empruntée aux opérations viticoles : débiner la vigne, c'est
la labourer une seconde fois pour en détruire les mauvaises
herbes. Le vulgaire en a tiré des images de dépérissement et
de ruine, physique ou morale ; de là :
1° S'affaiblir, se sentir malade (wallon : perdre ses forces);
2° Déchoir, d'où débine, misère, gêne (mot passé dans le
Dictionnaire de l'Académie de 1878);
3° S'en aller, se sauver: « Patron, ye débine... », Méténier,
Lutte, p. 252.
Espèce... Terme de mépris dont les gens de qualité se servent
pour désigner un homme de basse extraction, un sot, un imbécile.
On joint souvent ce mot à un substantif et l'on dit une espèce d'homme,
pour un fort petit honrnie ; une espèce d'auteur, pour un mauvais
auteur.
Plxplication intéressante qui nous éclaire sur le curieux dé-
veloppement de ce terme : on a dit tout d'abord espèce de sot,
d'imbécile, etc., et comme le mot était suivi d'épithètes tou-
jours injurieuses, il a fini par devenir lui-même une injure:
espèce de...
Giries, forces, tours de bateleurs ; signifie aussi grimaces, douleurs
feintes et hypocrites.
C'est la dernière acception qui l'a emporté, aujourd'hui,
1. Cf. Dictionnaire des locutions virienses de 1833 : t Cet homme est dans la
débine, dans l'indigence. Le mot appartient au parois de Paris qui l'aura
conquis probablement sur l'argol. Il est de si mauvais goût que toute per-
sonne (jui a un peu d'usage ne s'en* sert jamais. Le principal tort de débine
est de ne rien signifliir de plus que d'autres mots que nous avons déjà, et
ce tort-là est inlinimont sérieux en grammaire ».
LOCUTIONS VICIEUSES 30
dans le bas langage parisien et provincial * : « En voilà des
glries! ». Zola, Assommoir, p. 176. — Bruant, Rue, t. I, p. 33 :
« C'est des giries, c'est des magnières... »
Mais le sens, donné en premier lieu, par d'IIautel, est pré-
cieux et nous met sur la trace de l'origine du mot. Son point
de départ est la Normandie, où girie a encore conservé, outre
le sens général de « grimace », celui de « farce, mauvaise
plaisanterie », à côté de girot, niais, l'un et l'autre dérivant
de Gire, forme normandè'.de Gille, un des types de la comédie
bouiionne (Saint-Gire, pour Saint-Gile, est attesté en Nor-
mandie dès le xii** siècle, dans la vie de ce saint). Girie est
donc primitivement une farce, un tour de Gille, tantôt niais
et poltron (cf. le normand girot, sot) et tantôt dégourdi, rail-
leur, insouciant. Le mot représente un souvenir des ancien-
nes farces provinciales.
On le voit, ce Dictionnaire de d'Hautel est, de toutes nos
sources, l'ouvrage le plus riche, le plus sûr, le plus original.
C'est une. véritable bonne fortune que de rencontrer, au début
même de notre exploration, un guide aussi expérimenté et
aussi consciencieux.
Remarquons pourtant que si, en théorie, nos grammairiens-
puristes avaient tort, en pratique ils étaient parfaitement
dans leur rôle d'opposer une digue à l'envahissement du néo-
logisme qu'ils ont souvent confondu avec l'archaïsme et le
provincialisme. Le temps s'est d'ailleurs chargé de remettre
les choses en l'état : la plupart des termes censurés sont
aujourd'hui courants et leur fréquence est en raison inverse
des protestations qu'ils avaient soulevées.
Sainte-Beuve, dans un article remarquable sur Vaugelas
(écrit en 1863) a parfaitement saisi les différences profondes
entre les tendances puristes du passé et les exigences amtre-
ment larges à notre époque en matière linguistique, Déta- .
chons-en ce passage : « Le moment actuel est, à certains
égards, tout l'opposé de celui de Vaugelas. Alors tout tendait
à épurer et à polir : aujourd'hui tout semble aller en sens con-
traire, et un mouvement rapide d'intrusion se manifeste. Alors
tous les mauvais mots demandaient à sortir : aujourd'hui tous
1. Cf. Anjou, gi)'ie, mauvaise raison, mensonge, tromperie ; Berry : plain-
tes hypocrites, jérémiades ridicules ; Poitou : moquerie, hypocrisie ; Lan-
gres : « Il m'a, fait mourir de rire avec ses giries. Dites : avec ses grimaces »
(Mulson, 1822).
40 INTRODUCTION
les mots plébéiens., pratiques, techniques, aventuriers même,
crient à tue-tête et font violence pour entrer... Que de mots
qui ne sont plus précisément des intrus et qui ont leur emploi
légitime, au moins dans certains cas ! Je les vois se dresser
en foule, frapper à la porte du Dictionnaire de l'usage et vou-
loir en forcer l'entrée... Que l'Académie veuille y songer...
l'usage se modifie et varie chaque jour: ce n'est point par le
silence et l'omission qu'il convient de le traiter. 11 vit, il
existe; on ne l'élude pas. La fln de non recevoir, avec lui, a
bientôt son terme. En adoptant des noms nouveaux, en mul-
tipliant des synonymes nombreux, voyants, saillants, exces-
sifs, et en renchérissant à tout instant sur les anciens, l'usage
ne fait, en somme, que répondre à des besoins et à des capri-
ces, ce qu'il importe de distinguer à temps... et au profit de
tous ' ».
d. Nouveaux Lundis, t. VI, p. 394 et suiv.
IV
ARGOT ANCIEN ET MODERNE
Aussi loin qu'on puisse remonter dans le passé, c'est sous le
nom àe, jargon que nous connaissons le langag'e des malfai-
teurs, et cette appellation spéciale est encore vivace ; mais
dès la fin du xvii® siècle, le français commence également à
désigner le jargon par le mot d'argot, terme tiré du jargon
lui-même, mais profondément modifié quant au sens. De l'ac-
ception primordiale de corporation ou métier des voleurs,
argot finit par exprimer leur langue. Cette appellation, relati-
vement moderne, n'est autre que la prononciation vulgaire
d'ergot (de chapon), la « griffe » symbolisant le métier de
voleur. Son sens spécial de « langage des malfaiteurs » resta
en vigueur pendant tout le xviii® siècle et jusqu'au milieu
du xix** K
Nous avons suivi ailleurs, à l'aide des documents, la longue
histoire du jargon, depuis le milieu du xv^ siècle jusqu'à nos
jours. Bornons-nous à en relever ici deux résultats : le lan-
gage des malfaiteurs a tiré la substance de son lexique (son
seul côté original d'ailleurs) du bas-langage, tout en modi-
fiant le sens et parfois la forme de ses emprunts; réciproque-
ment, des termes de jargon ont franchi de temps à autre les
milieux criminels pour pénétrer dans le bas-langage (et de
là en littérature).
Ce qui distingue avant tout le jargon, c'est son carac-
tère essentiellement secret. Il resta tel, malgré des indiscré-
tions isolées, jusqu'au xix<^ siècle. C'est alors que Vidocq le
1. L'emploi indifférent des termes '.Jargon, argot et bas-langage a eu des
conséquences fâcheuses et a produit toutes sortes de confusions. Voir à cet
égard, notre article Jargon et bas-langage, Question de méthode, dans la Revue
de philologie française de 1914, ainsi que l'Appendice B : Argot et Bas-lan-
gage.
Pour plus de clarté, nous désignerons par ya/'^o« exclusivement la langue
des malfaiteurs, en réservant 1«js appellations argot et bas-langage (devenus
synonymes au milieu du xls.« siècle) pour le langage populaire parisien.
4 2 INTRODUCTION
mit en vog^iie par deux publications successives : les Mémoi-
res, en 1828. et lus Voleurs, en 1837. Les Mémoires, surtout,
eurent un long- retentissement, et les plus grands écrivains
de l'époque,, Victor-Hugo et Balzac — à côté d'Eugène Sue —
les mirent à contribution pour peindre les milieux criminels.
L'immense popularité do leurs œuvres ne laissa pas de dévoi-
ler un langage resté jusqu'alors fermé et accessible aux seuls
initiés.
En perdant son caractère secret, raison unique d'existence
pour toute langue spéciale, le jargon se fondit de plus en plus
dans le bas-langage parisien, et finit par en être absorbé.
L'argot moderne devint alors une autre appellation du bas-
langage.
Cette intrusion de plus en plus forte des éléments jargon-
nesques dans le langage populaire parisien, existant depuis
des siècles, est un fait linguistique de la plus haute impor-
tance. Lente et presque inaperçue dans la première moitié
du xix^ siècle, elle devint absorbante dans sa seconde moitié,
au point de modifier l'aspect général de son lexique.
Nous avons donné ailleurs le tableau d'ensemble de cette
Jnfluence du jargon sur le bas-langage parisien; rvos recher-
ches ultérieures, loin d'en diminuer la portée, pourraient en-
core l'enrichir de nouvelles données.
A ces emprunts de la dernière heure, qui n'ont pas manqué
aux siècles antérieurs, mais qui n'ont jamais atteint un tel
nombre ni une telle intensité, vinrent s'ajouter des éléments
tirés des langues spéciales d'autres groupements sociaux :
soldats, marins, ouvriers..., autant d'argots particuliers qui
sont venus se fondre dans le creuset du langage populaire.
« J'ouvre le Dictionnaire de l'Académie — lit-on en 1825 —
et j'y trouve la définition suivante du mot Argot: « Certain
langage des gueux et des filoux qui n'est intelligible qu'en-
tr'eux ». Combien de nos jours on a donné de l'extension à ce
mot! Il s'est élevé de l'espèce d'abjection qui le couvrait jus-
qu'aux professions honnêtes qui semblaient autrefois le pros-
crire. On ne peut pas dire qu'il se soit annobli entièrement,
mais on ne rougit plus de le prononcer, et il sert comme
point de ralliement pour des choses et des individus d'ailleurs
fort honorables » ^
\. G. Gillô, Ma Robe de diamhre ou Mes Tablettes, Paris, 182o, t. II, p. 111 à
m (chapitre iiititiilo « Arfj;ot »).
ARGOT ANCIEN ET MODERNE 43
« Argot, maintenant (nous dit à sun tour Vidocq en 1837)
est un terme générique destiné à exprimer tout jargon enté
sur la langue nationale, qui est propre à une corporation, à
une profession quelconque, à une certaine classe d'individus...
tels l'argot des soldats, des marins, des voleurs... ^ »
Ces différents langages étaient encore, à cette époque (1837),
indépendants les uns des autres, et leurs points do contact à
peine perceptibles. Au cours de quelques dizaines d'années,
tous ces argots se rapprochent, se mêlent et finissent par
s'absorber dans le langage populaire parisien, devenu l'or-
gane unique de toutes les classes, de tous les groupements
légalement constitués: soldats, marins, ouvriers; ou qui vi-
vent en marge de la société : apaches, vagabonds, tricheurs,
camelots et saltimbanques, filles et souteneurs ^
Un bon observateur le constate, déjà en 1867. non sans une
pointe dironie : « En France on parle peut-être français;
mais à Paris on parle argot, et un argot qui varie d'un quar-
tier à Tautre, d'une rue à l'autre, d'un étage à l'autre. Autant
de professions autant de jargons différents... ^ »
Les progrès constants de la démocratie le font même péné-
trer de plus en plus dans les hautes classes, lui ouvrent les
salons et l'introduisent sur les boulevards : « L'argot, c'est le
français de l'avenir », déclare en 1873 Clotilde, dans la Famille
Benoiton de Sardou, acte II, se. V.
Cette fusion dans la langue populaire des éléments linguis-
tiques les plus divers est -un fait accompli dans la scc(mde
moitié du xix" siècle : « Tous les argots — écrit Banville
en 1888 — celui des voleurs, celui des peintres, ceux des
marins, des soldats, ont été mis en commun. Et tous les pro-
vinciaux comme les Parisiens, depuis le vieux lascar jusqu'à
la jeune fille ingénue, parlent la même la,ngue composite...
Les classifications toutes faites ne serviraient plus à rien * ».
Avant Banville, Charles Nisard. qui a le premier étudié le
bas-langage parisien des xyii^'-xyiii" siècles, essentiellement
différent de celui de notre époque, déclare expressément :
1. Vidocq, Les Voleurs, 1837, v° arguche.
2. Nous nous en tiendrons à cette répartition qu'on peut justifier par des
raisons à la fois sociales et linguistiques. Voir, pour un point de vue diffé-
rent, le livre récent de M. Alfred Niceforo, Le Génie de l'Argot, Paris, 19J2.
3. Delvau, Dictionnaire de la langue verte, Paris, 1867, préface.
4. Dans le Figaro du 7 juillet 1888,
44 INTRODUCTION
« On ne parlera point ici de cet argot parisien, décoré du
nom de langue verte, et qui doit son origine au théâtre, aux
cafés, aux bals publics, aux prisons, aux journaux mêmes et
des mieux famés. Cet argot n'a pas et n'a jamais été, si ce
n'est à de très rares exceptions près, le vrai patois parisien,
encore qu'il tende de jour en jour à le devenir tout à fait * ».
En présence de cette profonde transformation du bas-lan-
gage et de sa force d'expansion, les grammairiens delà vieille
école demeurent saisis d'élonnement : « Je désirerais bien sa-
voir ce qui a contribué à répandre l'argot dans notre langue
au point où nous le voyons aujourd'hui? » Telle est la question
que formule un des rédacteurs du Courrier de Vaugelas, jour-
nal consacré à la propagation universelle de la langue fran-
çaise, en 187i.
Mais comme une pareille question dépasse l'horizon des
connaissances traditionnelles en matière de langue, elle reste
sans réponse ou plutôt elle aboutit à cette conclusion déso-
lante: « Que l'argot soit l'unique langage employé par les
voleurs entre eux et à peu près le seul qui se parle dans les
prisons et dans les bagnes, même parmi les employés et les
infirmiers, je n'y trouve rien à redire; mais quand je vois
ceux qui vivent dans la société honnête prendre plaisir, en
quelque sorte, à émailler leurs discours de vocables d'une
source aussi impure, je ne puis que m'en attrister profondé-
ment avec les gens de goût "- ».
Les gens de goût, hélas ! ont toujours méconnu les trans-
formations sociales et les innovations qu'elles entraînent dans
le vocabulaire. Gomme les puristes, qui vivent plutôt dans le
passé, le besoin de renouvellement linguistique leur échappe.
Ce mouvement de la langue est pourtant un des faits les plus
naturels dans l'évolution de chaque idiome, et il s'impose à
la fois par sa nécessité et par sa légitimité. Non seulement
les mots usés sont remplacés par des vocables plus frappants. -
mais la force créatrice de l'esprit national se manifeste à
chaque moment par de nouvelles images, par des tours plus
originaux de la pensée.
Certes, à aucune autre époque, cette création verbale n'a
été aussi intense, ni aussi féconde qu'à la nôtre. On en est
i. Etude sur le langaç/e parisie?}, Paris, 1872, p. 124.
2. Le Courrier de Vmajelas, V année, 1874, p. ioS.
ARGOT ANCIEN ET MODERNE 45
redevable à ce fait historique que des facteurs sociaux, qui
comptaient à peine dans le passé, ont de notre temps acquis
une importance exceptionnelle. La facilité toujours croissante
des moyens de communication, matériels et intellectuels, n'a'
pas peu contribué, à son tour, à amener ces résultats inat-
tendus.
En dépit des protestations réitérées, le vulgaire parisien de
nos jours s'est partout imposé: c'est en fait la seule langue
vivante, celle que parle la nation toute entière, celle qui ali-
mente aujourd'hui la chanson, le théâtre, le roman.
Cette influence universelle du bas-lang-age parisien a été
judicieusement mise en lumière par un universitaire dans un
discours, qui est un plaidoyer spirituel en faveur de l'argot :
« Par delà la pénétration réciproque des argots, s*aperçi)it
leur influence sur la langue générale. Qu'il faille en g'émir
ou s'en féliciter, Parg-ot est aujourd'hui partout. Les gens du
monde le parlent; les académiciens l'écrivent. Libre à M. Bru-
nelière de déplorer qu'on le laisse s'introduire ^ Ni lui, ni
vous, ni moi n'y pouvons rien; et le bisontin Ch. Nodier^ avait
répondu d'avance : « Il n'appartient à personne d'arrêter ir-
révocablement les limites d'une langue et de marquer le point
où il devient impossible de rien ajouter à ses richesses ^ ».
Dans son discours de réception à l'Académie française,
le 18 février 1909. Jean Richepin, le maître du verbe, a fait
l'apothéose de la langue populaire, de « ces mots admirables,
miraculeux, évocateurs, magiciens... du paysan, du soldat,
du mendiant, du vagabond, du goussepin... », et Edmond
Rostand, le poète délicieux, s'en est souvenu dans son Chante-
cler.
1. Llauteur fait ici allusion à l'article do Ferd. Brunetiére « De la défor-
mation de la langue pai' l'argot ■■>, paru dans la Revue des Deux Mondes
de 1881.
2. En tète de son Dictionnaire des Onomatopées, Paris, 1808.
3. Armand Weil, L'Argot dans l'Université'. Discours prononcé à la distri-
bution solennelle des prix au lycée de Besançon, Besançon, 1905, p. x.
V
ARGOT PARISIEN
Mélange du langage vulgaire avec les derniers vestiges du
jargon des malfaiteurs de la première moitié du xix** siècle,,
l'argot parisien a vu encore grossir son vocabulaire par les
contributions des langues spéciales — soldats, marins, ou-
vriers de toutes catégories — et surtout par des apports pro-
vinciaux. Ces derniers, très nombreux principalement dans
la seconde moitié du xix*^ siècle, ont été propagés dans |a ca-
pitale par le va-et-vient incessant des contingents militaires
et professionnels.
L'argot parisien ou le bas-langage de nos jours — on ne
saurait assez répéter leur identité foncière ^ — est ainsi
l'aboutissement des éléments linguistiques les plus divers :
leur amalgame graduel s'est opéré pendant plus d'un demi
siècle et leur fusion définitive, leur absorption, s'est elfecluée
en quelque sorte sous nos yeux.
Il n'y a en somme, aujourd'hui, qu'un seul argot, le langage
populaire parisien, lequel, certains termes techniques mis ,à
part, a englobé tous les autres. C'est lui qui est devenu, de
nos jours, l'organe du peuple tnut entier, du chemineau à
l'ouvrier, du soldat à la fille, du voyou au malfaiteur. Tous
ces groupements sociaux lui ont fourni leurs traits les plus
caractéristiques, leurs termes les plus pittoresques, leur tours
les plus frappanis. De là. une richesse et une originalité qui
contrastent singulièrement avec le vocabulaire de 1808, tel
qu'il est reflété dans le répertoire très complet de d'IIaulel.
Ce sont ces qualités qui ont fait sa fortune. Il a vu rapide-
ment s'étendre son domaine au-delà de la capitale et il a pé-
nétré en littérature par des voies multiples. Nous allons l'exa-
miner sous ce double aspect.
1 Voir rAiJpciiclicf B : Argot et Bus-langagu.
ARGOT PARISIEN 47
A. — Expansion.
Dans son mémorable discours sur les « Pariers de France»,
Gaston Paris a excellemment mis en relief la valeur prépon-
dérante de la langue de Paris et son action continue sur les
pariers provinciaux: « De bonne heure il s'est formé des cen-
tres d'influence qui ont assimilé autour d'eux les pariers de
la région voisine, en effaçarit de plus en plus les petites diffé-
rences qui auraient empêché de s'entendre. Le plus puissant
de ces centres a été naturellement Paris, où était le foyer
principal de la vie nationale ; il a constamment agi dès le
moyen-âge, il continue d'agir sans cesse: par les relations
devenues bien plus faciles et plus nécessaires, par l'école, par
le livre, par le journal, le français littéraire, qui est en somme
la langue de Paris maintenue autant que possible à un état
archaïque et perpétuellement accru dans son vocabulaire par
des emprunts faits au latin, au grec et à d'autres langues,
gagne chaque jour du terrain sur les anciens pariers locaux
et régionaux, réduits au rang de patois. C'est là un fait qu'on
peut regretter à certains points de vue, mais qui a d'immenses
avantages pour la civilisation et pour l'unité nationale ' ».
Cette influence de la capitale sur la province est encore plus
accusée de nos jours lorsqu'il s'agit du langage vulgaire de
Paris et de son rayonnement à travers la France et hors de
France.
Définitivement constitué vers 1850, l'argot parisien, grâce
à une facilité plus grande des moyens de communications,
franchit vite la capitale et se répand dans les provinces, où
il gagne de plus en plus do terrain. Les pariers provinciaux
s'en ressentent et lies glossaires spéciaux, par exemple le Dic-
tionnaire patois de la Bresse Loiihannaise et d'une partie de
la Bourgogne par L. Guillemaut (1894-) ou le Glossaire des pa-
tois et des pariers d'Anjou, par Verrier et Onillon (1908),
constatent tour à tour cette influence grandissante.
L'expansion du langage populaire parisien se fait d'ailleurs
sentir des le second quart du xix^ siècle. La IIP édition du
Dictionnaire du Rouchi^^ donnée en 183i par Hécart, est déjà
plein de parisianismes que l'auteur relève comme tels :
1. Mélanges linguistiques, p. 439,
2. Le Rouchi est le patois parlé principalement à Valenciennes ; ailleurs,
il 36 confond avec le Picard et le Wallon.
48 INTRODUCTION
Acre, aphérèse de sacré. On s'en sert à Paris d'où nos ouvriers ont
pu le rapporter.
Arsoule, homme de rien, homme méprisable. 3Iot introduit par
les ouvriers qui ont voyagé.
Boucan, tapage... On dit faire, un boucan sterlin, faire beaucoup de
bruit. Ce mot n'est pas rouchi.
Brûle-gueule. Ce terme populaire est en usage partout.
Fashionabte. Mot anglais qui équivaut à celui du petit-maître.
Nouvellement admis à Paris, et qui commence h gagner les dépar-
tements.
Grippe-Jésus... En France, ou donne ce nom aux gendarmes, et
surtout à Paris... On le donne assez généralement partout, depuis
qu'ils ont été chargés d'aller à la recherche des conscrits et de les
arrêter.
Minape, minable, qui a mauvaise mine, qui inspire la pitié... Au-
jourd'hui (1823), ce mot est à la mode; on s'en sert pourtant moins
actuellement (1831).
Peinturlurer, peindre quelque chose de plusieurs couleurs... est
devenu du style bouffon... C'est un mot populaire d'un usage général.
Saute ruisseau. Nom dérisoire qu'on donne aux laquais qui se mé-
connaissent (sec). Ce mot est venu d'ailleurs.
Grâce au prestige exercé par la capitale, l'argot parisien
se répandit môme en dehors de France, dans les pays où l'on
parle français.
Un Glossaire genevois, par Gaudy-Leforl, parut en 1820 ;
dans l'édition qu'Humbert en a donnée en 1852, le vocabu-
laire a été presque doublé en grande partie par l'apport de
termes parisiens : « L'ancien glossaire n'avait guère plus de
deux mille mots, le nouveau en compte plus de quatre mille. »
Dans une savante étude consacrée au langage populaire
suisse, M. Gustave Wissler nous apprend que ce parler ro-
mand fourmille d'argotismes parisiens : Arsouille y est fami-
lier à côté de biture (et biturer, boire copieusement) et go-
dailler ; bouJJ'er et boulotler, à côté de briffer; boucan et
bousin ; même schlinguer^ puer, parisianisme récent... *
Dans la Suisse romande, comme partout ailleurs, c'est le
service militaire qui a le plus contribué à faire pénétrer ces
vocables dans le langage familier. M. Léon Granger a fort bien
\. Dans les Rumanische Forschungen, t. XXVII, 1910, p. 690 à 8S1 : c "Das
schweizerische Volksfranzôsisch », une des premières études qui tiennent
compte des conditions à la fois sociales et psychologiques du sujet. Voir tout
spéci;ili'ment la IV« partie consacrée à la Lexicologie, et sur les emprunts
parisiens, les pages 731 et 837 et suiv
ARGOT PARISIEN 49
caractérisé l'influence considérable de ce fad^teur social sur
lequel nous reviendrons : « L'argot est. dans la vie du soldat
de la Suisse ïrançaise, le lang-ag-e courant, favori, celui qui
seul exprime véritablement les étals de l'âme, donne aux ob-
jets divers une nuance, une teinte, une valeur exceptionnelle...
Nos troupiers apportent avec eux toute la provision de mots
d'argot qu'ils connaissent et emploient dans la vie civile, et
ils y ajoutent ceux qui sont proprement d'origine militaire.
Certains soldats, aussi, venus de France, anciens légionnaires
pour la plupart, importent dans notre armée quantité de
mots d'argot qui ensuite passent dans l'usage familier *. »
Le langage populaire de la capitale s'est même fait sentir
par delà l'Océan, jusqu'au Nouveau Monde, dans les anciennes
colonies. Le parler populaire des Canadiens français renferme
des mots parisiens comme chiâler, pleurnicher (« expression
acadienne ») ; chic, bien fait ; avoir du chien, avoir une tour-
nure provoquante; épatant et épatrouillant , étonnant, etc. ^
M. Albert Dauzat a appelé à son tour l'attention sur cette
influence du français parisien, qui s'impose aux provinces à
la fois par le service militaire et par la presse : « Parmi tou-
tes les influences externes qui ont agi sur les patois, celle du
français est de beaucoup la plus considérable, puisque la lan-
gue de Paris menace de détruire à bref délai tous nos parlers
locaux. »
Cette action, particulièrement destructive sur les parlers
indigènes des bassins de la Seine et de la Loire, n'a pas épar-
gné non plus le Midi de la France, où la résistance fut plus
vive, par exemple en Auvergne : « A l'heure actuelle, dans
les patois les mieux conservés d'Auvergne — qui peuvent
compter parmi les plus indépendants — un bon tiers du voca-
bulaire est composé d'emprunts faits au français ^ »
B. — Production littéraire.
L'entrée de l'argot parisien en littérature est encore plus
significative. Au xviii'' siècle, à vrai dire, le bas-langage avait
1. Léon Oranger, « Le langage militaire de la Suisse française, » dans
Ans Leben tend Sprache der Schweizer Soldaten, zusammengestellt von Hanns
Bachtold, Bàle, 1916, p. 65 à 72.
2. N.-E. Donne, Le Parler populaire des Canadiens français, Qn/^bec, 1909.
3. A. Dauzat, Essai de méthodologie linguistique dans le domaine des langues et
des patois romans, Paris, 1906, p. 191, 124 et 196. La seconde partie de cette thèse,
consacrée à l'étude des patois, est particulièrement originale et suggestive.
4
50 .INTRODUCTION
alimenté pendant une cinquantaine d'années un genre litté-
raire ; mais le poissard, malgré quelques œuvres de mérite,
n'avait pas survécu à une vogue passagère. Il ne visait que cer-
tains groupements isolés — les harangères, les bateliers — dont
il cherchait à surprendre les manifestations extérieures, les
grimaces et les injures, plutôt que la langue proprement dite.
Tout autre est la tendance des œuvres d'inspiration po-
pulaire écrites de nos jours dans l'argot parisien. Celte ten-
dance est avant tout profondément sociale, embrassant des
collectivités et visant à en pénétrer la vie toute entière, avec
ses misères, ses faiblesses, ses espoirs et ses révoltes.
RiCHEPiN. — Le premier qui soit entré dans cette voie féconde,
l'initiateur de ce genre littéraire, fut Jean Richepin, le poète
de la Chanson des Gueux (1876). Si nous faisons abstraction
de quelques sonnets bigornes et de certaines réminiscences
littéraires, le futur académicien y emploie le langage vul-
gaire pour peindre la vie du mendiant, du vagabond, du
voyou, de tous ces amoureux de la vie libre dont « la cons-
cience est en loques comme le costume. »
L'auteur qui a vécu lui-même au milieu des nomades, se
fait fidèlement leur écho : « J'affirme hautement, déclare-t-il
en tète du Glossaire argotique qui clôt son livre, que tous les
sens présentés par ce glossaire sont rigoureusement exacts,
puisés à la bouche même des gens qui s'expriment en argot'
aussi naturellement que nous nous exprimons en français. »
Aussi la Chanson des Gueux est-elle devenue., par sa grande^
richesse verbale, une des sources les plus importantes de
l'argot de nos jours. Nous y avons largement puisé.
Dans sa longue et féconde carrière, M. Richepin est souvent
revenu aux humbles gens qui ont inspiré son premier hvre,
et nous a successivement donné Le Paye (1883), La Mer (1886)
et Truandante (1890). Jamais il n'a renié la profonde sympa-
thie qu'il a toujours portée au langage populaire. Il l'a affirmée
solennellement lors de son Discours de réception à l'Académie
française, le 18 février 1909. ^
Bruant. — Toute une génération de chansonniers a défilé
dans les cabarets artistiques de Montmartre, A coté de cou-
1. C'est-à-dire en bas-langage.
ARGOT PARISIEN 51
plets satiriques, Immoristiques et surtout politiques, la plainte
des miséreux y a parfois retenti en vers d'une sincérité plus
ou moins profonde ^ Parmi les chansoutiiers qui y débitèrent
leurs œuvres dans le langage populaire, dans Pargot parisien,
relevons parmi les plus insignes, Bruant et Jehan Rictus.
Aristide Bruant publia son premier recueil de chansons et
monologues en 1889, sous le titre : Dans la Rue; un autre,
paru en 1897, Sur la Route, en forme le complément. Bruant
est, après Richepin, le chantre des miséreux, des habitués de
l'assommoir et du pavé. Ses vers, habituellement d'une grande
simplicité, s'élèvent graduellement avec le sujet jusqu'à un
certain lyrisme. Sa langue, du meilleur aloi, est comme un
décalque du vulgaire parisien ^
• Jeh. Rictus. — Jehan Rictus, de son vrai nom Gabriel Randon^
n'est pas seulement chansonnier, il est aussi poète, parfois
grand poète. Son premier recueil. Les Soliloques du pau-
vre, 1897, son livre récent, Le Cœur populaire, 1914, ont ré-
vélé un chantre, à la fois artiste et prolétaire, dont l'inspira-
tion peut lutter avec celle de nos meilleurs lyriques. La poésie
contemporaine olfre peu de pièces comparables à son poème
du premier recueil. Le Revenant-, ni de plus poignant que la
prière, La Jasante de la Vieille, de son dernier livre. Celui-ci
s'ouvre par la pièce, Le Piège, et se ferme par cette autre,
Conseils, poèmes qui accusent des préoccupations nouvelles.
L'auteur des Doléances (1900) H des Cantilène du Malheur (i902)
s'y est assagi... Il a tempéré ses accents âpres et désabusés de
jadis par une commisération profonde et par un ardent désir
d'apostolat ^ La langue du poète, savoureuse et pittoresque,
est marquée au coin du génie populaire ; les trouvailles y
abondent, rnais aussi les mots crus et triviaux, qui gâtent
souvent de belles envolées. ^
PouLOT, — Passons maintenant à la prose; mais avant de
1. Léon de Bercy, Mûnlmartre et ses chansuns, poètes et chansonniers, Paris,
1902, et Bertrand Rjilleiivoye, Anthologie des poètes de Montmartre, Paris, 1909.
2. Voir en dernier lieu, sur Bruant, un brillant arlicle de Laurent Tail-
liade, dans son volume Platines et Marbres, Paris, 191.3.
3. Alpiionse Séché a consacré, à la poésie de Rictus, quelque pages excel-
lentes, dans son livre : Les Accents de la Satire dans la Poésie comtempuraine,
Paris, 1912. M.Léon Bloy, dans les Dernières Colonnes de l'Eglise (1902), avait
antérieurement écrit, sur le Revenant de notre poêle, une quarantaine de
pages, les plus enthousiastes qui soient sorties de la plume de cet âpre polé-
miste.
4. Voir Appendice G : Les mots crus et la langue populaire.
53 INTRODUCTION
parler (lu premier chef-d'œuvre qu'elle ait produit, il est juste
de mentionner tout d'aburd un ouvrage sans prétention, écrit
par un contremaître de Belleville, Denis Poulot, Il eut le pre-
mier ridée d'étudier de près l'ouvrier des usines et de publier
ses observations en 1870, sous le titre : Le Sublime ^ ou le
Travailleur.
Son enquête porte non seulement sur les questions purement
sociales et économiques, mais encore — et cela constitue pour
nous le mérite de sou livre — sur l'idiome parlé par cette
classe des ouvriers en fer et des fondeurs, « langue bizarre,
sorte de français en haillons, respirant surtout la misère
emphatique et menaçante. » Il nous la fait connaître dans
tout son réalisme: « Si ce langage des ouvriers est moins
que fleuri, il est énergique ; nous le donnerons dans sa cru-
dité, car la langue académique n'a pas d expression pour
traduire cette espèce de langue verte... Tous les travailleurs
parlent l'argot de l'atelier. II est regrettable que ce langage
vert prenne un si grand développement ; il est vrai que nos
écrivains, nos dramaturges donnent l'exemple, les masses
copient ^ »
Zola. — C'est l'ouvrage de Poulot qui a suggéré à Zola
l'idée de son chef-d'œuvre : V Assommoir , paru en 1879. Le
grand écrivain s'était longuement préparé pour peindre la
vie populaire de certains quartiers parisiens habités par les
ouvriers. Il avait étudié sur place le peuple des faubourgs,
en prêtant une oreille attentive à son parler franc, brutal,
mais pittoresque. Il compléta ensuite sa cueillette personnelle
par celle qu'il trouva dans le livre de Poulot, ainsi que par
les notes prises dans certains recueils de l'argot parisien,
notamment dans le Dictionnaire de la langue oerte de Del-
vau (1868) où il trouva le titre de son roman ^ : « Assommoir.
Nom d'un cabaret de Belleville, qui esi devenu celui de l.ous
les cabarets, où le peuple boit des liquides frelatés qui le
tuent... '' »
1. Sii/jlhne ost l'épithéte ironique de l'ouvrier fainéant, ivrogne et fanfaron.
2. Le Sublime, p. 17 et 47.
3. Voir, sur ces emprunts et sur la composition de VAssuinmoir, le volume
instructif d'Henri Massis : Cummenl Emile Zola composait ses romans, d'après
ses notes personnelles et inédites. Paris, 190(5. Cf. les pages 106 et suiv. (sur
l'Assommoir), p. 187 à 188 (Expressions tirées de l'oulot) et p. 331 à 341 (Voca-
l)Ies de l'Argot parisien, notamment d'après le livre de Delvau).
-4. Le nom est cependant antérieur à Delvau : en 1850, Auguste Loynel avait
déjà i)ul)lié une romance en sept couplets intitulée: L'Assommoir de Belleville.
ARGOT PARISIEN 53
La vie de l'ouvrier parisien, peinte avec l'intensité d'ob-
servation et la sincérité propre à Zola, était de nature à in-
téresser hautement le lecteur; mais ce qui fit la prodigieuse
fortune do VAssommoif, ce fut cette forme originale et colo-
rée, ce style foncièrement populaire, qui pour la première
fois se lisait en prose, et dans une œuvre de cette envergure.
Après des polémiques acharnées sur la valeur morale et lit-
téraire de ce roman célèbre, il fallait convenir que l'auteur
avait pleinement atteint son but, tel que lui môme se l'était
tracé ^ :
Montrer le milieu peuple et expliquer par ce milieu les mœurs
peuple... Un tableau très exact de la vie du peuple avec ses ordures,
sa vie lâchée, son langage grossier... Ne pas flatter et ne pas le noir-
cir. Une réalité absolument exacte...
L' Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent
j'ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule
a effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime est d'avoir eu la
curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très tra-
vaillé la langue du peuple. Ah! la forme, là est le grand crime! Des
dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l'étudient
et jouissent de sa verdeur, de l'imprévu et delà force de ses images.
Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs. N'importe, per-
sonne n'a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement
philologique, que je crois d'un vif intérêt historique et social.
Cette œuvre maîtresse, la première production durable en
prose populaire, est jusqu'ici restée la plus importante. Sous
le rapport linguistique, le style de Zola est l'image fidèle du
parler des ouvriers parisiens à la fin du xix'' siècle'.
RosNY. — La voie féconde, frayée par Zola, ne fut pas suivie
de sitôt. Tout dernièrement seulement, un autre écrivain,
maître du roman contemporain, M. J.-H. Rosny aîné, après
avoir promené sa curiosité universelle dans les divers domaines
de l'imagination et de la science, après avoir écrit de nom-
breux romans préhistoriques et sociaux, vient d'aborder, après
Zola, la vie des basses classes de la société parisienne.
Après Marthe Baraquin, roman qui dépeint la condition
misérable et douloureuse de la femme isolée dans le gouflre
parisien, proie inévitable du mâla, iM. Rosny aîné nous a
1. H. Massis, p. 100.
2. Nous citons V Assommoir tour à tour d'après l'édition Charpentier (1877)
et d'après l'édition illustrée qu'en a publiée Flammarion (1878).
54 INTRODUCTION
donné un roman de mœurs apaclies et bourgeoises, Dans les
/?aes(1913). Avec sa sobriété coutumière, il y fait l'histoire
naturelle d'un enfant des rues, d'un voyou, devenu-sucessi-
vement cambrioleur et assassin. L'observation y revêt une
précision presque scientifique, rehaussée par une admirable
connaissance des milieux populaires et populaciers. Ajoutez
une notation linguistique parfaitement adéquate, l'auteur
faisant parler à chacun de ses personnages la langue qui lui
est familière, le bas-langage parisien :
C'est ici le résultat de longues promenades dans les faubourgs, de
stations nombreuses au fond de certains bars et de rôderies en des
heux un peu louches. Je suis loin d'avoir épuisé le sujet : il peut
nourrir une littérature copieuse...
En y déposant le fruit d'une enquête personnelle, longue et
difficile, M. Rosny a donné à ses derniers romans un carac-
tère documentaire à part. Jls nous fournissent d'ores et déjà
des témoignages précieux sur les parlers des milieux qu'il a
fréquentés, et cette valeur linguistique augmentera dans
l'avenir.
CouRTELixE. — Parmi les langues spéciales qui ont alimenté
le vulgaire parisien de nos jours, l'argot des casernes est le
plus important comme nombre de termes et comme force d'ex-
pansi(jn. La vie militaire a fourni à Georges Courteline, Moi-
naux de son vrai nom, matière abondante à des fantaisies plei-
nes d'humoûî et d'entrain: Les_ Gaietés de l'escadron (1886),
Potiron (1890), etc. Mais nulle part le talent d'observation
de l'auteur et sa verve satirique n'ont atteint un plus haut
degré d'intensité que dans cet admirable tableau de la vie
de caserne qui porte ce titre: Le Train de 8 heures 47 (1888).
On y admire à la fois une connaissance approfondie de l'âme
rustique, une fantaisie débordante de vie et surtout une lan-
gue d'une richesse et d'un coloris incomparables. Nous y
avons largement puisé.
Météxier. — Les bas fonds de la société parisienne * avaient
été antérieurement observés de près par Oscar Mélénier
(mort en 1013). Sa situation spéciale, comme secrétaire d'un
1. Les nonihroux écrits d'Henri Monnier, tout particulièrement ses Scènes
populaires (1830), ont une portée plutôt littéraire que linguistique.
ARGOT PARISIEN 55
commissaire de police à Paris, lui a permis de pénétrer dans
ces milieux ferniés et d'en tirer la substance de quatre études
d'argot parisien, qui parurent à Bruxelles en 1885, dans un vo-
lume intitulé La Chair, à savoir: « La Casserole », « Confron-
tation », « L'aventure de Marins Dauriat » et « En famille » \
La langue qu'y parlent les malfaiteurs est cet argot parisien
familier à toute la population de bas- étage de la capitale.
Ch,-H. Hirsch. — Parmi les romanciers de notre génération,
M. Charles Henry Hirsch a su se faire une place à part. Son
esprit souple lui permet de se mouvoir avec aisance dans
les milieux les plus divers. La vie des coulisses, de la caserne,
des fortunés et des humbles, tout palpite dans son œuvre fé-
conde et séduisante.
11 a traité de main de maître, dans le Tigrée et Coqueli-
quot (1905), un des sujets les plus scabreux des bas-fonds de
la vie parisienne, le milieu louche des souteneurs-assassins et
des filles. Non seulement les personnages y sont peints d'après
nature, mais la langue qu'ils parlent y est notée avec un
grand souci d'exactitude, écho fidèle des bastringues et des
cabarets borgnes \
Périodiques. — Il nous reste encore, pour épuiser la série
des sources argotiques modernes, à dire quelques mots des
périodiques écrits entièrement ou en grande partie dans le
bas-langage parisien.
Le premier en date est La Petite Lune (1878-1879), dans
laquelle André Gill et Louis Grammont publièrent tout d'abord
leurs poésies réunies plus lard sous le titre : La Muse à
Bibi (1881) ; organe et poésies sans grande importance d'ail-
leurs.
Aristide Bruant édita ensuite Le Mirliton hebdomadaire
(1885-1894), suivi de la Lanterne (1896-1898). Ce dernier re-
cueil mit au jour, de mars 1896 à février 1898, XLVI lettres,
écrites ei> argot parisien par Léon de Bercy (sous le pseudo-
nyme de « Bibi Chopin »% imago assez exacte de l'idiome
1. Ce volume fut réimprimé sous le titre : La Lutte pour l'amour. Etudes
d'argot, Paris, 1891.
2. Nonce Casanova s'était proposé, dans Le Journal à Nénesse {19U), d'écrire
un roman ontiéi-ement en argot parisien. Cet effort digne d'attention n'a
malheureusement pas abouti : son récit, d'ailleurs intéressant, est parsemé
à chaque page d'anachronismes choquants qiii trahissent un travail fait à
coup de dictionnaires. Voir nos Sou7-ces de l Argot Ancien, t. II, p. 258. ,
56 INTRODUCTION
vulgaire fin de siècle, riche en termes et en expressions qu'on
chercherait vainement ailleurs \
Mais le plus important de ces périodiques et, à proprement
parler, le seul qui ait exercé une influence réelle, c'est le Père
Peinard, « Reflecs hebdomadaires d'un g-niaff », qui, en diffé-
rents formats (allant de rin-16 à l'in-8° et à l'in-i"), parut à Pa-
ris de 1889 à 1900 ^ Pendant cet intervalle, il eut pour unique
rédacteur M. Emile Pouget.
Le Père Peinard est le petit neveu du Père Duchêne"^
d'Hébert, le célèbre pamphlet révolutionnaire qui parut à
Paris de 1790 à 1795 en feuilles non datées (30 et 355 numé-
ros),, portant cette légende: « Je suis le véritable Père Du-
chêne, f... I » Le style d'Hébert, cynique et violent, n'a que
des rapports assez éloignés avec la langue populaire de l'épo-
que; c'est plutôt du français de mauvais aloi, mais du fran-
çais, entrelardé de bougres et de /outres, destinés à relever
sa phraséologie généralement banale. Le ridicule de l'emploi
par trop fréquent de ces chevilles n'échappait pas à leur au-
teur et voici comment il s'en excuse (n° 2, p. 6) : « Que ces
écrivains bilieux qui se plaisent à grossir les objets, à tout
exagérer; si f..., je pouvais me défaire de ma mauvaise ha-
bitude do jurer. Si mes concitoyens me passent mes B. et mes
F., ce n'est que par rapport à ma bonhommie, à ma fran-
chise *. »
Le Père Peinard a hérité de son aïeul l'esprit révolution-
naire et le langage grossier, mais il lui est infiniment supé-
1. M. Bercy a bien voulu nous communiquer le recueil de ses Lettres argo-
tiques ; nous lui en exprimons nos vifs remerciements. — Léon de Bercy
est mort en 1915.
2. La collection complète est assez rare ; un exemplaire est à la Nationale
et un autre se trouve à la Bibliothèque Carnavalet. (Trace à l'obligeance de
M. Pouget, qui a mis à notre disposition un exemplaire complet du Père
Peinard, nous avons été à même de l'utiliser avec fruit et sans perte de temps.
3. 0! Un bon fieu qu'était à la hauteur dans son temps (et qui est un peu
mon grand-père), le Père Duchêne, était de mon avis, » lit-on dans le Père
Peinard du 9 novembre 1890, p. 6.
4. D'Hautel n'a pas oublié de donner le nom de ce pamphlétaire dans son
Dictionnaire du has-layigage : « Duchéne, le Père Du Chêne. Nom apocryphe
d'un vil folliculaire qui, pendant les troubles de la Révolution et à la faveur
d'un style bas, grossier, trivial et populaire, vomissait, dans une feuille
ainsi intitulée, des imprécations et de sanglantes injures contre les pre-
mières autorités de l'Etat. Le peuple a fait justice de cet écrivain incen-
diaire, en le livrant au mépris qu'il mérite ; et lorsqu'il veut parler d'une
rage vaine, d'un courroux impuissant et dont on n'a rien à redouter, il dit:
C'est la colère du père Duchéne, et « Un Père Duchéne, pour dire un criard,
un homme qui s'emporte sans sujet, et dont la colère n'est nullement à
craindre ».
ARGOT PARISIEN 57
rieur pour le style et la langue. Celle-ci est souvent le meil-
leur arg-ot parisien, le parler des ouvriers et des Parisiens de
bas-étage, écrit par un homme sorti du peuple et qui a passé
sa vie au milieu des foules.
Le but qu'il poursuit, il l'expose ainsi en tète de sa feuille
(24 fevr. 1889): « Les types des ateliers, les gas des usines,
tous ceux qui peinent dur et triment fort, me comprendront.
C'est la langue du populo que je dégoise, et c'est sur le même
ton que nous jabottons, quand un copain vient me dégotter
dans ma turne et que j'allonge mes guibolles par-dessus ma
devanture pour aller siffler un demi-setier chez le troquet du
coin. Etre compris des bons bougres, c'est ce que je veux».
Le Père Peinard, doctrine et cynisme à part, est devenu
une mine abondante pour l'argot parisien de la fin du xix" siè-
cle. Il offre sous ce rapport un véritable intérêt linguistique.
Nous y avons puisé nombre de citations ainsi que dans son
pendant littéraire, V Almanach du Pèi^ Peinard, « farci de
galbeuses histoires et de prédictions épatarouflantes » (pour
les années 1894 et 1896 à 1898). dont l'auteur est également
M. Emile Pouget. •
VI
PARLERS PROVINCIAUX
Si les vocables parisiens ont de nos jours passé de plus en
plus nombreux dans les parlers provinciaux, ceux-ci, à leur
tour, n'ont pas eu une action moins intense sur le langag-e
de la capitale. De tout temps des termes régionaux ont péné-
tré à Paris dans la langue générale; les recueils lexicogra-
phiques ,qui nous ont fourni des parisianismes, renferment en
même temps des renseignements abondants sur les apports
dialectaux '. La préface posthume du Dictionnaire de Fure-
tière (1690), écrite par un anonyme, contient cette remarque
importante pour l'époque: « Rien no survirait plus à perfec-
tionner la science étymologique qu'une recherche exacte des
mots particuliers aux diverses provinces du royaume ^ ».
Des mots de terroir se sont donc fréquemnient acclimatés à
Paris, mais ils n'ont jamais atteint, ni comme nombre ni
comme importance, la proportion des provincialismes de nos
jours. Nous montrerons plus tard les raisons sociales de cette
immigration. Pour le moment, il nous suffira de faire ressor-
tir, par quelques exemples, leur abondance et surtout le nou-
veau développement qu'ils ont pris dans le milieu parisien.
Examinons en premier lieu les synonymes régionaux pour
désigner l'enfant du peuple, et tout particulièrement l'enfant
perdu de la rue, le polisson.
Celui-ci, quel que soit le nom régional qu'il porte — gamin
ou voyou • — est un plant foncièrement parisien : il a poussé
dans le sol de la capitale oîi il a acquis un développement
singulier. Tandis qu'Eugène Sue, dans ses Mystères de Paris,
y voit « ce type alarmant de la dépravation précoce, véri-
■J. Ils ont été recueillis par M. W. Heymann, dans sa dissertation : Fran-
zosisclie Dialeklivorter des XVI bis XVIII Jahrhundert, Giessen, 1903.
2. Cf. Ducangn, Glossm-him, préface, cli. lxxiii : « Qui linguarum vulga-
rium etymologias inquirit, peculiaria provinciarum idiomata probe noscat
necesse est, cuin elyinoii (luod a Grœcis, aut Hebrseis, vel a longinquis petit
regioni))us, a vicinis sœpe repetenduni sit ».
PARLERS PROVINCIAUX b)
table graine do bagne», Victor Hugo, dans les Misérables, l'a
poétisé sous le nom de Gaoroche, gouailleur et narquois, mais
« qui n'a rien de mauvais dans le cœur ».
Gamin. — Ce mot qu'on croit « né à Paris et spécial aux
Parisiens des faubourgs ^ », est d'orig-ine franchement provin-
ciale. Il vient du Centre et tout particulièrement du Berry :
c'est un dérivé du berrichon gainer, chiper, dérober (« il a
gainé des fruits dans mon jardin, il m'a gainé vingt sous »,
(Jaubert), répondant exactement à ses synonymes gouspin et
polisson %
Dans le Centre surtout, gamin est l'équivalent de « garçon »
et se prend généralement en bonne part : « Un père dit de
son fils, et sans aucune acception défavorable, mon gamin,
comme on dit ailleurs mon garçon ; jusqu'à 15 ou 16 ans au
moins, une jeune fille est toujours une gamine et on ne l'ap-
pelle pas autrement chez nous » (Chambure). Chez le peuple
parisien. {/a/«m a toujours eu ce sens général: « Les gens du
peuple désignent quelquefois ainsi leurs propres enfants...;
mais il devient terme de mépris pour les enfants élevés avec
soin », remarque Bescherelle en 1843. La nuance défa-vorable
l'a emporté: « Hardi et cbipeur comme un gamin de Paris»,
écrit Balzac en 1856 ^
Victor H-ugo, à qui ce mot vulgaire est redevable de sa bril-
lante fortune, se vantait de l'avoir introduit en littérature :
« Ce mot gamin fut imprimé pour la première fois et arriva
de la langue populaire dans la langue littéraire en 183i. C'est
dans un opuscule intitulé Claude Gueux que ce mot fît son
apparition. Le scandale fut vif.* Le mot a passé '' ».
Le poète se faisait illusion», attendu qu'il l'avait employé
lui-môme en 1831 dans Notre-Dame de Paris-. Quoiqu^il en
soit, gamin se lit pour la première fois, en 1800, dans le Dic-
tionnaire de Boiste, lequel l'a tiré lui-même d'un « Diction-
naire des rimes » de Wailly, paru antérieurement. L'un et
1. Delvau, Dictionnaire, v» gamin.
2. Ea dérivation de l'allem. Gemeiner, un simple soldat, que Littré cite
dans son Supplément et que répètent encore le Dict. général et Meyer-Lûbcke
(p. 277), ne soutient pas l'examen : le bas-langage du xix» siècle ignore tout
emprunt direct à l'allemand ; tout s'y oppose d'ailleurs : la forme, le sens,
la géographie...
3. La Maison de Nucingen, éd. 1856. p. 23.
4. Les Misérables, III" partie, 1. I, cli. vu.
5. Gomme l'a montré M- Edmond Huguet, dans la Revue de philologie fran-
çaise, t. XII, 1898;
60 * INTRODUCTION
l'autre expliquent le mot par « marmiton », acception assez
humble quand on pense aux destinées ultérieures du gamin
de Paris, à l'immortel gavroche."
Voyou. — Celte appellation, relativement la plus récente,
nous vient, à en juger par la finale, des patois de l'Ouest, et
particulièrement de la Bretagne (cf. gabelou). Voyou est pour
voyeur, comme le breton châtrou est pour châtreur et spnnou,
pour sonneur. -Le nom désigne l'enfant qui court la voie pu-
blique, le polisson, répondant ^^clTeniiriM^Q vagabond adulte ,
Auguste Barbier s'en est servi le premier en 1830. dans
ses ïambes (« La curée ») :
La race de Paris, c'est le pâle voyou,
Au corps chétif...
et Bescherîjlle le recueille en 18io : « Voyou se dit populaire-
ment à Paris d'un enfant du peuple, malpropre et mal élevé ' ».
Combien cette' définition pâlit devant le portrait réaliste
qu'en a tracé quelques années plus tard Louis Veuillol : « Le
ùoyou, le parisien naturel, ne pleure pas, il pleurniche ; il ne
rit pas, il ricane; il ne plaisante pas, il blague; il ne danse
pas, il chahute; il n'est pas amoureux, il est libertin ^ ».
Gosse, — De beaucoup plus compliqué est l'historique du
synonyme gosse. Le jargon de la première moitié du xix*^ siè-
cle donne ce terme sous les fermes suivantes ^ :
Gonze, homme, individu, voleur (qui fait le niais), avec le
féminin gonjsesse, femme de voleur, femme en général, l'un
et l'autre propagés par les filles et les troupiers, passé dans
les parlers provinciaux : Languedoc, gon^o, coureuse; Anjou,
gon^e, gamin, moutard, et gon^esse, drôlesse; Canada, gon.se,
moutard; faire le gonse, pleurnicher pour obtenir quelque
faveur, proprement faire le bambin : « Ne fais pas le gonse
comme cela, tu m'ennuies à la fin» (Donne).
Gonse, gonce, un jeune homme, un individu quelconque,
d'où le dérivé goncier, individu, homme : goncier de pain
cVépice, individu sans valeur, bon à rien (Rossignol).
Gosse, enfant, petit garçon {le gosse) ou petite fille (/a gosse),
1. « Une einpoigneuse qui vous l)lague comme un voyou, » Goncourt, Journal,
août 1854. On y lit également : vuyoucrate, voyoucralie, voyouterie et voyoï/tisme.
2. L. Veuillot, Les Odeurs de Paris, 1866, 1. III, ch. iv.'
3. Voir nos Sources de l'Argot ancien, t. II, p. 362 à 363.
PARLERS PROVINCIAUX 61
et gosselin, petit enfant {gosseline, jeune fille de quinze à seize
ans) se rencontrent pour la première fois dans des glossaires
arg-otiques de 1827 à 18i9 '.
Sous cette dernière forme, le nom a passé des malfaiteurs
aux ouvriers {gosse, apprenti, chez les typographes) et s'est
généralisé dans le langage parisien : « Qui enlevait dans ses
bras un camarade comme un gosse », PouVot, p. 99.
11 est des plus fréquent chez les auteurs en langue populaire
(^Richepin, Bruant, Jehan Rictus, etc.)? et chez les écrivains
parisianisants (Guy de Maupassant, Daudet, Goncourt, Zola).
De Paris, ce vocable s'est répandu dans les provinces :
Saint-Pol, gosse^ enfant, moutard (« n'est usité que depuis
une trentaine d'années », Edmont) ; Yonne, gosse, petit gar-
çon, gai, vif, remuant, espiègle (Jossier) ; Anjou, gosse, ga-
min, galopin (à côté de gonse), etc.
Tout en manquant aux dictionnaires — de Bescherelle à
Littré et au Dictionnaire général — ce mot est des plus usuels
et constitue le dernier représentant de la nombreuse synony-
mie pour « enfant » que la langue populaire a tirée du jargon
à ditierentes époques : mioche, jnion, môme, polisson, ce der-
nier répondant exactement, quant au sens, à gosse, gonse (in-
dividu) voleur.
Ce nom qui remonte à l'italien gon.so, niais, a parcouru
aussi bien en Italie qu'en France une double évolution, litté-
raire et jargonnesque, sur laquelle nous reviendrons.
Veut-on maintenant apprécier l'enrichissement de certains
de ces provincialismes, une fois transplantés à Paris, il suf-
fira d'envisager l'évolution sémantique des termes suivants.
Dégotter. — Originaire de l'Anjou, ce terme du terroir a
poussé de nouveaux rejetons dans le sol parisien.
C'est primitivement un mot particulier aux jeux d'enfants,
et, comme tel, il nous a été transmis par Ménage, Angevin
d'origine, dans son Dictionnaire étymologique {x" galet): « Nos
enfants appellent f/als ou gau3C deux pierres" plantées et po-
sées en telle distance que l'on veut, dans quelque grande
place où ils jettent avec des<îrosses, dont ils frappent et pous-
sent une balle, ou autre chose, et partant promptement du
lieu ouest leur gai, tâchent de la pousser jusqu'à l'autre gai...
1. Ibidem, t. II, p. 10(), 173, 20S, etc.
62 INTRODUCTION
On a dit dégoter, pour dire commencer à pousser cette balle,
et dans notre province d'Anjou, quand celui qui la pousse est
sur le point de la pousser, il crie aux autres joueurs : Dégot
s'en va! et les autres joueurs lui répondent: Quand il vou-
dra! »
D'Hautel nous donne la première application de ce sens
.technique: « Dégoter, terme burlesque fort usité parmi les
écoliers, et qui équivaut à déplacer, chasser quelqu'un de son
poste, le supplanter dans la place ou le rang qu'il occupait.
Il a beau faire, il ne le dégotera pas, c'est-à-dire, quoiqu'il
fasse, quelque peine qu'il se donne pour le déplacer, il n'y
parviendra pas ».
Déplacer la bille de l'adversaire, servant de but, la faire
sortir de son trou, de son got (comme on dit en Anjou et en
Poitou), c'est là l'acception primordiale : goter, c'est faire des
gots ou trous peu profonds creusés en terre pour ce jeu (Ver-
rier et Onillon) ; et dégoter. chasser du got ^ l'objet qui sert
de b,ut, généralement une bille ou un palet.
Les écoliers en ont tiré, les premiers, une application plus
large : déplacer un camarade, le supplanter ; d'où l'acception
générale donnée par le Trévoux de 1771 : « Dégotter, dépla-
cer. Ce mot ne se dit qu'en badinant ». 11 cite pourtant, à
cette occasion, ce passage, très sérieux, extrait des Observa-
tions sur les écrits modernes, par Desfontaines et Granet, 1740
(t. XXI, p. 12G) : « Les cartes modernes ne s'accordent point
avec les anciennes et elles ditierent même entre elles, en sorte
qu'on dégote mille fois Paris ».
Ce sens est assez fréquent au xviii*' siècle ; on le lit dans les
Mémoires d'Argensoii (v. Dicl. général), dans Voltaire (v. Lit-
tré) et dans le Père Duchêne d'Hébert (n*^ 42, p. 5): « On sait
que pour boire, fumer, jurer, tout seigneur Allemand dégote-
roit le Père Duchêne ».
Boiste le donne avec ce même sens en 1800 : « Dégotter,
chasser d'un poste, l'emporter sur », sens passé dans le Dic-
tionnaire de l'Académie de 1835, qui l'a supprimé en 1878,
mais encore vivace aussi bien à Paris qu'ailleurs "^ Dans VAs-
sommoir, lorsque Goujet explique à Gervaise la supériorité
1. Ce got angevin est apparenté au wallon gote, marécage, au lorrain golel,
petite mare, etc. L'angevin (jot, creux dans la terre, répond exactement au
synonyme berrichon guiiUle.
-'. Cf. dans l'Anjou, dét/oler, prendre la place de, supplanter, surpasser,
l'emporter sur, etc.
PARLERS PROVINCIAUX 63
écrasante de la machine sur l'ouvrier, il ajoute (p. 182) :
« Heinl ça nous dégotte joliment! Mais peut-ôlro que plus
tard ça servira au bonheur de tous ^ ».
Delvau l'explique ainsi : « Dégotter, surpasser, faire mieux
ou pis ; étonner, par sa force ou par son esprit, des gens ma-
ling-res ou niais ».
Le développement sémantique ultérieur de ce terme techni-
que, tiré desjeux.de gamins ou d'écoliers, comporte deux as-
pects différents, suivant qu'on envisage le mot dans les par-
1ers provinciaux ou dans le bas-langage parisien.
A. — Dans les premiers, dégoter signifie :
1° Tromper par finesse (Hainaul), d'où dégoté, fin, rusé
(Hécart); wallon de Mons, se dégoter, se dégourdir, se décras-
ser (Normandie: déniaiser).
2° Voler (Havre), sens déjà donné dans un glossaire argo-
tique de 18i6 ( « dégotter, piller, enlever »), et encore usuel:
« A ce fourbi-là ils gagnent de la bonne galette, dégoterit
de ci de là quelques maigres pots de vin, « Père Peinard,
3 mars 1889, p. 3.
B. — Dans l'argot parisien, dégoter a acquis ces sens nou-
veaux:
1° Découvrir, trouver (dans un glossaire argotique de 1846):
« Il y a deux mois que je la cherche, j'ai fini par la dégotter »
(Vipmaitre). — « Avec un peu de jugeotte, on dégotte la vé-
rité », Père Peinard, 19 mai 1879, p. 1.
2° Apercevoir, regarder: « Il m'a dégoté, il m'a fait signe »,
Méténier, La Lutte, p. 240.
Delesalle : « Dégotte-inoi donc ça! signifie suivant le sens
de la conversation engagée : Regarde moi donc ça ; cherche,
ou trouve moi donc ça ».
3° Avoir bonne ou mauvaise tournure : « Dégotter sq dit de
quelqu'un mal habillé: Tu la dégottes mal » (Virraaître). Ce
sens est également familier au Havre et en Bretagne: Avoir
bonne tournure avec ses habits (Havre), avoir une mauvaise
tournure en marchant (Pléchatel). Dans l'argot naval du
Borda, dégoter signifie bien porter la toilette.
Le mot a donc parcouru l'évolution suivante: Déplacer la
1. « Une fantaise, un imprévu qui nous dégole tous, » Goncourt, Journal,
21 mai 1806. — « Prud'homme admire le Rhin de Musset et demande si Mus-
sot a fait autre chose? Voilà Musset passé poète national etdégotunt Béran-
ger D, Flaubert, Correspondance, t. iV, p. 32.
64 INTRODUCTION
bille ou un autre objet servant de but, d'où : Prendre la place
de quelqu'un, le supplanter ; — l'emporter sur, le surpasser;
— en imposer par son intelligence ou par sa tournure; —
enlever par ruse; — découvrir, trouver.
Piger. — Ce terme a ég-alement subi à Paris une évolution
sémantique inconnue au terroir d'où il est sorti. Voyons tout
d'abord les acceptions de ce verbe au Centre et principale-
ment dans le Berry :
1° Mesurer, et tout particulièrement, dans le jeu de bou-
chon, mesurer quel est le palet le plus près du bouchon : « Il
faut piger ; pigeons donc ! exclamation fréquente du jeu de
bouchon dans les cas douteux » (Jaubert). On dit aussi /aî're
la pige, se défier à courir, à jimer, etc. (Delvau).
Ce sens est lepremior attesté, en français, par d'Hautel(1808):
« Piger. Terme de jeu dont les écoliers, les enfants se servent
dans les cas douteux, et qui signifie disputer, contester entre
soi l'avantage de la partie, prétendre être le plus près du
but, vouloir l'emporter sur son adversaire: J'en pige, pour
dire je gagne, je l'emporte, je fais des points dans cette par-
tie ».
De là : Pige, mesure de longueur ' (Jaubert), et, chez les ty-
pographes parisiens, longueur d'une page ou d'une colonne :
« Faire la pige, compter les lignes composées pour faire la
mise en pages; la. pige est de 30, 35, 40 et 42 lignes à l'heure »
(Boutmy).
C'est le jeu de bouchon qui a produit Jes acceptions méta-
phoriques suivants :
2" Attraper, tromper (Berry, Anjou, Picardie), prendre l'ar-
gent à quelqu'un (Picardie), réduit au sens de « chiper »
chez les écoliers parisiens : « On m'a pigé mon porte-plume »
(Rigaud).
3" Pincer, surprendre, acception donnée par un glossaire
argotique de 1846. Son point de départ est le terme d'écoliers
piger, prendre en flagrant délit : « Le pion m'a pigé à cramer
une sèche et m'a collé pour dimanche » (Rigaud); ensuite,
son usage technique, chez les imprimeurs: Piger le truc, c'est
1. C'est à celle notion que se rattache le sens jargonnesque : pige, année
(Vidocq). Les autres acceptions : prison (Delesalle, Hector-France) et por-
tefeuille (Delesalle) sont inexistants.
2. De là Delesalle et H. -France induisent un o pi(/p, ...heure, etc. », qui est
controuvé.
PARLERS PROVINCIAUX 65
suiprciidii' kl ruse (Houtiny). Ce sons cl très usuel : « Poisson
aoait p'qc sa femme avec Lantier ». Zola. Assommoif p. 566.
— « Ils [les flics] m'ont pigé... ils m'ont suivi », Rosny, Hues,
p. 385'.
4** Battre, rosser (Berry, Haut-Maine, Normandie) : « Piger
les côtes de quelqu'un, et se piger, se battre» (Jauberl), appli-
cation ironique de la notion « mesurer ». Ce sens n'est pas
attesté dans nos sources, mais on lit dans le Supplément de
Liltré : « Piger, pop. battre, employé à peu près comme toi-
ser ; les ouvriers nomment pige la toise dont ils se servent ».
A ces sens, le bas-langage parisien a ajouté les suivants :
1° Saisir, attraper au vol: « On pige l'aspect d'un tableau,
on va au théâtre, on essaye d'une aventure pour y piger des
sensations, un regard de côté... [iour piger d'un coup la bille
(« la figure ») du bonhomme -.
2° Prendre, puiser : « La babillarde ousque je pige ces
tuyaux », Père Peinard, 8 février 1891.
3° Regarder, voir: « Piges-lu que c'est beau?» Delvau.
— « Quelle cuite, bon sang! — Non, pige-moi le coup! » Cour-
teline, Train p. 186. ^
Chez les imprimeurs, pi^er la vignette, 'c'est regarder attenti-
vement et avec intérêt une scène ou une personne (Boutmy).
4° Dépasser, dans le jargon des canotiers de la Seine :
« Avec sa périssoire il pige tous^les canots » (Rigaud), sens
devenu général (on dit aussi faire la pige) : « Le baluchon
sur l'épaule, j'ai fait La pige * au Juif-Errant, j'ai trimardé
sur les routes... » — « Il y a à Saint-Denis un bagne (« atelier »)
qui peut facilement faire la pige aux plus affreuses prisons »,
Père Peinard du 13 avril, 1890, p. 1 et du 3 août 1890, p. 7.
Voilà la floraison sémantique que le terme berrichon a fait
éclore dans le sol parisien.
En partant de son sens primordial « mesurer la terre » (en-
1. Dans une caricature de Gavarni, du 27 janvier 1841 (v. Armelhault et
Bocher, p. 133), un sergent de ville entraine violemment un débardeur : « Toi,
je te repigerai !»
2. Loliée, Parisia?iismes fin de siècle, dans la Revue des Revues, 1S89, t. I,
p. 475.
3. Cf. Guy de Maupassant, Miss Harriet, p. 24 (une artiste à une paj'sanne):
f En arrivant à la maison, j'appelai aussi la mère Lecocheur en braillant
à tue-téte : Ohé ! ohé, la patronne! Amenez-vous et pige moi ça I ».
4. Cette expression n'a pas été comprise par nos argotistes : Delesalle la
rend par « aller plus vite ou faire mieux », et H.- France, par « tromper,
attraper ».
5
66 INTRODUCTION
suite tout autre objet), notre /);'<7e/' est identique à son homo-
nyme/)?V/e/', fouler aux pieds, qui se rencontre déjà avec ce
sens au xvi*' siècle. DelbouUe cite ce texte de 1555 : « Petits
arbustes freschement versez ai piges aux piez * ». Les deux
termes représentent une prononciation provinciale, particu-
lièrement berrichonne (comme bijer, pour biser), de piser,
fouler, battre la terre à bâtir {Idùn pisare) '\
Il est intéressant de faire remarquer à nouveau que cotte
série sémantique est toute entière sortie des disputes, contes-
tations et rivalités des joueurs au bouchon, enfants et éco-
liers ^ exemple curieux de l'influence que ces derniers ont
exercé sur le développement du lexique.^
Les termes dialectaux, que nous venons de prendre pour
type appartiennent aux patois de l'Ouest et du Centre. Cepen-
dant toutes les provinces do France ont fourni des contribu-
tions au vocabulaire du bas-langage parisien ; l'examen et la
répartition de ces contingents régionaux formeront l'objet
d'un chapitre spécial do notre travail.
1. Romania, t. XXXIII, p. 593.
2. Au Havre, piler, fouler avec le pied, figure dans les jeux : « T'as pilé! cri
des enfants à leur camarade dont le pied a posé sur les rayes qui font les
limites de certains jeux » (Abbé Maze).
3. Voici un pendant provincial de notre verbe « Pider, mesurer avec le
pied la distance d'un palet à un autre, d'une boule à une autre. Il faut
pider; — jeter au but pour, savoir qui jouera le premier: A qui est-ce à
pider? — Terme de collégien : vo'ler, dérober, filouter ; Quel est celui qui m'a
pidé mon agate? » (laudy-Lefort, Glossaire Genevois, 18:27.
I
VII
REFLETS SOCIAUX
Lo langage, organe social par excellence, est le dépositaire
fidèle du passé en même temps qu'un témoin sûr des derniè-
res transformations de la société, de ses besoins nouveaux,
de ses aspirations les plus récentes. Les faits linguistiques
gagnent à être envisagés à la lumière des faits sociaux.
On a vu plus haut que lo mot classe, par exemple, n'a
commencé à désigner le rang social qu'assez tard, à la fin
du xvn'- siècle, son dérivé, déclassé, restant même un produit
de notre époque.
De même, pour saisir la valeur péjorative du mot espèce, il
faut se rappeler qu'au xviii*' siècle des personnes de qualité
s'en servaient pour disqualifier les gens de basse extraction.
Dès le début du xvii'' siècle, le terme bourr/eois, opposé à
homme de qualité, était devenu une grosse injure, Francion,
ainsi apostrophé par un page dans la cour du Louvre, s'en
scandalise : « Alors luy et ses compagnons ouvrirent la bou-
che quasi tous ensemble pour m'appeler bourgeois ; car c'est
l'injure que ceste canaille donne à ceux qu'elle estime niais
et qui ne suivent point la Cour. Infamie du siècle que ces
personnes, plus abjectes que l'on ne sçauroit dire, abusent
d'un nom qui a esté autrefois et est encore en d'aucunes villes
passionnément envié ! » ^
Quelques années plus tard, en 1640, Oudin note dans ses
Curiosités : « Bourgeois, c'est-à-dire sot ou niais. »
Nous ne suivrons pas les vicissitudes ultérieures du mot ^
Ajoutons seulement que le mot, avec l'avènement de la démo-
cratie, a repris sa valeur en désignant l'homme de la classe
aisée, le patron, le mari ^
1. Charles Sorel, Histoire comique de FrancioJi, 1622, éd. Golombey, 1. IV,p. 140.
2. Voir, là-dessus, un article de M. Conrad, dans la Revue de philologie fran-
çaise de 1913.
3. Le mot est encore une injure dans la bouche des artistes et des prolé-
taires.
68 INTRODUCTION
Dans le discours de Mirabeau du 26 janvier 1790, on lit pour
la première fuis le terme aristocrate : l'orateur jette ce titre
aux privilégiés comme un atlVont ; et cette défaveur survécut
à la grande Révolution, 11 n'y a pas de nos jours, pour la dé-
mocratie, de mot plus désobligeant qu'am^o, l'injure la plus
sensible dans la bouche des ouvriers * : « Cette réponse pro-
voque une explosion d'injures : T'es t'un mufe... espèce
à^aristo, bon à rien, va donc... », Poulot, p. 19. Cette insulte
descend tous les degrés de la hiérarchie sociale : « Pour l'ou-
vrier, un aristo est le Monsieur qui porte des gants gris-perle ;
pour le voyou, c'est le voyou qui se paye un cigare de dix centi-
mes ; pour le pégriot, c'est le voyou qui vient de ramasser un
cigare à moitié fumé » (Rigaud).
Dans une caricature de Gavarni, du 11 mars 1853, deux
rôdeurs de barrière sont en train de se disputer (l'un en
bourgeron, l'autre en redingote déguenillée) : a Aristo '^...
Oui, aristo l » ^
Ainsi les vocables d'une langu^e reflètent fidèlement les vi-
cissitudes mêmes de la société qui en fait usage. C'est là
un des aspects do la question.
Il y en a un autre, et de beaucoup plus compréhensif. L'en-
semble de la nation est constitué par de nombreux groupe-
ments, parmi lesquels ceux qui s'adonnent aux arts et métiers
méritent une attention particulière. Ces facteurs sociaux,
professionnels ou techniques, ont toujours exercé une action
féconde sur le développement du lexique. Cette influence a
été particulièrement sensible au xix.'^^ siècle, surtout dans sa
seconde moitié.
Les soldats, les marins, les ouvriers do tout genre ont cha-
cun apporté au vocabulaire national leur contribution plus
ou moins abondante, plus ou mjins caractéristique. La langue
que parlaient ces divers facteurs, tout en appartenant au
fond national, s'était peu à peu colorée de nuances particu-
lières ou s'était enrichie dans ces milieux spéciaux de notions
nouvelles. Celles-ci ont alors réagi sur la langue générale,
1. Signalons la proniière protestation, chez un lexicographe, contre l'ac-
ception péjoratif du mot peuple : « Du petit peuple. Nom do mépris que l'on
donne aux artisans, aux ouvriers de la plus ijasse classe du peuple, qui,
cependant, par leur industrie, leurs fatigues et leurs peines, font la fortune
de nos gros négociants », d'ilautel, 1808.
2. Voir J. Arinelliault et G. Bocher, L'Œuvre de Gavarni, Paris, 1S73, p. 348.
REFLETS SOCIAUX 69
action et réaction mutuelles "qui sont la condition même de
toute évolution linguistique : « Le principe essentiel du chan-
g-ement de sens, remarque un observateur sagace, est dans
l'existence des groupements sociaux à l'intérieur du milieu où
une langue est parlée... Il y a réaction constante du vocabu-
laire commun sur les vocabulaires particuliers et des vocabu-
laires particuliers sur le vocabulaire commun ^ »
Nous allons montrer, par quelques exemples, le développe-
ment de ces termes spéciaux et leur rejaillissement sur le
langage populaire, parisien ou provincial. Nous les emprun-
terons de préférence au milieu des casernes, dont le parler a
exercé une influence considérable.
Fourbi. — Soit le moi fourbi, terme éminemment militaire,
dont le sens initial est « nettoyage », abstrait de fourbir,
nettoyer, polir en frottant, verbe technique attesté dès les
premiers monuments de la langue :
Ferez, segnor, des espées fourbies...
{Chanson de Roland, v, 1925)
Ce premier sens, synonyme d'astiquage, est encore vivace :
« Ce n'était pas celui-là qui s'abrutirait sur la fourbi, pour
sûr !... s'il n'avait que son pognon pour engraisser les mar-
chands d'encaustique et de tripoli, oh ben ! alors, ils pouvaient
crever ^ »
Ce terme a produit les acceptions suivantes particulières
aux soldats :
1° Métier militaire et tout ce qui s'y rapporte : bagage
complet du troupier, service dans les casernes, etc : « Fourbi,
mot universel susceptible de toutes les acceptions mais plus
généralement usité pour désigner l'ensemble de l'équipement
militaire : « Mon brosseur fait bien mon fourbi y); faire le
fourbi, vendre au soldat les menus objets dont il a besoin »
(Ginisty ). En voici un exemple : « Je voulais justement pré-
parer ma revue ide détails pour ed'main, astiquer mon /oîirôi
et tout. » Gourteline, Gaietés, p. 10.
2'^ Volerie, petit larcin des fourriers dans la distribution
de vin ou d'eau-de-vie aux troupiers : « Fourbi a deux accep-
1. A. Meillet, Comment les mots changent de sens, dans l'Année Sociologique,
t. IX (1906), p. 24 et 2o.
2. Cité dans le Dictionnaire de Bruant, v° nettoyage.
70 INTRODUCTION
lions : tantôt, il veut dire détournement, gain illicite; tantôt :
choses, travaux, matériel, etc. » (Merlin).
3° Malice, habileté : « Connaîtr.e le fourbi, savoir une foule
de trucs à l'usage des militaires peu scrupuleux » (Rigaud), —
« En vieux soldat sorti des rangs qui connaît le fourbi du
métier, » Courteline, Gaietés, p. 48.
4° Besogne embrouillée, difficile: « En voilà d'un /oa/'&t
arabe I »
Voilà les sens militaires proprement dits. Passons mainte-
nant aux acceptions du môme mot dans le bas-iangage :
1° Travail écrasant, faute d'ordre: C'en est à\\n fourbi
dans cette boîte-là (Verrier).
2° Gratte, bénéfice accessoire et souvent illicite que se fait
un ouvrier, un fonctionnaire, un employé quelconque, et spé-
cialement, dans les hospices, petit détournement du comptable
aux dépens des malades (Idem).
3° Affaire compliquée, opération délicate (surtout en mau-
vaise part) : « On se trouvait dans toutes sortes àQ fourbis, on
finissait par se laisser pincer... Encore des fourbis tout ça.
Je me méfiais.. », Zola, Assommoir, p. 191 et ool. — « Le po-
pulo en a plein... de turbiner pour les richards, il voudrait à
son tour flânocher un brin; seulement il s'y prend mal; sale
fourbi que celui des huit heures, » Père Peinard, 18 sept. 1890.
4° Piège, malice, dans l'argot du peuple : « Connaître son
fourbi, être aguerri contre la malice des hommes et des cho-
ses » (Delvau).
0° Effets, attirail, mobilier personnel : « J'ai mis tout mon
fourbi dans une malle » (Rossignol). En Bresse, amas de cho-
ses : « Il a laissé tout son fourbi » (Fertuault) ; en Anjou,
objet, mobilier : « Il a fallu déménager tout le fourbi »; et
aussi saint frusquin, avoir : « Il a mangé tout son fourbi »
(Verrier et Onillon).
Aussi vrai je me fous de la turbine .
A Deibler et de tout son fourbi...
(Bruant, Hue, t. II, p. 12)
6" Chose quelconque que l'on connaît (Hayard) : « Nous
cherchons le... machin, le... chose, quoi ! la fourbi!... le truc,
si vous préférez. — L'homme comprit, il lâcha le mot crû.»
— Courteline, Train, p. 183.
Fourbi est ainsi devenu un des termes les plus compréhen-
REFLETS SOCIAUX 71
sifs du bas-langage. Son équivalent le plus complet est truc,
l'un et l'autre remontant très haut, mais n'ayant acquis tout
leur développement que dans la seconde moitié du xix" siècle.
Rabiot. — C'est à proprement parler un terme de pêche, le
nom méridional du fretin, du rebut do la pêche (Mistral).
Propagé par des marins ou des soldats, ce mot, sous la double
graphie rahiot airabiau, a considérablement enrichi sa sphère
sémantique. Ses nouvelles acceptions se sont développées au-
tour de ces deux notions fondamentales :
A. — Notion de reste ou de résidu :
1° Ce qui reste (de vin ou d'eau-de-vie) dans le bidon avec
lequel On a fait la distribution aux matelots ou aux troupiers;
vivres (viande, riz, biscuits, café, etc.) qui restent après la
distribution faite à une escouade : Les escouades au rahiot !
cri que pousse le caporal « d'ordinaire » lorsqu'il y a du café
en trop. Le rahiot est une distribution de faveur.
2° Reste, en général : Avoir du rabiot, toucher un reliquat
sur lequel on ne comptait plus (Virmaître). Cf. Bresse, avoir
du rabiau, dans un marché, obtenir une diminution de prix
(Guillemaut), et aller au rabiau, au jeu, perdre des points
([dem).
3'^ Objets sans valeur, bagatelle : Donner, dire des rabiots
(en Normandie, sens noté par DelbouUe).
B. — Notion d'excédent, de superflu :
1" Surplus: « Lorsque, dans un partage, chacun a eu son
compte, ce qui reste est du rabiot qui est encore à partager »
(Rossignol).
2° Prolongation du service militaire pour inconduite : Faire
du rabiot, rester au corps après la libération de sa classe,
pour racheter les punitions qu'on a encourues pendant son
service : « 11 acheva la journée dans des transes indicibles,
poursuivi de l'atroce pensée qu'il allait faire du rabiot, se
voyant déjà à Biribi en train de casser des cailloux sur la
route, le dos dans une capote grise», Courteline, Gaietés p. 71.
3'^ Par extension, heures de travail dans un atelier, de
service dans un bureau, etc., après la fermeture réglemen-
taire.
4" Bénéfice illicitesur les fournitures, petits profitssupplémon-
taires dans les casernes : « Un rabiau minutieux sur le pain,
sur le sucre et les cafés livrés au percolateur... Lui regreltait
72 INTRODUCTION
surtout le rabiau, les fructueux tours de distribution, » Desca-
ves, Sous-Offs, p. 56 et 133, — « Dans un coin, quatre boules
de son empilées, rabiot des hommes en permission, opéré sur
la distribution de la veille,» Courleline, Train p. 30.
5° Volerie, rapine, en général : « Y a toujours des bricoles
de perdues qu'il faut payer, ou si on est à sec, faire du rabiot;
pour lors, c'est à qui soulèvera au voisin ce qui lui manque »,
Père Peinard, 28 sept. 1890, p. 4.
6*^ Bénéfice fait sur une dépense : « T aura cinq francs de
rabiot » (Verrier).
7° Petite quantité de marchandise que l'on ajoute à une pe-
sée, à une mesure (Idem).
8° Invalide d'hôpital qui rend des services à ses compag-nons
(Rigaud) : c'est un aide surnuméraire.
Dans certaines de ces acceptions, rabiot touche de près à
fourbi, et les deux se confondent lorsqu'il s'agit des petits
profits que prélève indûment le fourrier sur les vivres ou la
boisson des hommes de troupe ; par ailleurs, l'un et l'autre
ont franchi le milieu des casernes.
Nous tâcherons de suivre de près, au cours de notre travail,
ces différents apports spéciaux, lesquels, en débordant les mi-
lieux originaires, sont venus enrichir le vocabulaire du bas-
langage parisien.
VIII
MÉTHODE
Nous avons essayé d'exposer, dans les pages qui précèdent,
l'objet de ce travail, on insistant sur les sources multiples
qui ont alimenté et fécondé l'idiome vulgaire de nos jours.
Nous avons montré et nous montrerons plus loin que les clas-
ses professionnelles ont été un facteur de premier ordre dans
la constitution de son lexique, et que celui-ci s'est enrichi, en
outre, d'éléments venus de tous les coins de la France. A ces
apports d'ordre social s'ajoute le travail mental sur les maté-
riaux déjà existants dans la langue, la création métaphorique,
dont le domaine, embrassant une partie considérable de
l'idiome national, est pour ainsi dire illimité. Nous voudrions,
avant d'aborder ces divers éléments, soumettre à un exa-
men critique les données de certaines de nos sources et éta-
blir ensuite quelques principes pour la recherche des origines
des vocables vulgaires.
I
Considérations critiques.
Dans une série de publications antérieures sur la forma-
tion historique du langage des malfaiteurs, nous avons re-
cherché les erreurs, de fait ou de transcription, les contresens
où les coquilles, accumulés pendant des siècles et dont les
recueils argotiques de nos jours ont été comme obstrués.
11 ne peut pas être question cette fois d'un pareil travail
critique. Nous avions à traiter alors d'un langage secret et
conventionnel, dont les données avaient été altérées par des
générations de copistes ignorants. 11 en était résulté un véri-
table chaos qu'il fallait tout d'abord débrouiller pour être à
môme d'y discerner le vrai du faux, le réel de l'imaginaire.
Tout autre est l'état des choses actuel. Nous sommes main-
74 INTRODUCTION
tenant en présence d'un parler vulgaire qui a subi au xix^ siè-
cle des influences diverses et profondes. Une partie notable
des éléments qui ont enricbi son vocabulaire appartient à
^ notre époque et plusieurs mémo sont venus s'y ajouter on
quelque sorte sous nos yeux. Le point de vue ne peut être
qu'essQntiellement différent. '
Les recueils de parisianismes ne manquent pas. Pendant
une trentaine d'années, ils se sont succédés à des intervalles
assez rapprochés, offrant des matériaux abondants, des détails
souvent fort utiles.
Lorsque de pareils ouvrages ont pour auteurs des hommes
consciencieux, comme Lucien Rigaud (1881) ou Rossignol (1900),
ils méritent pleine confiance : l'un et l'autre s'efforcent de pui-
ser dans la réalité môme, c'est-à-dire dans les divers milieux
parisiens.
Go n'est malheureusement pas le cas de Georges Delesalle,
qui, pour Bon Dictionnaire (1896), a utilisé, sans aucun dis-
cernement, tout ce qui est tombé sous ses yeux.
Notre réserve est encore plus grande en ce qui touche les
matériaux surabondants qui constituent VArgot du A'X^ .stè-
cle (1901) d'Aristide Rruant et Léon de Bercy, recueil copieux,
mais dépourvu de toute critique. En le parcourant, on est
frappé de son exubérance verbale, de ses longues listes
d'équivalents puisés, à tort et à travers, dans Fargot ancien
et dans le langage populaire parisien. En ce qui touche le jar-
gon, nous avons montré ailleurs combien les vocables cités
par nos deux auteurs sont sujets à caution, s'ils ne se rédui-
sent pas à un pur néant.
Ge n'est certes pas le cas des parisianismes disséminés dans
leur recueil; et, cependant, tout n'y est pas de bon aloi. Aux
vocables usuels nos auteurs ajoutent souvent, pour faire série,
nombre de .termes analogiques, simples décalques obtenus
par des rapprochements synonymiques. Ges mots surajoutés
sont ou réellement contestables ou parfaitement superflus.
Sn\l p('pin, au sons de capi'ice ou d'amourette, proprement
graine d'amour. Rruant et Rercy, "en confondant ce mot avec
son homonyme qui signifie « parapluie » insèrent dans leur
Dictionnaire :
Caprice... Oinbrcllo, parapluie, pépin.
Dans une des LeHres de Bercy, écrites dans l'argot parisien, on
lit ce passage : « Ah î cette terrine!... Ben, mon vieux, t'as une té-
MÉTHODE 75
terre... Mords-moi ce saladier 1 ... Où donc qu'on t'a salé comme ça
la théière'?... Et le fait est qu'il avait une soupière pas ordinaire.
On lit par suite dans leur Dictionnaire: « Tête... saladier, soupière,
théière, terrine, léterre... »
Ces prétendus synonymes sont tous calqués par voie analo-
gique sur le terme réellement vulgaire : Boidllote ou cafetière.
De môme, « argent », se disant vulgairement galette, nos
auteurs ajoutent: biscuit et gâteau; la misère étant désignée
par panade et purée, ils y ajoutent : bouillie et bouillasse,
conjiture et marmelade, mousse et moutarde...
L'édition de 1827 du poème Cartouche, de Granval, donne :
danser, puer (nos auteurs ajoutent : polker) ; Rrgaud connaît,
au môme sens, repousser (ils ajoutent: chasser), à côté de
fouetter, puer (ils ajoutent : taper).
On conçoit dès lors la réserve qui s'impose devant cette
germination artificielle.
En dehors de cette synonymie factice, les recueils argoti-
ques de nos jours renferment des termes imaginaires, des in-
terprétations douteuses, de fausses inductions ou des sens con-
trouvés. On en trouvera le relevé dans une autre partie de ce
travail^; bornons-nous pour le moment à ces deux exemples:
Pige, 1» Heure; 2° Année; 3" Prison; 4° Portefeuille; 5'^ Faire la
pige, aller plus vite ou faire mieux (Delesalle).
Pige, piège : faire la pige, tromper, attraper. — Prison, argot des
voleurs. — Heure... (H. -France).
Rebouis, cadavre. — liebouiser, tuer. — Ribouit, œil; anus (Dele-
salle).
Rehouis, cadavre, argot des malfaiteurs. — liebouiser, tuer. —
Ribouit, omI, anus (H. -France).
De là: Cadavre, rebouis... (Bruant et Bercy).
Ces significations n'ont jamais été appuyées par une cita-
tion ou indication de source, et pour cause. Elles sont inexis-
tantes :Pi^e signifie exclusivement «année», sens unique
donné par Yidocq ; tous les autres sens sont faux. L'acception
d" « heure » est abstraite du terme typographique pige, nom-
bre de lignes qu'on doit composer pondant une heure; celles
de « prison et do « portefeuille » sont le résultat d'autres con-
fusions analogues; quant h f cure la pige, elle signifie simple-
ment « surpasser »,sens également inhérent au simple piger.
1. Voir Appendice F : Erreurs et fantaisies argotiques.
76 INTRODUCTION
D'autre part, Rebouis, cadavre (d'où rebouiser, tuer) 'est
probablement une transcription erronée de refroidi, cadavre,
en même temps que ribouit, œil, est une coquille pour reluit,
œil...
Ces tendances arbitraires et factices n'ont rien de commun
avec le développement de l'argot parisien.
II
Principes étymologiques.
L'objet principal de notre travail est de rechercher les fac-
teurs sociaux, qui, au xix'^ siècle, ont contribué à donner un
cachet à part au langage populaire parisien. Ce n'est que
tout récemment qu'un des maîtres de la science linguistique
a insisté sur l'intérêt qu'il y aurait à ne pas disjoindre ces
deux ordres de recherches, la langue et la société qui la parle:
« La considération des faits sociaux permettra, seule, de subs-
tituer en linguistique à l'examen des faits bruts la détermi-
nation des procès, c'est-à-dire à l'examen des choses l'examen
des actions, à la pure constatation de rapports entre phéno-
mènes complexes, l'analyse des faits relativement simples
considéré chacun dans leur développement particulier * ».
De là ces deux critères :
1° Considérer les vocables dans leur ambiance sociale;
2° Rechercher, autant que possible, leurs origines dans les
sources indigènes, dans les préoccupations des classes labo-
rieuses, dans les forces créatrices de l'intelligence nationale.
En partant de ces principes, nous allons étudier un certain
nombre de termes vulgaires réputés jusqu'ici comme étant
d'origine inconnue.
Arsouiller. — Le langage parisien tend à éviter non seule-
ment la double consonne, mais encore la syllabe initiale re,
qu'il change d'abord en er et ensuite en ar, suivant des habi-
tudes orthoépiques du parler vulgaire. Aux exemples que
nous citons ailleurs, ajoutons arsouiller et s'arsouiller, qui
remontent ainsi à resouiller, se souillera nouveau, se souiller
complètement, d'où se vautrer dans la débauche, mener une
vie de crapule et se conduire comme tel. Avec cette dernière
acception, le verbe était courant à la fin du xviii" siècle, comme
1. A. Meillet, étude citée, p. 3.
MÉTHODE 77
le monlre ce passage du Procès de Babeuf do l'an V: « Déjà
j'en connais quelques-uns (|ui prétendent avoir arsouillë {vous
savez toute la valeur de ce terme) dans la révolution, et
sont tous prêts à se remettre à la besogne, pourvu que ce soit
pour tuer les coquins de riches, d'accapareurs... », Pièces,
t. Il, p. 106.
Ce terme est encore usuel. De là le substantif verbal a/'.soia7/e,
crapule, qu'on lit dans les Mémoires de Vidocq de 1828,
Vers la même époque, Maxime Du Camp en constatait la vo-
gue dans l'argot parisien: « Ce moi ar souille était fort usilé
à cette époque (1830-1833) dans le langage populaire de Pa-
ris... ^ ». De la capitale, le mot pénétra dans la plupart des
parlers provinciaux: Berry, Bourgogne, Poitou, Picardie, Nor-
mandie, etc.
Bernique. — L'ancienne langue, pour désigner la non valeur
ou la nullité, disposait de nombreuses formules ou comparai-
sons, tirées surtout de la nature ou des objets de première
nécessité. Le langage moderne parisien en a hérité un grand
nombre qui feront l'objet d'un chapitre spécial. Remarquons
pour le moment que l'expression dépréciative était parfois
rendue par la notion « coquillage » (anc. fr. coquille) :
Aubère ne broine ne li vaut II. coquilles...
{Mort Aimevy de Narbonne, y. :2439).
Notre parler vulgaire, pour exprimer la môme négation,
se sert de bernique ou beraicles. Cette dernière forme, prépon-
dérante au xviii'' siècle % est ainsi définie par le Trévoux
de 1771 : « Mot populaire pour dire rien : Il s'attendait à avoir
un gros profit, et il a bernicles ». Boiste, en 1800, donne en-
core bernicles, alors que la forme ultérieure bernique se lit
déjà dans un écrit poissard antérieur, les Porcherons, 1773,
p. 134 :
Quand, mécontente est la pratique,
A l'enseigne elle dit bernique...
Or, bernicle est le nom vulgaire du coquillage du genre
patelle, et bernique en est la forme usuelle en Bretagne *. Le
1. « Un autre agent secret... arsouille consommé, » Mémoires de Vidocq, t. III,
p. 87.
2. Souvenirs littéraires, Paris, 1882, t. I, p. 52, note.
3. Le mot se lit pour la première fois dans le petit glossaire argotique qui
accompagne le poème Cartouche de Granval (1725): «e Brenicle, rien, non ».
4. E. Rolland, Flore, t, XII, p. 20.
78 INTRODUCTION
nom de ces coquilles, qui pullulent sur les rochers et s'atta-
chent innombrables aux flancs des navires, est devenu l'ex-
pression symbolique de la nullité, du néant: « Bernique:
Expression adverbiale qui veut dire que, croyant tenir quel-
que chose, on ne tient rien: Vous comptez sur lui? Berni-
que! » (Wailly, 1801). La forme primitive bernicles ! repré-
sente le pluriel du môme nom de coquillage et renforce ainsi
la notion négative.
En somme, ce terme vulgaire, venu à Paris des côtes de la
Bretagne, est, dans son acception figurée, une survivance des
nombreuses tournures négatives ou dépréciatives dont abon-
dait l'ancienne langue ^
Bisquer. — Ce mot populaire se lit fréquemment dans Vadé :
« Fallait me dire ça plulât, je n'aurais pas tant fait bisquer
ma mère, la pauvre femme! » Lettres de la Grenouillère, p. 93.
Ce verbe, « banni du langage sérieux » (Littré), n'a pas
naturellement trouvé grâce aux yeux des grammairiens :
On dit souvent: // bisque, je l'ai fait bisque^'. Cela n'est point fran-
çais. Il endève, il fume, il enrage; je l'ai fait fumer, endèver. —
Michel, 4807.
Bisquer, s'emporter fortement, s'impatienter. Ce mot n'est pas
français. C'est un terme d'écolier. Dites: pester. — Molard, dSlO.
Bisquer. Mot trivial qui signifie être mécontent. Bisquer est un
barbarisme. — Desgranges, 1821.
iMalgré ces protestations, le mot a fait son chemin: il est
usuel à Paris et dans les parlers provinciaux.
Son origine méridionale est indubitable : le provençal biscà,.
endèver, signifie proprement prendre la chèvre ^ ancienne
métaphore ^ qu'on lit encore dans Régnier et Molière et qui
est toujours vivace dans le langage des imprimeurs. L'exis-
tence d'une forme bisco, chèvre (parallèle à bico) est corro-
i. II. Moisy semble avoir entrevu cette origine: « L'on peut ailmettre que
bernicle, qui s'est dit et se dit encore pour bernacle, espèce de coquillage très
commune, et heimique, rien, soient devenus la dénomination molapliorique
d'un ol)jet sans valeur. Il est prolaable que bernique, comme le mot miette,
qui (m patois normand, a le même sens, a fini par signifier rien du tout ».
— Dictionnaire du patois Normand, Caen, 1883, v bernique.
2. Le Avallon ardennais abisqiier, accourrir précipitamment, remonte à la
même origine.
3. Cf. E. Rolland, Faune, t. V, p. lo3 : t Bisquer... de bisque, chèvre, mot
qui a dû exister, puisqu'on trouve bisquière, chevrière. » Littré et le Dict.
général, sans tenir compte de l'apparition récente du mot, le rapprochent du
Scandinave besk, aigre.
MÉTHODE 71)
borée par les dérivés dialectaux : bisquet, pu Ire, chevrier
(Dôlo, Leçon te), Vendée bisquieii, domestique (jui mène le
gros bétail aux champs (Lalanne), répondant à l'angevin bi-
quai't ; bisqnière, gardcuse de chèvres (Bourgogne, Littré,
Suppl.)
Le pendant de notre verbe, bigoter \ se dépiter, se lit déjà
dans une mazarinade parisienne d'e 1639 : « Jarnicoton, tu me
fras bigote», éd. Rosset, p. 17. Cet autre emprunt (Dauphiné,
bigota, pester) accuse la même image tirée du naturel em-
porté de la chèvre ou du chevreau {bigue ou bigot dans les
patois).
Blague. — Terme militaire par excellence qui a pris rapide-
ment une grande extension. Suivant les témoignages recueillis
par Larchey, ce fut Cadet Gassicourt qui, dans le récit de la
campagne de 1809, en fait le premier mention : « Les mili-
taires ont inventé un mot pour exprimer un conte puérile ou
ridicule, un mensonge, unegasconnade. Cela s'appelle 5/a^ae,
d'où l'on a fait dériver blaguer, blagueur, blago?7iane '^ ».
Ce caractère militaire est encore relevé en 1817 par Sten-
dhal ^ et, vers 18i0, par Balzac: « Ce monde des choses fran-
çaises désigné sous le nom soldatesque de blague, mot qui
sera repoussé de la langue, espérons-le, mais qui seul peut
faire comprendre l'esprit de la Bohème ^ ».
> Encore aujourd'hui le mot est fréquent dans le langage
des troupiers et on le-^it souvent dans les écrits de Courte-
line : « Il faisait des blagues aux copains... Quelle blague!
Toute la chambrée se mita rire... », Gaietés, p. 14 et 219.
Blague, hâblerie, du limousin blagou, bavardage, ce dernier
répondant au languedocien bagoul, même sons : la forme
abrégée blague est parallèle à bague (bagou) du langage des
malfaiteurs de la môme époque ^ Le sens des deux mots est
1. Oudin l'a accueilli dans ses Curiositez (1640) : « Faire bigotter, mettre en
colère »; et on le lit dans la Muse Normande de David Ferrand (t. I, p. 43).
2. Voyage en Autriche, Paris, 1809 (cité par Larchey). Une année avant,
d'Hautel mentionne exclusivemement les dérivés blaguer et blagueur, au sens
de « mentir, hâbler, » etc.
3. Paris en 1817, paru en 18'21 (dans Larchey) : «Cette vanterio égoïste et
grossière que nous appelions blague parmi les officiers subalternes des ré-
giments... » Et, dans la Correspondance du même (10 juillet 1818): « Dans le
langage de l'armée française on appelle cela emporter son homme par la bla-
gue, ce qui veut dire : éblouir un caractère faible. »
4. Un Prince de la Bohême, éd. Lévy, p. 187.
'S. Bagou, nom propre, se lit dans un opuscule argotique de 1790 : Le Rat du
Châtelet. Vidocq donne, en 1837, avec le même sens bagou et bague.
80 INTRODUCTION
foncièrement le même: « Ce mut bagou qui désignait aulre
fois l'esprit de repartie stéréotypée, a été détrôné par le mot
blague »,. nous dit Balzac (cité dans Larchey).
L'identité depuis longtemps admise ^ entre blague, vessie
de tabac, et blague, vanterie, se heurte^ en dehors du sens, a
une double difficulté chronologique et géographique: blague,
vessie, est attesté pour la Bretagne dès 1771, tandis que bla-
gue, gasconnade, ne remonte pas au delà du xix'^ siècle et ac-
cuse une origine plutôt méridionale; d'autre part, le ratta-
chement de blaguer au verbe archaïque braguer, se vanter,
qu'on a souvent proposée 2, se heurte à une grosse difficulté
sémantique: l'acception ancienne de braguer, celle de « se
vanter », paraît inconnue aux patois (qui donnent générale-
ment à ce verbe le sens de « .culotter »).
Quoiqu'il en soit, le mot et ses dérivés firent fortune.
Dès 1821, les grammairiens en proscrivent l'usage: i( Bla-
guer, pour mentir, dans le baragouinage du peuple, rnais
n'est pas français ; blagueur et blagueuse ne sont pas meil-
leurs que blaguer : ce sont des mots bas ^ ». Cette dernière
remarque est encore répétée par Bescherelle (1845): « Blague.
Mot populaire et bas dont les personnes bien élevées évitent
de se servir, si ce n'est dans une conversation très familière
et par forme de plaisanterie ».
Admis par \q Dictionnaire de rAcarfe'mte seulement en 1878,
blague, vocable originairement soldatesque du début du xix^ siè-
cle, au sens de gasconnade, désigne aujourd'hui une plai-
santerie où domine le scepticisme, l'ironie: elle caractérise
surtout la faconde des journalistes et la verve de l'esprit bou-
levardier... C'est le pendant et le substitut de bagou, par-
ler abondant et facile, mêlé de fanfaronnade, du gamin et do
l'ouvrier parisien.
Charabia. — Ce terme désigne primitivement le patois des
1. Cf. Bescherelle (184S): « Blague, hâblerie... par allusion au contenu d'une
vessie soufflée », et Fr. Michel (1856): « fî/açue, jactance... Quoi déplus sem-
lilable à une vessie gonflée de vent qu'un discours pompeux et vide? »
2. Entre autres, parCh. Nisard [Curiosités de l'étyinologie française, 1869, p.
194 à 199) et en dernier lieu par Jeanroy (Revue de philologie française, t. XX,
p. 290) : ni l'un ni l'autre ne touche au sens de braguer dans les patois, seuls
en cause, étant donné le caractère vulgaire, soldatesque, du mot.
3. Cf. aussi Dictionnaire Langrois (1822) : « Blagueur. Ce terme est employé
pour désigner une personne qui parle excessivement et qui, dans ses récits,
ne respecte pas toujours la vérité. On se sert aussi des mots blague et blaguer.
Ces trois mots doivent être proscrits et remplacés par les mots bavard, ba-
vardage, bavarder, quoiqu'il y ait une nuance qui en différencie le sens. »
MÉTHODE 81
Auvergnats qui apportèrent ce mot à Paris dans le premier
quart du xix*' siècle. Il manque encore à d'IIautel, mais Des-
grang-es note, en 1821, et sa date récente et sa provenance
vulgaire : C'est « du français des ports de Paris », remarque-t-il.
Etant donné ce caractère récent du mot, la dérivation de
charabia de l'hispano arabe algarabia \ langue arabe, a l'air
d'une simple facétie étymologique, malgré les autorités qui
la soutiennent : la forme, la chronologie et l'extension géogra-
phique du mot s'y opposent également. Proposée par l'orien-
taliste hollandais Dozy, qui ignorait le pays d'origine et le
véritable sens du mot, il est inconcevable qu'une pareille fan-
taisie se lise encore dans le Diciioiinaire général.
L'auvergnat charabia est inséparable du lyonnais cliaraba-
rat, marché aux chevaux, maquignonnage (de Puitspelu), l'un
et l'autre se rattachent à la famille nombreuse, do forme et
de sens, qu'a fécondée autour de lui le type charivari que
nous avons étudié ailleurs ^
Une de ses variantes provinciales, charavièu (dans le Var)
est précisément proche parent de notre charabia: le sons es-
sentiel des vocables du type charicari, étant «bruit confus»,
conduit tout naturellement à celui de confusion linguistique,
de baragouin ou de jargon inintelligible. Ce terme, essentielle-
ment indigène, rentre ainsi dans son pays d'origine.
FiON. — Pour finir, nous allons suivre les vicissitudes du
terme vulgaire Jwn depuis ses humbles origines jusqu'à son
plein épanouissement.
Le mot était déjà assez répandu à Paris, parmi les classes
ouvrières, à la fin du xviii" siècle. Sébastien Mercier en parle
a\ec enthousiasme en 178-3:
« Un François enseignait à des mains royales à faire dos
boutons; quand le bouton était fait, l'artiste disait: A présent,
Sire, il faut lai donner le Jîon. A quelques mois de là; le mot
revint dans la tète du Roi; il se mit à compulser tous les Dic-
tionnaires, Richelet, Trévoux, Furetière. l'Académie Fran-
çaise ^, et il ne trouva pas le mot dont il cherchait l'explica-
1. « E parlan son algaravia, » dans Guill. de la Barre, éd. Paul ?iIoyer, p. 39.
L'éditeur rapproche l'esp. algarabia et le fr. charabia (ce dernier aurait pu
manquer).
2. Dans la Revue des Etudes Rabelaisiennes, t. IX (1911), p. 256 à 2îi8.
o. Comme notre mot ne remonte pas au-delà du milieu du XVIII" siècle,
il n'est pas étonnant qu'il manque aux dictionnaires cités qui appartiennent
6
82 INTRODUCTION
tion. Il appella un Neuchâtelois ' qui était alors à la Cour, et
lui dit : Dites-moi ce que c'est que le flou dans la langue fran-
çaise ? — Sire, reprit le Neuchâtelois, le Jioa c'est la bontie
grâce ».
« Graves auteurs, graves penseurs, vous n'êtes pas dispen-
sés do donner le Jîon à vos livres; sans le Jion vous ne serez
pas lus. Le Jîon peut s'imprimer dans une page de métaphy-
sique comme dans un madrigal à Glycère. Académiciens qui
parlez de goût, étudiez le Jion et placez ce mot dans votre
Dictionnaire qui ne s'achève point I ^ ».
Ce vœu de Mercier n'est pas encore exaucé. Le Dictionnaire
de l'Académie, qui vient de donner asile à engueuler et épa-
tant, n'a pas accueilli jusqu'à ce iour Jîon, ce terme populaire
par excellence.
Quoiqu'il eh soit, voici les témoignages ultérieurs du mot :
Donner le flon à quelque chose s'emploie improprement et trivia-
lement pour perfectionner, mettre la dernière main à quelque chose.
— Michel, 1807.
Fion. Mot vulgaire dont le sens es-t fort borné et qui équivaut à
peu près à poli, retouche, le dernier soin que l'on donne à un ou-
vrage afin de le perfectionner. Il faut lui donner encore un petit fion^
pour il faut encore ajouter à cet ouvrage quelque ornement pour
qu'il soit parfait, il faut y mettre la dernière main. — D'IIautel, 1808.
Fion, donner le fion à quelqu'un. Dites: grâce, tournure. — Mo-
lard, 1810.
Fion, il s'agit de donner un fion à cette araire, ce qui signifie une
tournure, une subtilité. On dit encore: Cet homme a le /ion, pour
exprimer qu'il est rusé, adroit. Le mot fion est un barbarisme. —
Langres, 1822.
Passons au sens. Le mot se rencontre dans un jeu de saute-
mouton très compliqué (il comporte vingt-quatre figures dif-
férentes) :
1° Cri que poussent les joueurs en sautant par-dessus le
la plupart au XVII°. De nos jours, le tenue est donné en [la^sant par Lit-
tré, mais il manque au Dict. général.
1. Ce « Neuchâtelois » est ici indiqué tout bonnement parce que Pouvrago
de Mercier s'imprimait à Neufchatel (sous la rubrique Amsterdam). M. J.
Jeanjaquet, un des rédacteurs du Glossaire des patois de la Suisse Romande,
m'a obligeamment communiqué ceci: « D'dprès les renseignements que j'ai
recueillis et ceux que fournissent les matériaux du Glossai7'e, le mot fto}i
n'existe pas actuellement à Neufchatel ni dans le reste de la Suisse romande
au sens (jue lui donne Mercier et qu'enregistre Littré. »
2. Le Tableau de Paris, Amsterdam (Neufchatel), 17S2-1788, t. VI, p. 296.
MÉTHODE 83
ninuton. Un joueur présente ses poings fermés à ses camara-
des jiisfju'à ce que Tun d'eux, en saulanl, le frappe en criant :
Jioii!
2° Coup qui achève le jeu ou lui donne une autre tournure.
Dans une variante de ce jeu, en sautant, on donne un coup
de talon dans la partie charnue du mouton, en criant: y^o/z/ ^
Ailleurs, cette figure du jeu s'appelle coup de pied ou coup
d'éperon ^
De là tout un développement sémantique qui a fait oublier
ces humbles origines :
3° Coup de grâce, coup en général:
Le roi qu'est un vivant d'affût
Fit tout trembler quand il parut ;
Par la sacrédié, queu compère !
Pour ficher un fion, à li le père !
(Vadé, Sur la prise de Menin en 1744).
4° Dernier coup de main donné à un ouvrage : « Bien es-
suyer et frotter un travail terminé est lui donner un coup de
fion » (Rossignol).
5° Tournure, bonne façon, chic. Ce dernier sens se prend
aussi en mauvaise part ou ironiquement, d'où les acceptions
péjoratives (affectation, ruse, mensonge) familières surtout
aux patois : Jionner,îàï?Q le beau, qI fionneur, élégant pré-
tentieux.
Ce terme connu à Paris au xvin*' siècle, avec son acception
propre (Vadé) et figurée (Mercier), s'est répandu au xix" siè-
cle dans les parlers provinciaux de toute la France, mais
exclusivement au sens métaphorique. En voici le tableau:
Normandie et Picardie: Avoir le fion, avoir l'adresse néces-
saire pour réussir (Corblet).
Berry : Fion, poli que l'on donne à son ouvrage; — habile
dans un travail quelconque (avoir le Jîon, avoir le chic) ; —
se dit aussi en mauvaise part : Cette affaire prend un mauvais
fion (Jaubert).
Anjou : Fion, dernière main mise à l'ouvrage : coup de
Jîon ; — air affecté, coquetterie: il fait du Jion (Verrier et
Onillon).
Champagne, Marne : Fion, ruse, adresse, savoir faire (Gay).
1. Louis Isquieu, Les Jeux populaires de Venfance à Rennes, Rennes, 1890,
p. 33 et 65.
2. Verrier et Onillon, Dictionnaire des patois de VAnjou, t. IL p. 463 (donne
une description détaillée des différentes figures du jeu).
84 INTRODUCTION
Lyon: Fions, tours d'adresse, de grâce: « Quand le véloci-
peteux a vu la Bonoite, i s'est mis à faire des fions » (Puitspelu).
Dauphiné: Fion, chic, tournure: se donna lou Jioiin, faire
le gracieux (Mistral).
Suisse., Vaud : Fion, orgueil, belle apparence, vanité: se
bailii clou fion, se donner des airs (Bridel) ; — Genève: Fiou.
Terme d'écolier qui équivaut à fini, achevé, terminé : C'est
flou, voilà qui est flou (Humbert).
Fion n'a, aujourd'hui, dans la Suisse romande, — d'après
l'obligeante communication de M. Jeanjaquet — que le sens
de « brocard, mot piquant et désobligeant », comme dans les
autres patois franco-provençaux ^ Quant au neuchâtolois
fion (de Mercier), M. Jeanjaquet pense que « ce mot n'a rien
de spécifiquement suisse et notamment rien de Neuchâtelois ».
Venons maintenant aux origines du mot.
Nous avons montré que le sens primordial de flou, se trouve
dans les différentes figures d'un jeu d'enfants où il désigne
tantôt le cri des joueurs frappant leur camarade et tantôt le
coup qu'on donne-à ce dernier, coup qui met un terme au jeu
ou le modifie. En parlant de cette donnée essentielle, flon est
une simple variante orthoépique ^ de flon : Flon- flon! Mots
imaginés pour imiter le bruit que produisent les coups de bâ-
ton que l'on donne à quelqu'un (d'Hautel). Richelet cite ce cou-
plet (1680):
Si ta femme est méchante,
Apprends-lui la chanson ;
Voici comme on la chante
Avec un Jjon bâton ,
Flon, flon !
La succession des sens est ainsi toute indi(juéo: Cri pour
frapper et le coup lui-même; de là, dernier coup de main,
façon ou retouciie donnée à un ouvrage; — soin méticuleux,
impliquant une nuance plus ou moins prononcée d'exagéra-
tion ; — finalement, alieclation matérielle (coquetterie) ou mo-
rale (adresse, ruse).
. On le voit, cette rechorcho dos vocables vulgaires dins leur
1. Ce sens s-e rattache probablement à une autre orif^ine : cf. Bas-Maine,
fionner, irriter, et afjionner, agacer, eifrayer, en parlant eles animaux : t Les
piqûres dos mouches affionncnt les bestiaux » (Dollin).
2. La douljle forme subsiste dans les patois de la ^Mayenne et ailleurs :
Fionner et flonncr, embellir (Doltin^.
MÉTHODE 85
milieu et leurs attaches sociales peut devenir féconde en ré-
sultats positifs. Si le principe phonétique s'impose lorsqu'il
s'ag-it de scruter les origines de la langue ou son évolution
immédiate, ce principe devient purement social et intellectuel
dès qu'on aborde la période moderne du développement lin-
guistique. Tandis que l'état phonétique (ou plutôt orthoépi-
que) du langage populaire est essentiellement resté le même
depuis quatre siècles, le lexique a subi des changements con-
sidérables. Ces acquisitions modernes du vocabulaire relèvent
en premier lieu des créations populaires, des préoccupations
d'ordre professionnel, du travail mental des foules. La recher-
che étymologique, surtout pour les époques modernes, n'est
en somme qu'un autre aspect de l'histoire sociale, de la psy-
chologie.
Nous allons maintenant, à l'aide de ressources multiples*,
tracer un tableau d'ensemble de l'argot parisien ou du lan-
gage populaire de nos jours sous le triple aspect : grammati-
cal, lexicologique et sémantique.
1. Voy. Appendice D : Nos Sources.
LIVRE PREMIER
GÉNÉRALITÉS
CHAPITRE PREMIER
PRONONCIATION
Le parler vulgaire est, sous le rapport de la prononciation,
comme sous beaucoup d'autres, plus conservateur que la lan-
gue littéraire. L'état des choses est à cet égard à peu près le
même de nos jours qu'au xvi" siècle. La plupart des diver-
gences orthoépiques, particulières au langage parisien, re-
présentent autant d'archaïsmes qu'on trouve encore vivaces
dans les patois, tout particulièrement dans ceux du Centre
et de l'Ouest.
Nous ne tiendrons compte que des faits les plus frappants,
en nous attachant à relover leur caractère parisien, attesté
déjà comme tel par les vieux grammairiens^ et lexicogra-
phes.
1. Nous les citons d'après l'ouvrage fondamental de Tliurol, De la pronon-
ciation française depuis le commencement du xvi« siècle, d'après les témoignages
des grammairiens, 1881-1882.
On ne possède jusqu'ici aucun travail sérieux sur le sujet: les disser-
tations allemandes de Lotsch (1895), de Wimmer (lOOOj et de Pfau (1901) por-
tent sur les particularités orthoépiques de la langue moderne en tant qu'elles
se reflètent dans les écrits de Zola, d'Erckman-Ghatrian et de Gyp.
Quant à la partie correspondante de l'Etude de Gh. Nisard, elle est purement
empirique, et il suffira d'en citer ces deux remarques: « Le patois parisien
dénature les mots français plus brutalement, et à la manière des voleurs.
La cause en est à la disposition de l'organe vocal du peuple de Paris.., à
son afl'ectation évidente à corrompre ou à forcer la prononciation régulière »
(p. 128). — « En général, le peuple se fait un mérite fanfaron de ne pas par-
ler correctement s (p. 149).
Voici les noms des grammairiens qui ont noté la prononciation, parisienne
et les titres de leurs ouvrages :
Bérain, Nouvelles remarques sur la langue française, Rouen, 1675. -
Estienne (Rob.), Traicté de la grammaire française, Paris, 1557.
Hindret, L'art de bien prononcer et de bien parler la langue française, Paris,
1G87.
88 GÉNÉRALITÉS
Avis "PRÉLIMINAIRE. — En ce qui touche la transcription des
textes populaires, remarquons ceci.
L'amuïssement graduel et aujourd'hui définitif, dans la
langue parlée, de e médian ou final, ainsi que de certains li-
quides finales (i pour il), est généralement marqué par des
apostrophes, chez les auteurs poissards comme chez les écri-
vains populaires de nos jours. De là les nombreuses élisions
qui donnent un aspect particulier à la prose et à la poésie
parisiennes.
Nous avons cru devoir renoncer à cette notation, devenue
aujourd'hui parfaitement superfiue, et rapprocher autant que
possible la transcription des textes populaires de l'orthographe
habituelle. Ce procédé d'unification avait d'ailleurs été déjà
appliqué par Vadé, dans sa Pipe cassée, et il est à souhaiter
qu'il se généralise pour débarrasser les écrits en langue
vulgaire de cette singularité graphique qui n'a plus sa raison
d'être.
1. — Voyelles.
A. — Sa réduction en e, devant r, a été caractérisée comme
parisienne par Geoffroy Tory (1529) et La Mothe le Vayer (1647);
ce dernier la trouve « plus efféminée et d'enfant de Paris qui
change l'a en e ». Elle est encore vivace (Bruant, Route,
p. 160) :
Do Montmertre à Montperno...
et elle Tétait déjà à l'époque de Villon.
De même, en errière pour en arrière, qu'on rencontre dans
les poésies de Marguerite de Navarre, est encore usuel (Rictus,
Cœur, p. 70), tout en étant condamné par les grammairiens
du xix" siècle:
« Marcher c'/i errière... Barbarisme ». — Michel, 1807.
c( En errière, pour en arrière. Faute do prononciation. Quand
j'entends dire à certains officiers que la bravoure plus que
La Mothe le Vayer, Lellres louchant les nouveUa remarr/ues sia- la laïujue fran-
çoisp, Paris, 1G47.
Ménage, Observations sin- la langue française, P{iris, 1G72.
Oiidin (Ant.), Grammaire franroi.se rapportée au hmr/age du temps, Paris, 1633.
Pelolier du Mans (Jacquos), Dialof/ne de l'nrl/in;/rafe e prononciacion fran-
çoese, Lyon, lo.'i.i.
Tory (deoffroyi. Champ /leurii, Paris, 1529.
Villecomte, Lettres modernes avec leurs réponses, Venise, 1751.
PRONONCIATION 89
réruditiun g-uide : En errière, ouvrez vos rang-s! Je voudrais
leur fermer la bouche. Rappelez-vous, jeunes instructeurs
de régiments, qu'on doit prononcer : En arrière ». Desgran-
ges, 1821.
Dosgrang-es relève, en outre, ertijlce pour artifice (« voilà
de la prononciation parisieniio ! »), à cùté de clerinetie, cla-
rinette, etc.
Et de même devant n, comme vingince (Richopin, Gueux,
p. 183), pour vengeance: « Ecoutez le gamin de Paris quand
[[ d'il cinc frincs cinquinte cintiines » (Nisard, Étude, p. 132).
De là la prononciation minsingue pour mannesingue, etc.
Plus rarement devant d'autres consonnes: Médème, pour
madame, est déjà relevé par les anciens grammairiens; mé-
got, pour magot (phase intermédiaire maigôt), au double sens,
« excédent de recette » (Larchey) et « bout de cigarette encore
fumable », appartient au xix*' siècle (Bruant, Rue, t. I, p. 103).
La prononciation ormoire, pour armoire, était au xvii" siè-
cle celle de « presque tout le petit peuple de Paris » (Riche-
let, 1680). Donnée par Oudin (1642) et relevée comme bar-
barisme par les g-rammairiens du xix'' siècle, elle subsiste
toujours (Rictus, Doléances, p. 240).
E. — La progression vers a, devant les liquides, est aujour-
d'hui moins fréquente que dans le passé : darrière, pour der-
rière, encore usuel, est dans Vadé {Jérôme et Fanchonnette,
se. XI) ; mais la prononciation aile, pour elle (réduit parfois
à aJ), mentionnée par Bérain (1675) comme ceHe « des filles
ou des femmes de Paris », est encore vivace (Bruant, Rue,
t. l, p, 39):
Aile avait pus sos dix-huit ans...
Acouter, pour écouter, est un archaïsme : « Aucuns disent
acouter, les autres ascouter ; d'autres et plus communément
escouter » (Nicot, 1606); mais le Tréoousc remarque déjà :
« Acouter n'est en usag-e que dans la populace ». Cette forme,
très fréquente dans Vadé, est encore vivace dans les provin-
ces (Picardie, Berry, Bourgogne, etc.) et à Paris : « Acoute,
ma belle,... c'est la dernière fois que je le dis ». Rosny, Mar-
the, p. 8.
1. La prononciation elle couime el est ancienne et courante au xvi' siècle
(cf. Brunot, Histoire de hi lanç/ue, t. i, p. 337, et t. II, p. 247).
90 GÉNÉRALITÉS
Le phénomène le plus important est l'amuissement de Ve
féminin entre deux consonnes. On le rencontre assez souvent
dès le xvi^ siècle: Robert Estienne (lo57) donne à la fois char-
tier et charretier, plote ou pelote, pelouse (« prononcez pres-
que plouse y)), pelure (« prononcez presque /?^w/'e »), etc. Cet
amuïssement devient tout à fait fréquent au xvii*' siècle. Ou-
din, dans sa Grammaire françoise (1633), remarque expres-
sément que Ve féminin « au milieu des mots Se mange tout
à fait » ; il progresse au xvui*^ et devient un fait accompli
au xix''. Oudin transcrit déjà dmander, dvant, achter, et le
Tréoowjc (1752) remarque: « Philippe. Le peuple dit Phelippe
et prononce Flipje * ». La forme velà, prononcé vlà, est déjà
fréquente au xV siècle.
La prononciation- fumelle, femme, est archaïque (cf. Mys-
tère du Vieil Testament, v. 3671) ; donnée par Robert Es-
tienne (1357), elle est encore usuelle dans les provinces et à
Paris : « Faut être louf de se trouer la peau pour une fu-
melle », Rosny, Rues, p. 260.
D'Hautel remarque, en 1808, au mol femelle : « Le peuple
prononce /wme^/e », et Desgranges, en 1821, y voit une « pro-
nonciation de paysan ».
I. — La prononciation ben et reii se rencontre, dès le début
du xvii*^ siècle, comme celle du « peuple de Paris » (cf. Thu-
rot, t. I, p. 483). Ben est aujourd'hui général; ren, moins
répandu, est usuel surtout dans les casernes (et dans les pro-
vinces): « Voyons... Vas-y, puisque tu ne fais re/i », Courte-
line, Gaietés, p. 117.
Remarquons que militaire sonne mélétaire dans la bouche
des gens .du peuple % alors que ménuit, minuit, remonte
au xvi" siècle (mesnuit): « J'en ai connu qu'avaient vingt-huit
sous pour s'abîmer les yeux jusqu'à ménuit », Rosny, Marthe,
p. 93.
2. — Diphthongues.
EAU. — La prononciation io fut longtemps en usage à Pa-
ris r « Les Parisiens... au lieu d'un seau d'eau disent un sio
1. De h'i, dans le bas-langage, pipe, canaille.
2. .Mac-Nab, Chansons du Chat-Noir, Paris, 1890, t. I, p. 18.
PRONONCIATION 91
cVio », remarque Jacques Pelletier en 1555. Elle n"a laissé que
des traces isolées.
Piau, peau : « 11 n'a que la piau et l'os. C'est un mot digne
du plus bas peuple j), Desgrang-es, 1821. Son dérivé, dépiau-
ter, au sens de « dépouiller, déshabiller », est aujourd'hui
plus répandu: « Il y en avait deux qui se dépiautaient à la
sortie ».. Zola, Assommoir, p. 231.
Siau, seau : « Le peuple dit habituellement un siau »,
d'Hautel; « Siau, pour seau, prononciation basse », Desgran-
ges, 1821.
Ajoutons l'expression être dans le siau, être perdu ': « Mon
vieux*, nous sommes dans le siau-.- », Courteline, Train,
p. 221.
EU. — La prononciation u, dans dos noms propres comme
Ugène et Ustaclie, est depuis longtemps populaire (cf. Thurot,
t. I, p. 522).
Ul. — La réduction en i est un des traits les plus frappants
du parler vulgaire : pis, puis, depis, depuis, etc.
Par contre, on prononce cheux, pour c/^e.s', et cette diphlhon-
gaison est relevée par Gaillières, en 1692, dans ses Mots à
la mode, comme celle d'un « vieux seigneur de la Cour » (éd.
Schenk, p. 35).
Elle se lit déjà dans la Satire Ménippée (p. 19: « chascun
dieux soi ») et Desgranges remarque en 1821 : « Cheiix pour
chez. Les paysans disent c/ieMcT nous. C'est une faute grossière».
3. — Consonnes.
Certains changements consonantiques. très fréquents jus-
qu'à la fin du XYiii*^ siècle, semblent avoir complètement dis-
paru au.xix**. Ainsi l'alternance de /'-^, et inversement de .s-r,
attestée par de nombreux témoignages dès le xvi*^. siècle, se
rencontre encore au xviii^, dans les écrits poissards, mais n'a
pas laissé des traces dans le bas-langage de nos jours.
Groupe de consonnes. — On l'évite par divers procédés, dont
le plus habituel est la suppression de la deuxième consonne.
Cette élimination est loin d'être moderne : en 1687, Hindret
1. Elle est synonyme de cette autre, être dans le lac : « Le souper frit, le
rata dans le lac, répandu sur le plancher.^.. », Courteline, Train, p. 68.
92 GÉNÉRALITÉS
remarque déjà que « la petite bourgeoisie de Paris dit une
tahe^ un cofe, du suque, pour une table, un cofre, du sucre ».
Le phénomène peut être :
a. — Initial : Ostiner, obstiner : « Le peuple de Paris dit
ostination, mais les honnêtes gens disent et écrivent obstina-
tion », remarque Richelet en 1680. Cette prononciation osti-
ner, est encore dans Vado {Jérôme et Fanchonnette, se. III),
et elle est toujours vivace (Rictus, Cœur, p. 132).
De môme, copain, pour compain, est très usuel ; Vadé écrit
copère, copagnie, etc.
h. — Final, cas extrêmement fréquent. On prononce aujour-
d'hui chambe (chambre), /)i«^e (mufle), pif, gros nez (pitfre),
râpe (râble), suque (sucre), tringue (tringle), etc.
Et de même: quate, note, vote, aute, etc. (cf. Thurot, t. II,
p. 280 et suiv.), à côté de paceque (parce que), petête (peut-
être), pus (plus), cette dernière prononciation attestée par
Vaugelas comme ancienne, tandis que celle de /îsse (fils) est
attribuée aux Parisiens (cf. Thurot, t. II. p. 81).
Un autre procédé pour éviter deux consonnes de suite est
leur assimilation. L'exemple le plus ancien est flemme,
flegme, qu'on lit déjà au xm*^ siècle sous cette forme (v. Lit-
tré) ; le sens vulgaire de « paresse » ou « inertie invincible » *
répond à la qualité que la médecine ancienne attribuait au
flegme, une des quatre humeurs: « Le flegme rend l'homme
endormy, paresseux et gras », nous dit Ambroise Paré. Cette
acception ne remonte pas au delà du xix^ siècle: « F.lènie n'est
qu'un barbarisme. La populace dit: il a la flème, pour expri-
mer qu'un homme est paresseux; mais ce mot n'est intelligible
que pour les habitués de la souricière », Desgranges, 1821.
On dit, de même, catécliisse, catéchisme, et analogiquement:
anarcJiisse, artisse, etc.
Liquides. — Leur alternance a produit des prononciations
comme ca.neçon (caleçon), nantilles (lentilles), etc. La pre-
mière est attestée par Bérain (1675), la deuxième par Mé-
nage (1650)- ; l'une et l'autre sont encore vivaces : « Le peu-
1. « S'il a la flemme, c'est qu'il a un poil dans la main », Poulot, p. G8. — « Il
ne retournait à la boilc, il avait la flème, » Zola, p. 51.
2. Cf. Trévoux (17;i:2) : <i Ménage prétend qu'il faut dire nantilles avec les
Parisiens, et non pas lentilles avec les Angevins. On doit dire au contraire
lentilles, et nantilles ne se dit que dans les provinces, par le peuple de Paris
ou par des ignorans ».
PRONONCIATION 93
pie do Paris prononce naiitilles, comme il dit caiieçon au lieu
de caleçon y>, d'IIautel, 1808.
On dit collidor (corridor) et à la bonne jlanquelte, à la
bonne franquette (Molière), c'est-à-dire franchement, tout
bonnement, à coté de flanche, jeu défendu, pour « manière
franche y>, appellation ironique. Vadé écrit na:si pour la^^i ^ :
« C'est un petit chien de casseux qui a des sucrés najis un
peu trop de rechef », Lettres de la Grenouillère, p. 80.
L'on devient non - dans certains patois (normand, etc.),
d'où no dans le bas-langage parisien : « Au moment où no
tendrait la patte, y aurait une sonnette », Rosny, Rues, p. 73.
Le phénomène le*plus important que présentent les liqui-
des est le mouillement. La prononciation de 17 mouillée,
généralement attribuée à « la petite bourgeoisie de Paris »
(Hindret, 1687), a définitivement triomphé, malgré les pro-
testations des grammairiens depuis Hindret jusqu'à Littré. Le
vulgaire prononce souyers (souliers) et escayer (escalier) :
« Escayé, c'est ainsi que les paysans appellent un escalier...
Souyé, pour soulier, cette faute appartient à la dernière classe
du peuple », Desgranges, 1821.
On disait yard (liard) au xviii" siècle : « Bien des Parisiens
disent un yard... », affirme le grammairien Dumas en 1733,
et cette forme se lit dans Vadé.
La fusion d'un n, suivi d'un y, a toujours été considérée
comme un parisianisme. Hindret, en 1687, reproche à « la
petite bourgeoisie de Paris » de dire un pagnier (panier), pro-
nonciation encore vivace, à coté de faignant (fainéant) —
« prononciation do rustaud », Desgranges, 1821 ^ ; — gna (il
n'y a), se magner (manier), se mettre en train, magnière
(manière), ces trois derniers déjà dans Vadé (p. 41, 47 et 239).
De même : fignoler (finioler), torgnole (torniolej, etc.
1. Au sens de gestes boufïons, comme dans ce passage du Tkéâtre italien de
Gherardi (t. III, p. Ii3) : « -Pierrot, derrière elle, faisant lazzi d'être amou-
reux. »
Quant au moderne nazi, maladie vénérienne (Rossignol), il remonte à lazi
(Vidocq), proprement mal de Saint-Lazare, prison des filles.
2. On le lit, sous la forme nan, dans une mazarinade parisienne de 1649 :
« Nan ne serret tizé (=z tiré) une bonne parole de touay », Agréable conférence,
éd. Rosset, p. 32. La forme moderne no est usuelle dans les casernes : « Mais
no va vous donner une chambre pardi... Espérez un brin,'no va dire », Leroy,
Lieutenant Bernard, p. 93.
3. C'est à tort que Génin a vu dans les graphies fainéaiit et faignant deux
vocables différents, explication admise dans le Dictionnaire étymologique de
Scheler.
94 GÉNÉRALITÉS
Amuïssemenl de / final : t, pour il ou ils, se rencontre déjà
au xvi^ siècle (Thurol, t. I, p. 140); gae (quel), quéque (quel-
que), qui'qiCun (quelqu'un): (( Il se trouve des raffineurs qui
soutiennent qu'il faut prononcer kécun et kéque r>, proteste
en 1680 Richelet.
Cas isolés. — Cintième, cinquième (étage): « Je loge au
cintième. C'est ainsi que s'expriment les enfans de Paris », re-
marque Desgranges en 1821. Prononciation encore vivace :
« C'est le gros caniche ^u tailleur, du cintième, au fond du
collidor », Monnier, Scènes populaires, p. 16 K
Quèque se dit parfois quête (dans le poissard queute répond
à queuque) (\\v on lit dans Rictus {Doléances, p. 16).
Des prononciations commQ méquier (métier) ou gaiens (tiens)
sont encore répandues. De même caloquet, chapeau' de femme
(d'Hautel), est pour calotet (cf. calotte), à côté de calouquet,
sobriquet de l'étudiant en médecine, d'après l'ancien béret
qu'il portait.
Cravail (travail) et crottoir (trottoir) sont ^ assez répan-
dus (Rictus, Soliloques, p. 80) :
Es-tu venu sercher du cravail?
Geule, pour gueule, est un archaïsme (Bruant, Eue, t. I,
p. 195). On le lit au xv*^ siècle dans le Mystère de Saint-Quen-
ler (v. 1693), et au xyi**, dans Brantôme.
Ajoutons (jringue, pain (Rossignol), à côté de grigne * (« on
dit à Paris la grigne de pain », Le Roux), d'où la forme ana-
logique gringal ^ (d'après son synonyme brutal, du langage
militaire).
4. — Phénomènes spéciaux.
Métathèse, — Elle tend surtout à un moindre effort, soit en
allégeant un groupe de consonnes soit en évitant une con-
sonne iuilialc. Le premier but est atteint dans lusque (luxe),
1. .4u.ssi avec le sens de casquette de souteneur (haute comme un cin-
quième étage), dans Richepin, Gueux, p. 171.
2. (S Et sans même ôter son chapeau, un caloquet noir qu'elle appelait sa
casquette... i, Zo\?i,. Assommoir, p. 459.
3. A moins qu'il ne s'y agisse des formes contaminées sous l'influence ana-
logique de crever et de crotte (Cf. crottard, trottoir, dans Delvau).
4. Ce i démouillement » de la nasale est fréquent dans l'ancien argot : si-
gne (signe), sorgue (sorgne), etc.
5. Paul Paillette, Tablettes d'un lézard, Paris, 1910, p. îil.
PRONONCIATION 95
Félisque (Félix), etc. La plus fréquente de ces interversions
concerne la syllabe initiale re, qui devient ei' ^ et ensuite àv.
Ce phénomène est commun au lang-ag-e parisien et à plusieurs
parlers provinciaux, notamment au picard -.
Lalanne, dans la préface de son lexique des Œuvres de
Brantôme, cite, d'après les manuscrits de notre historien
(t. X, p. 165), entre autres particularités orthoépiques, pour
la plupart usuelles à la Cour, celle cVar regarder, pour regar-
der, forme qu'on relève fréquemment chez Jehan Rictus (Pi-
card d'orig-ine).
Arboiir, rebours, est dans Vadé ; arposer, reposer, revient
souvent dans les poèmes de Jehan Rictus.
Voici quelques exemples lexicologiques : Arbif'\ emporté
{arbiffer, rebiffer, est usuel dans le picard) ; ar/iif, police, à
côté de renifle. Sûreté (Hayard); arnaque, tromperie et police
ou agent de police ^, à côté d'arnaquer, frauder (Rossignol)
proprement renâcler ; arsaut et arnaud, dépité, formes pa-
rallèles à ressaut et renaud ^
Inversement, mais très rare : remone, tapage (Rigaud),
pour arnione, armonie (ironiquement).
Les mots, surtout monosyllabiques, commençant par une
autre consonne qu'/', affectent également la métathèse : ed,
ej, et pour de, je, te, etc. : « J'irai me balader edvant le café...
Vlà edjà qu'il est huit heures... faut pas cor et plaindre... »,
Courteline, Train, p. 56, 64 et 66.
Abrègement. — La tendance à retrancher la syllabe, initiale
ou finale, des mots polysyllabiques est un des traits caracté-
ristiques du bas-langage ; elle devient de plus en plus forte
et frappe une partie considérable du vocabulaire. Etant don-
née l'importance du phénomène, nous allons l'envisager do
plus près.
1. « Eh ben,mon colon, dit Faës, faut croire que c'est le monde erlotirne,
puisque c'est les hommes ed la classe qui sont commandés de fourrage du-
rant que les bleus n'en fichent pas une secousse s, Courteline, Train, p. 83.
2. Dans son Glossaire Saint-Polois (i891), M. Edmont cite de nombreux exem-
ples sous la double forme ar et re (p. 42 à 64 et 78 à 8:2). Voir, à ce sujet, la
dissertation de Kurt Dammeier, Berlin, 1903.
3. Ce mot se lit dans la dernière édition du Jargon, laquelle renferme nom-
bre de termes vulgaires.
4. « Pas d'arnaque... on est seuls », Rosny, Rues, p. 2'.)G'.
'.i. L'arftien français connaît déjà arnauder, chercher noise, à. coté du mo-
derne renauder, l'une et l'autre encore vivaces dans les patois (Maine, An-
jou, etc.)
96 GÉNÉRALITÉS
L'abrègement présente un triple aspect, suivant qu'il a lieu
au début, à la fin des mots ou aux deux à la fois.
A. — Exemples d'aphérèses : Bus (omnibus), chiner (échi-
ner), travailler péniblement; core (encore), très usuel ^; cliand
de vin (marchand), troquet (mastroquet) et dingue (manne-
zingue) : « Chez le chaud de vin de la rue Croix Nivert », Mé-
ténier, La Lutte, p. 253.
Ainsi que les vocables suivants :
Boche, Allemand, abréviation parisienne de caboclie, simple
sobriquet avant la guerre qui s'est généralisé depuis avec
une nuance de mépris ^
Bochon, coup sur la tète, même sens que cabochon ^ : « A ren-
fort de bochons cherchant à les disperser », Père Peinard,
l*"'' mars, 1891.
Gnole (pour tortjnole). giffle, tape, attesté déjà dans le
poissard (Vadé, Pipe cassée, III'- chant). Gnole est également
un mot de fripier : Gnole ou niole, chapeau d'homme retapé,
c'est-à-dire auquel on a donné une tape, une gnole K
Gnon (pour oignon), coup, horion ^ : « Cette fois il avait un
gnon sur l'œil, une claque amicale égarée dans une bouscu-
lade », Zola, Assommoir, p. 149.
Perlot, tabac à fumer, à côté de semperlot (Delvau, SuppL),
en rapport avec semper, nom soldatesque du caporal ordi-
naire: « Ce qu'on s'embête! Pas seulement du perlot pour rou-
ler une cibiche », Rosny, Rues, p. 149.
Tatouille (ratatouille), volée de coups, association d'idées
familière au bas-langage : « Nana empochait toujours des
tatouilles de son père », Zola, p. 404.
Trou fi gnon est abrégé cnjignon, à'oii figne,Jjgnard,flgnot,
à côté de troufion, d'où Jion, au double sens de derrière et
1. Surtout dans le langage militaire: « Nous y serons core avant toi », Gour-
telinc, Gaietés, p. 94. — Dans le mémo langage : faitement (parfaitement), turel-
/eme»/'^(naturellement), etc.
2. Voir sur l'origine et les vicissitudes de ce parisianisme, notre Argot des
tranchées, p. 9 à 13, 135-136 et l'Appendice final du présent ouvrage.
3. Cf. Rossignol : « J'ai reçu un cabochon qui m'a fendu la tête ». En fran-
çais, sorte de clou à tête : le mot exprime donc, dans le bas-langage, la
contusion que laisse un coup fortement appliqué.
4. Cf. Normand, Vie de Paris, 18So, p. 79 : o; Une niol/e est un chapeau
d'homme relapé; les niolleurs sont marchands de vieux chapeaux i.
5. Dans le Lyonnais, oigne, coup sur les phalanges que reçoit le perdant
aux jeu des gobilles (Puitspelu), est également abrégé à' oigiion : cf. Limousin,
iqnou, articulation du gros orteil, propr. oignon : fa tous ignous à%t/aiiciin,
saisir et torturer le poignet de quelqu'un entre le pouce et l'index (Mistral).
PRONONCIATION 97
de bèlo: « On serait do la viande à claques, des moiilards et
des fions », Rosny, Rues, p. 250.
B. — Exemples d'apocopes : Bat-d'AJ\ bataillon d'Afrique;
estoine, estomac ' ; Jîche, (ichcr (« va te J'aire fiche ï)); fortifes,
fortifications; fripe, fripouille; (jogues (goguenots), latrines,
terme militaire-; /)a{//ie _(panier). lit, ci poigne (poig-née),
force du poignet ^
De même les vocables :
Bombe, bombance, mot soldatesque : être en bombe, faire
la bombe, s'amuser : « Les jours de la Sainte-Barbe, les artil-
leurs sont en bombe » (cité dans Bruant, Dict., p. 21).
Claque (claquedent), bordel : « Quéque tu veux que nous
allions au claque, nous savons même pas oùsque c'est, » Cour-
teline, Train, p. 133.
Colon, colonel (et terme vague de camaraderie entre les
troupiers, généralisé) : « Mon pauvre colon, t'a pas de veine, »
Courteline, Gaietés, p. 292.
Douille, argent, proprement douillet (cf. argent mignon) :
<( Le négoce va-t-il, Monsieur Champignol, gagnez-vous de la
douille'^ » La BédoUière, p. 77 \
Estafe, taloche, mauvais coup (d'Hautel), proprement esta-
filade : a II a reçu son estaffe, se dit de quelqu'un à qui l'on a
donné une volée de coups de bâton, au moment où il ne s'at-
tendait pas » (Idem). — « // a reçu son estaffe. Cela n'est pas
français », Desgranges 1821.
Flan, à la fan, à l'aventure, sans chercher, c'est-à-dire à
la fanquette (v. ci-dessus, p. 93) : « Etre à la fan, être bonne
nature, sans cérémonies et sans manières » (Rossignol).
Mais aussi, ironiquement, de mauvaise qualité, détestable :
« Tous ces fourbis de socialos d la fan, les trois huit, le mini-
1. Cette forme abrégée parisienne a passé en Lyonnais. DePuitspelu y voit
à tort 0 l'accentuation grecque azô\j.oiyoz »•
2. « Quoi alors, où ce que c'est qu'on va pouvoir bYiffer? — Dans les r/o-
guesl hurla le brigadier », Gourteline, Train, p. 82.
Ce terme de caserne est devenu familier à Rennes : Goguel interjection, ré-
ponse négative à un propos déplaisant. Voulez-vous me prêter ceci, me faire
cela? — Goguel... C'est le mot de Cambronne, c'est le bran de Rabelais »
(Coulabin).
Citons quelques autres apocopes usuelles dans les casernes : sous-off,
caf-conce (café-concert), marchis, maréchal de logis (Merlin), etc. .
3. Cf. Michel, 1807: » Pogne, poigne, ne sont pas français. Ne dites pas : Cet
homme a une fameuse poigne, a le poignet bien fort ».
4. De là : douiller, payer (Rossignol), et doiiillard, riche (Ilayard) : « Il faut
laisser financer le Père Douillard », Poulot, p. 116.
7
98 GÉNÉRALITÉS
mum des salaires, etc. c'est des dérivatifs », Almanach du
Père Peinard, 1894, p. 54.
Mare, dégoût, à côté de marée, même sens : « La musique,
ça medég-oùte maintenant... J'en aima/'e», Hirsch, Tigre, p. 91.
Mlstou/ïe, mistoufe, misère, forme abrégée de mistoujlet,
mig-non, appellation ironique (cf. Jura, miste, misère, propre-
ment gentille, et Lorraine, miston, mendiant, proprement mi-
gnon) : être dans la mistoufle (Rossignol). — « Le soleil rend
la mistoujle moins cruelle aux purotins », Almanach du Père
Peinard, 1887, p. 18.
Le mot signifie, au pluriel, misères, tracasseries ' « Causer
des ennuis à quelqu'un ou le taquiner, c'est lui faire des
mistoufies » (Rossignol).
Preu, premier, abrévalion familière aux enfants dans leurs
jeux: « Le joueur, attentif aux billes, s'écrie successivement :
Coup de preu ! Coup de segue (second) I Coup de troisse ! » ^
Au sens généralisé : « 11 n'y a pas de danger qu'on le renvoie,
lui, le preu.., les preus de la capitale », Poulot, p. 95 et 190 ^
Rata, ratatouille, spécialement ragoût servi aux troupiers
les jeudis et les dimanches : « Son angoisse lui comprimait
l'estomac, il ne toucha ni à son pain, ni à sa portion de rata...
qu'il laissa se gélatiner lentement dans sa gamelle refroidie»,
Gourtelihe, Gaietés, p. 71.
Soce, au double sens de société (Rictus, Doléances, p. 32)
et de groupe de malfaiteurs : « Toute la soce a pris la fuite,
en voyant un chapeau de gendarme » (Rossignol).
Surse, attention (abrégé de l'interjection sur seise!). Mot
d'alerte des employés pour .avertir de l'arrivée du patron (Ri-
gaud);/at/"e la surse, faire la sentinelle pour donner l'alarme
dès que le patron apparaît; et avec le sens généralisé: a J'ai
fait la surse, j'ai dégotté mon voleur ». — « A force défaire
la surse, les types ont paumé la mère liaudin », Père Peinard,
13 et 27 juillet 1890, p. 6 et 12 \
Un autre . groupe de ces apocopes a ou comme point de
départ des abrévations ■' telles que : Arislo, aristocrate; typo,
1. De là emmislou/lnr, ennuyor : « Lo chapelet... d'éclipsés sociales, bou-
grement pénil)lcs au pauvre inonde, continue à nous emmisloufler », Alma-
nacli du Père Peinard, 1897, p. 2.'5.
2. Esquieu, Jeux, p. GS.
3. Aussi avec le sens de premier étage : « II nous a loué son preu », Mon-
nier, Scènes populaires, p. 73.
4. On lit derjuer, pour dégoûter, dans Bruant, Dicl., p. 148.
5. Peut-être des termes militaires, d'origine italienne, comme turco, etc.
PRONONCIATION 99
typographe, eLc, qui' ont produit à leur tour nombre de for-
mes analogiques: Anarcho, anarchiste; apéro, apéritif; avaro,
a\arie; caïuaro, camarade; garno, garni; sergo, sergent,
etc., à côlé de populo, pupulaire; prolo, prolétaire; proprio,
propriétaire, etc.
Une classe spéciale, assez nombreuse, concerne la finale
ion, suffixe qui répugne à cause de sa fréquente monotonie.
Cette répulsion est de vieille date. L'ancienne langue dit déjà
exirace, extraction, forme qu'on lit encore dans Villon {Tes-
tament, str., XXXV).
Le vulgaire moderne dit de môme : Administrace, éniosse
(émotion), occase, contravence et preoence, explique (explica-
tion) et réflec (réflexion), etc.
G. — Exemples à la fois d'aphérèse et apocope : Binaise,
combinaison (« Nous voudrions bien trouver une binaise pour
arriver au même résultat », Père Peinard, 21 sept, 1890, p. 3);
Père Péca, sobriquet du docteur dans le langage des trou-
piers, d'après ipécacuana, remède fréquent dans les. infirme-
ries militaires.
Artichaut, porte-monnaie, est abrégé d'une part en artiche,
mônie sens, et d'autre part, en tiche, bénéfice des commis do
nouveautés (synonyme de guette). — Bistoquette. membre vi-
ril, a donné à la fois bisto, écrit bistot ou bistaud, apprenti
commissionnaire (venu de la province), appellation hypocoris-
tique K et quéquette, qui a gardé son sens libre ^
La réduction des mots est un des traits saillants de l'argot
des casernes, principalement lorsqu'il s'agit des jurons : sacré
nom de Dieul devient scrongnegnieu ! dans la bouche du capi-
taine Ramollot. D'autre part, niargis désigne le maréchal de
logis, et salbinet (salle cabinet), à l'Ecole polytechnique, si-
gnifie : Rendez-vous au cabinet de l'officier de service pour
prendre communication d'un ordre du commandant de l'Ecole.
C'est à une tendance analogue qu'on est redevable du mot
micameau, gloridi, tasse de café mélangée d'eau-de-vie, terme
fréquent dans les parlers de l'Ouest (Bretagne, Anjou,
Mayenne^) : il résulte de la fusion des mots mi-ca (fé) mi eau,
onl-ils aussi été pour quelque chose dans cette propagation analogique. Cf.
invalo, invalide, et Lazaro, Saint-Lazare : «t Au fond, il se moquait pas mal
d'être flanqué au lazaro », Courteline, Gaietés, p. 303.
1. Cf. le synonyme l3erriclion bitaud, terme familial et amical qu'on adresse
à de tout petits garçons (de bite, mot enfantin pour verge).
2. Faire quéquette, c'est faire l'acte vénérien.
3. « Micameau... Mot connu dans le Bas-Maine depuis i830 » (Dottln).
100 GÉNÉRALITÉS
composé rappelant le vespetro, espèce de ratafia stomachique
fait d'eau-de-vie où l'on a fait infuser de l'angélique et de la
coriandre, ainsi nommé d'après les vertus carminatives (vesse-
pet-rot) attribuées à cette liqueur. On appelle de même au-
jourd'hui mcHécasse (abrégé en mêlé), un verre de cassis mêlé
d'eau-de-vie.
Elargissement. — L'addition d'une syllabe peut avoir lieu
au commencement, au milieu ou à la fin du moi.
a. — Exemple de prosthèse, pour éviter une double con-
sonne initiale, procédé aujourd'hui assez rare : Esqueletie ,
estatue, etc.
b. — Exemple d'épenthèse, ouvèrier, prononciation empha-
tique et ironique pour ouvrier*.
c. — Exemples de paragoge : Au Heur "- de, « mot du bara-
gouinage villageois » (Desgranges, 1821), est encore vivace
(Bruant, Rue, t. II, p. 196).
Par contre, desur ^ dessus, est un archaïsme qu'on lit en-
core dans Le Menteur de Corneille (acte III, se. IV). Vadé
l'emploie dans ses Lettres de la Grenouillère, et il est encore
populaire (Rictus, Soliloques, p. 86) : « Tu marchais même
dessur la mer... »
Une s paragogique se trouve dans l'expression quatre-2-
ijeux ^, autorisée par l'Académie et défendue par Littré. De
là syeuter^ regarder, guetter (Rictus, Cœur,^. 170).
Le langage vulgaire ajoute cette s à tort et à travers. On lit
dans le I'-'" chant de la Pipe cassée de Vadé :
Manon, fesant de la z-huppée,
Gomme (jnand on a z-a de quoi,
Dit, i me faut un homme d'épée,
Ne pensez plus t'a moi...
et ces « pataquès » sont toujours courants.
L'n prosthétique résulte d'une agglutination analogue :
Nwil, œil (=un œil), à l'exemple de inamour {= m'amou.r),
caresse, cajolerie; et, analogiquement, n'aoec, n'a {en a), etc.
fréquents dans les poèmes de Jehan Rictus.
1. Dans l'Anjou, IfS paysans désignent par dérision l'ouvrier des villes
par ovériau.
2. Cette r paragogique est depuis longtemps reprochée aux Parisiens (v.
Thurot, t. II, p. 81).
3. De même sus, sur (forme (exclusivement vulgaire) est un archaïsme.
4. Cf. Zola, Assommoir, p. 281 : « huil-z-ijeiix ravissants ».
PRONONCIATION 101
Analogie. — Dos prononciations vulgaires telles que ceusses,
ceux, etc.*, sont déjà notées comme vicieuses par les grammai-
riens du xYiii" siècle : « Il ne faut point imiter les Français
qui prononcent ceusses ; il faut dire ceux-ci... y), remarque
Villecomte en 1751. Encore vivace : « Comme ça, je ferai pas
de concurrence à ceusses qui serchent de l'ouvrage », Rosny,
Marthe, p. 172.
De môme : Eusses, eux, eune, une, etc. relevés comme
« fautes » par Desgranges (1821), et aujourd'hui très répan-
dus. Ces parisianismes ont pénétré dans les parlers provin-
ciaux; notons cette remarque sur leur intrusion dans l'Anjou:
« Eusses, eux. C'est une prononciation affectée qui nous est
venue récemment des villes ; les vrais patoisants n'en usent
pas » (Verrier et Onillon).
On prononce également alorsse, alors : « Ecoutez, chef, que
je fais alorss », Courteline, Gaietés, p. 37.
Ajoutons : énutile, inutile, qu'on lit déjà dans Vadé {Pipe
cassée, chant IV).
Remarquons finalement que le ti ^ analogique, comme signe
d'interrogation, a été induit de la troisième personne du
singulier {a.-til1). Cette particularité du bas-langage qu'on
trouve aussi en dehors de la forme interrogative (fai?ne-ti
pour j'aime, etc.) se rencontre déjà dans les mazarinades pa-
risiennes du XVII'' siècle, et, plus tard, elle a pénétré, de Pa-
ris, dans plusieurs parlers provinciaux : Normandie, Lorraine,
etc.
1. Voir Gaston Paris, Mélanges linguistiques, p. 276 à 280 : Ti, signe d'inter-
rogation.
CHAPITRE II
DÉRIVATION
Tandis que la morpholog-io présente peu d'intérêt pour no-
tre sujet — on en trouvera dans la syntaxe quelques particu-
larités saillantes — la dérivation a pour nous, en revanche,
une grande importance. En passant sur les détails connus,
nous nous attacherons spécialement aux faits nouveaux ou
moins connus jusqu'ici.
1. — Dérivation impropre.
Elle est représentée par des substantifs tirés :
a. — D'infinitifs: Bagou, bavardage où il entre de la har-
diesse et de rcffronterie (tiré de bagouler, parler à tort et à
travers), mot attesté dès la fin du xviii" siècle (v. Fr. -Michel),
aujourd'hui très populaire ^ appliqué surtout à l'élocution fa-
cile du gamin ou de l'ouvrier parisien ^; briffe, nourriture ^.
débine, misère, épate, pose, embarras \^/Zd;ie, flânerie, etc.
b. — De participes : Beuglant, café-chantant de bas-étage (les
spectateurs y chantent en chœur avec les artistes), bequant
ou bècant ^ oiseau de basse-cour, poulet (proprement qui bec-
queté).
2. — Composition.
Elle revêt les aspects suivants :
a. — Composés dont le premier élément est un impératif:
Abat-^oin. vocable rural; accroche-cœurs, terme métaphori-
(juo qui, après avoir désigné la boucle des cheveux appliquée
coquettement sur la tempe des paysannes et des bourgeois, a
1. Balzac écrit à tort bagou It {d''du[res bcKjoùl): «J'attraperais parfaitement
le bar/oidt de la triinine «, lyillustre Gaiidissarl, 1832, t. VI, p. 327.
2. « Une drôlerie gouailleuse d'ouvrier parisien, i)leine de bagou... Gadet-
Gassis avec son bagou parisien... », Zola Assommoir, p. 58 et IS-ï.
3. « Vlà la bri./fe\ cria-t-il en riant », Rosny, Marthe, p. 93.
4. Bruant, Roule, p. KiO : « I fait de l'épate... i crâne... i pose... »
5. Bruant, Rue, t. II, p. 18, et Rictus, Doléances, p. 52.
DÉRIVATION 103
fini par être longtemps la coiffuro des filles et des souteneurs^;
avale-tout-cru, goinfre et matamore '; bouffe-la-halle, goin-
fre ^; brûle-gueule, pipe "* au tuyau court (elle brûle la bouche
du fumeur) ; cache-misère, vêtement ample servant à cacher
des vêtements usés qu'on porte par-dessous (composé récent) ;
casse-poitrine., eau-de-vie ordinaire ^; croque-mort, appella-
tion ironique ; croque-mitaine, vieil édenté qui ne peut mâ-
cher que des mitaines*, épouvantail dont les mères menacent
les enfants (dernier représentant parisien du moine-bourru;;
pique-assiette, parasite, néologisme censuré par les gram-
mairiens '' ; tord-boyaux, eau-de-vie ordinaire (Hayard).
b. — Justaposés. d'un adjectif et un substantif : Malfrein,
mauvais sujet*, répondant à l'ancien synony momaugouoert, etc.
c. — Composés irréguliers, formés de phrases entières: Dë-
croche^-moi-ça désigne à la fois le vêtement d'occasion ^ la
boutique du fripier et le fripier lui-même, etc.
La phrase est parfois cristallisée en un seul mot : Catula,
douanier, terme de mépris, d'après sa demande habituelle :
qu'as-tu là? — /ws/«cr?f, quidam, très en vogue jadis (vers 1660),
mais encore usuel, désignant un individu original (« l'eusses-
tu-cru ? »); — quand est-ce, la bienvenue d'un nouvel ou-
vrier dans un atelier ^^
1. Le mot manque encore à Bescherelle (1845).
2. D'Hautol donne : « Avale-tout-dru, glouton, goulu ».
3. Dans les parlers provinciaux : joufllu (Giiampagne), homme gros, court
et ventru (Reims), etc.
4. « Elle riait... aux consommateurs fumant leur bnile-gueiile, criant et cra-
chant... », Zola, Assommoir, p. 366. — Le mot se lit dans Balzac, Colonel Cha-
bert, 1832, t. X, p. 27 : « Une de ces humbles pipes de terre Jjlanche nommées
des brûle-f/ueules ».
5. « Les tournées de casse-poilrine se succèdent... jusqu'à ce que la dernière
chandelle s'éleignit avec le dernier verre! » Zola, p. 271.
6. « Les Parisiens nomment croquemitaine une espèce d'ogre dont ils mena-
cent les enfants. Ils disent à ceux-ci que les dents de ce personnage étant
tombées, il ne pourra les manger, mais qu'il leur donnera le fouet et les
renfermera dans un cachot jusqu'à ce qu'ils deviennent sages j. — A. de
Ghesnel, Dictionnaire des superstitions, erreurs, préjugés et traditions populaires,
éd. M igné, Paris, 1856, v" croque-mitaine.
7. Cf. iMichel, 1807 : « Piquer Vassietle, pique-assiette ne sont pas français.
Piquer les tables, parasite... Celte expression piquer l'assiette est fort usitée
en Lorraine »; et d'Hautol, 1808 : « Pique-assiette, sobriquet injurieux que
l'on donne à un parasite, à un homme qui vit sur le commun ».
8. « Maintenant les fils de famille se metlent peut-être dans les malfreins »,
Bercy. XXXII» Lettre, p. 6.
9. « La belle toilette de madame Lorilleux,... les jupes fripées de mademoi-
selle Piemanjon, mêlaient les modes, traînaient à la iile les décrochez-moi-ça
du luxe des pauvres », Zola, p. 79.
10. « Le lendemain de l'embauchage, le iâmewx'quand est-ce marche, tout le
monde y prend son allumette », Poulot, p. 152.
104 GÉNÉRALITÉS
d. — Composition à l'aide des particules :
a : Amocher, meurlrii-, blesser, (Rossignol), proprement
rendre moche : « On s'alignera en grand... et après ça qu'on
soye amoché on pas... », Bercy, XIV^ lettre, p. 7.
dé: Débecqueter, vomir {faire débecqueter, écœurer, Ros-
signol) ; débringuer, mettre en bringues, déchirer ; décarcas-
ser, etc.
é : Egiiaffer, étonner \. proprement rendre gnaf ou confus;
égnaaler, émerveiller S proprement rendre gniole ou niais, etc.
en: Embêter, dérivé souvent censuré par les grammairiens
(cf. encore Balzac : « Il ne se laissa jamais embêter, mot de
son argot », L'illustre Gaudissart, 1832, t. VI, p. 319); engueu-
ler, dérivé poissard, et engueuser, enjôler, c'est-à-dire séduire
à la manière des gueux ou mendiants, ces deux derniers ver-
bes remontant au poissard du xyiii*^ siècle.
j^e : Repiger, rattraper ^ etc.
3. — Suffixes.
Le nombre des suffixes dans le parler vulgaire est de beau-
coup plus considérable que dans la langue littéraire. Il im-
porte d'en établir le classement suivant leurs origines ; on
peut en distinguer plusieurs catégories que nous allons abor-
der successivement.
Suffixes français, — Voici le tableau des suffixes communs
à la fois à la langue parlée et écrite :
a. — Substantifs en :
ade : Brimade, cotonnade (« mot usité dans le commerce »,
Michel), engueulade, lichade ^ rigolade, toquade ;
âge : Abattage, battage (« mensonge »), boulottage, collage
(« union illégitime »), débitïage, (« propos malveillant »), etc.;
aille: Pestaille, agent de police (Rossignol), copaille, pédé-
raste. (« Alors, qui qu't'attends ? Une copaille », Méténier,
p. 80), compagnon de prison (de copain), etc.;
aison : Crevaison, agonie, etc. ;
ard: Pochard ^, ivrogiie {de poche: cf. sac à vin), etc.;
1. « Tu m'égtia/fesl riposte sardoniquement Jacques », Rosny, Rues, p. 99.
2. Rictus, Cœur, p. 15 : « Oh! maman, ce que je suis egnaulé! »
3. « Quand tu te cavalerais pour l'Algérie, je te repir/erai », Rosny, Ma?--
ihe, p. 6.
4. « Voilà où menaient l'amour de la fripe, les lic/iades et les gueuletons »,
Zola, p. 359.
5. « Va donc, soùlard, va donc avec tes pochards », Poulot, p. 46.
DÉRIVATION 105
asse : Chenasse (écrit aussi schnasse), visage, figuro, vi-
laine figure, proprement figure de chien V, etc.;
aiion : Dëgoûtation, personne ou chose dégoûtante ',, etc. ;
ée: Flopée et tapée, grande quantité ; pochetée, même sens
(et bêlise, ivresse), etc. ;
erie : Gniolerie, niaiserie^; loufoquerie, bêtise, etc.;
eur: Bonisseur, annonceur forain; noceur', qui aime à ^'di.-
museT ; tonibew, lutteur forain, etc.;
ien : Faubourien, néologisme censuré par Desgranges
en 1821 (« Soiffer, pour boire, est un mot de faubourien et
aussi français que faubourien lui-même »);
ier: Boulevardier, néologisme récent; troupier, autre néo-
logisme censuré par les grammairiens *;
ment : Boniment, chambardement, etc. ;
oir : Abattoir, etc. ;
oir^e : Achetoire, argent, monnaie, proprement ce de quoi
on achète ^ ;
ure: Biture, ivresse; friture; revoyure, ce dernier remon-
tant au poissard {Riche-en-Gueule, 1821, p. 109). Encore très
usuel dans les parlers provinciaux ^
b. — Adjectifs en :
ant: Crevant, roulant, etc. ;
ard : Flémard, mochard (même sens que moche, vilain),
soiffard {a ivrogne »), tortillard (« boiteux »), etc.;
asse: Dégueulasse, dégoûtant; chelasse, écrit aussi schlass,
ivre'', de cJieuler, boire abondamment ;
eux : Grincheux, etc.
c. — Adverbes en :
ment : Censément ^, je suppose (« néologisme mal formé et
1. (t Le pognon sera toujours le pognon, et qu'y ait dessus la quetche à
Bading,ue ou la chenasse à Marianne », Bercy, A7F« lettre, p. 5.
2. 8 Ce n'était pas possible, la dégoûtation était si grande, l'odeur devenait
telle... a, Zola, p. 285. — « L'abomination de la dégoûtation », Goncourt, Jour-
nal, 15 avril 18G1.
3. « Cette gnolerie nous vient des Romains », Ahnanach du Père Peinard,
1.894, p. 3.
4. Cf. Desgranges, 1821: «C'est un vieux troupier. Troupier n'est qu'un mot
de'soldat ».
5. Très usuel dans les provinces: « Sans achetoires on ne va pas au marché »
(Rennes, Coulalnn). — « Tu parles bien pour acheter, il faut avoir des ache-
toires j) (Anjou).
6. « A la revoijure, portez-vous' ben tertous » (Berry). — « On prend habi-
tuellement congé des gens en disant : Jusqu'à la revoyure! » (Anjou).
7. « Va pas croire que je suis schlasse... », Bercy, XLI^ lettre, p. 4.
8. « Au même patelin ousque nous restions censément porte à porte », Gour-
teline. Gaietés, p. 33.
106 GÉNÉRALITÉS
inutile », Vincent, 1910); urfément^ excellemment, parfaite-
ment*.
d. — Verbes en :
ailler : Chenailler , gronder, engueuler, proprement crier
comme un chien ^' ;
er : Bambocher'^, s'amuser (« n'est pas français », Michel et
Desgranges), synonyme de musarder, autre néologisme ; fau-
ter, faire une faute, surtout en parlant d'une jeune fille séduite
(déjà chez d'Ilautel); sacquer, renvoyer un ouvrier, lui don-
ner son sac; soiffer, boire avec excès (d'Hautel), réprouvé
par Desgranges, mais très usuel '';
ir : Bonir, dire, parler, proprement dire de bonnes.
e. — Diminutifs en:
ette : Casquette, gigolette, à côté de com.prenette, intelli-
gence; causette (« n'est pas français », Michel), risette;
iot : Cafloi, mauvais café (chez d'Hautel); loupiot. enfant,
louveteau (proprement) : « Ça te cliagrine tant que ça, dis,
d'avoir un loupiot ? » Méténier, p. 85 :
on: Gueuleton, repas copieux, terme déjà usuel dans le pois-
sard (v. ci- dessus, p, 16), et pognon, argent de poche (Rigaud)
ou argent en général (Rossignol), proprement petite poigne
au sens de poignée^; — et des verbes comme gohichonner,
courir les cabarets pour un bon repas (Rigaud), diminutif do
gober, verbe employé dès 1847 par Balzac: « Il se sentit ca-
pable des plus grandes lâchetés pour continuer à gobichonner
(mot populaire, mais expressif) de bons petits plats soignés »,
Cousin Pons, t. XVII, p. 309;
ot : Bécot, baiser (proprement petite bouche) ; poivrot, ivro-
gne ^; — et des verbes comme crdnoter, faire le crâne; (jobe-
loter, boire, rire et chanter (Rigaud), de gobelot, forme pro-
vinciale pour gobelet.
1. « Il y a dans notre patelin (Saiivt-Quentiii) un zigue qui débute urfément
bien pour la vendaisonde tes tlanches », P'ere Peinard, 25 janv. 1891, p. 6. —
Cf. « Pour se rincer la dalle, il y aura des troquets très hurfes, à la mode
de tous les patelins », IbiJ., 28 janv. 1879, p. .">. — Voir, sur ce mot, nos Sour-
ces, t. II, p. 210.
2. « Je n'ai pourtant rien fait pour (lue tu sois toujours à me chenaillef »,
Virmaitre, Supplément. — Dans le Berry, ce verbe signifie : mener une vie
de chien; à Genève : secouer, tracasser; dans la Bresse : s'accoupler.
3. 0 Pour vivre stri'Uement et non pour bambocher ^), Balzac, Cojcsine Bette
(l.Si7). t. XVII, p. 56.
i. « VAlo soiff'nit à tire-larigot », Zola, Assoïnnioir, p. 447.
5. « Pas de pognon, pas d'œil, c'est dur tout do même », Poulot, p. 71.
fi. Richepin, Gueux, p. 192.
DÉRIVATIONS 107
Quant à la dérivation savante, latine, elle n'a laissé que
peu (le traces dans le bas-langage. L'unique suffixe est iste
qui a donné : Banqaiste, saltimbanque riche, maiichisie, men-
diant (llayard), chanteur ou joueur, qui fait la quête devant
les établissements de consommation, à côté à^ je m' en- fichiste,
etc., ce dernier plutôt livresque, comme les quelques termes
en isme (tels: loufoquisme, maboulisme, etc.) qu'on lit fré-
quemment dans \q Père Peinard.
Suffixes vulgaires. — Ils sont, pour la plupart, communs
au langage parisien et aux parlors provinciaux :
aque: Barbaque. viande (à côté de barbi), forme provinciale
de berbi, brebis, etc;
oque: Chenoque, nigaud (écrit aussi schnock), proprement
bête comme un chien ^ ; loufoque, fou, de loufe, imbécile,
répondant exactement au synonyme provincial matoc (c'est-
à-dire matoqué), sot. forme parallèle à mastoc, lourdaud;
oche : Bidoche, viande (à côté de bide) ; gourdoche, pièce de
cinq francs, répondant à mastoc, pièce de dix centimes, lune
et l'autre désignant la grosse pièce ; pe^oclie, sac où le gar-
çon de banque enferme la recette (« releveur de pezoche, gar-
çon de recette » (Rigaud), à côté àQ pèse, argent, etc.
eux (pourear): Galvaudeux, vaurien; gâteux., tombé dans
l'enfance; tafouilleux, chiiï'onnier des bords de la Seine (Ri-
gaud), proprement qui fouille dans le las d'ordures; vengeux-,
vengeur ^
Suffixes analogiques. — Mentionnons les suivants:
al: CliapaU chapeau (singulier induit du pluriel: cf, che-
val-chevaux), dans le langage familier^; gigal, compagnon
ouvrier (do gigue, gigot: cf. gigolo et social, ami); gringal,
pain, à côté de gringue (voy. p. 9i); — chicder, pleurer {chier
des yeux), etc. ;
atif: Dégueulatif, dégoûtant (Rigaud), modelé d'après dé-
goâtatif, etc. ;
icot, cot : Boscot, bossu (« diminutif badin et moqueur »,
1. Rictus, Cœ;<r, p.88: « Spèce de 5c/i«GtV,:, tu vas pas flancher! » — (;:;f. le com-
posé schnockobol, ou poire de schnock, antipathique, sobriquet donné à l'Alle-
mand, proprement niais qui amuse iboler, amuser) : « C'est encore un Schno-
kobol, un Prusco, et 1 dit qu'il est Alsacien » (cité dans Bruant, Dicl , p. 17.)
2. « Avec cette téte-là, ça doit être un vetigeux s, Rosny, Marthe, p. ~.
3. Voir Appendice E: Suffixes jargonnesques et suffixes fantaisistes.
4. Ce suffixe a acquis une certaine extension dans l'argot des polytechni-
ciens : Gigal harical désigne, à l'Ecole, le gigot aux haricots.
108 GÉNÉRALITÉS
d'IIaiitel), à côté de bossicot, même sens (dans l'Anjou), forme
parallèle à bonicot, bon (d'Hautel), moricaud (cf. Arbicot,
Arabe), Prusco, Prussien, etc.;
lâche: Camerlache, Ciima.r àde, campluclie, campagne\ l'un
et l'autre très populaires.
pin (suffixe induit àa galopin, gouspin) : Auverpin, Auver-
gnat ^ ; marloupin, jeune marlou (à côté de marloupatte et
marloupiat, autres formes analogiques) ; youpin, juif (à côté
de fjoute), etc.
Parmi les préfixes, es, abstrait de nombreux verbes méri-
dionaux commençant par es (tels esbigner, esbroujfer, esquin-
ter, etc.), est à son tour devenu formatif, mais avec une valeur
purement intensive ^ : Esblinder, stupéfier (« dans le jargon
des ouvriers », Rigaud), sens intensif de blinder, « être ivre au
superlatif», dans le même jargon^ ; 656/0(21(6/', étonner, ébour-
riffer (« dans l'argot des soldats qui songent au bloc plus
souvent qu'ils ne le voudraient », Delvau), même sens que
bloquer, mettre au bloc, consigner, terme de caserne généra-
lisé ^ ; esf/oa/'c/e, oreille, proprement gourde, appellation facé-
tieuse très usuelle ^
Substitution des suffixes. — La tendance à confondre les
suffixes a toujours caractérisé le parler vulgaire. Dans la Co-
médie des Proverbes, do 1630, Lydias reproche déjà ce tra-
vers à son valet Alaigre, (acte I, se. VII) : « Il est vray, Alai-
gre, tu fais toujours de comparitudes et des siinilaisons qui
n'appartiennent qu'à toy ».
La raison de ces substitutions n'est pas toujours apparente.
Elles sont souvent inconscientes, comme les confusions fré-
quentes dans le poissard (circonférence, pour conférence, con-
1. <r Ftoréal pomponne la campluche... Ceux qui ne geindront pas, si ça dé-
gouline (la plnie)... ce sont les campliichards >■>, Almanach du Père Peinard,
189i, p. 9 et 15.
2. « Un homme qui n'est ni Auverpin ni Charabia », Privât d'Anglemont,
Paris Anecdote, 1854, p. 66. — « Je m'iialjillerai en Auverpin, je parlerai fouch-
tra et vougri, je ferai n'importe quoi », Ricliepin, Truandaille, p. 72.
3. Ce rôle réduit du suffixe se trouve déjà dans les verbes argotiques, esôa-
lancer, jeter, et esbazir, tuer, que Vidocq donne avec le même sens que les
simples balancer et hazir.
4. Des ouvriers, ce verbe a passé dans le monde de la galanterie. On lit
dans le Tani-Tam do 1875 (cité par Larchey) : « Ça m'étonne un peu, mais ce
qui m'esblinde, comme disent les cocottes de la haute... »
5. Richepin, Gueux, p. 184: « Parait que je suis dal)e ! ça m'esbloquel... »
6^ ï Tu ne viendras pas me le crier dans les esgourdes », Piosny, Rues,
p. 259. De là esqourder, écouter (Hayard).
DÉRIVATION 109
fusion, pour profusion, etc.). Souvent aussi elles sont dues à
l'analogie.
Une forme comme consolance, pour consolation, qu'on Ht
dans Vadé (p. 76), s'explique pour éviter la longueur du suf-
fixe correspondant de la langue littéraire; on dit aujourd'hui,
pour la même raison, manifestance. Par contre, accueillance,
doutance, oubliance, valissance (« valeur ») sont des forma-
tions analogiques à l'aide d'un suffixe très populaire encore
aujourd'hui : la vieille langue disait déjà aidance, pour aide,
et cette forme est encore vivace.
La substitution étant un phénomène fréquent dans le bas-
langage, nous allons passer en revue les cas les plus frap-
pants :
Artifailles, nippes, à côté d'attif ailles, l'une et l'autre formes
encore vivaces dans les provinces : Anjou, Poitou, Yonne, etc.;
elle était jadis usuelle à Paris: « Artifailles. Ce mot appar-
tient à la dernière classe et remplace pour elle le mot attifets,
parure de femme ; quant à artifailles, j'ignore son utilité dans
la conversation », Desgranges, 1821.
Béard, calme (proprement béant), c'est-à-dire qui regarde
niaisement avec la bouche bée; faire un béard, c'est faire le
simple spectateur * à une partie de jeu : « Quand trois amis
sont réunis pour faire une partie et qu'ils ne veulent jouer
qu'à deux, ils tirent au sort : celui qui ne joue pas/ai<! béard »
(Virmaître, Suppl.)
Même substitution dans Gascard (c'est-à-dire Gascon), qui
a la spécialité de la chine ou colportage (Coffignon, p. 66), et
dans inastar "% massif (c'est-à-dire mastoc)\ et avec le sens
de plomb, c'est-à-dire métal pesant (comme l'équivalent four-
besque pesa/2Z!e, plomb): Rossignol donne mùis^a/" (variante in-
fluencée de mince), par allusion à la feuille de plomb.
Fricot, ragoût (de fricasse, influencé par haricot), bonne
chère « mot bas et trivial » (d'Hautel), qu'on lit pour la pre-
mière fois dans le poissard {Les Porcherons, 1773, p, 129).
En dépit des protestations des grammairiens ^, fricot et son
1. Et avec le sens généralisé, rester tranquille: « Et si le daron fait de
l'harmone, reste béard v (dans Bruant, Dict., p. 24),
3. De là, dans le langage des malfaiteurs, mastaroufleur, voleur de plomb
(fusion de mastar et de maroufle).
3. Avec ce sens dans Rictus, Soliloques, p. 58,
4. « Faire fricot, fricoter ne sont pas français. Le mot fricot s'emploie trivia-
lement pour bonne chère : Il y avait grand fricot à ce diner.,. Fricoter et faire
fricot se disent ordinairement des gens qui se rassemblent pour faire quel-
110 GÉNÉRALITÉS
dérivé fricoter, faire bonne chère, sont encore très usuels à
Paris et dans les provinces.
Frigousse, même sens qua fricot (à côté àa frigale,. bonne
chère, dans la vieille langue et dans les patois): « Frigousse.
Mot baroque qui équivaut à fricot, bonne chère... signifie
aussi ripaille, débauche » (d'Hautel). Comme fricot, la forme
frigousse se lit pour la première fois dans le poissard (Z-e.s
Porcherons, p. 136). Mot encore très usuel: « L'amour de la-
frigoiisse », Zola, Assommoir, p. 514.
Friot, frio, froid (induit de frisquet), forme très popu-
laire: aLefr'io estourbit les pauvres diables », Père Peinard,
25 juin 1891.
Gniole, niais : « Il n'est pas gnole, il est adroit, fin, rusé »
(d'Hautel). — « A-t-il l'air gnolle .. Tous ces gnolles-\k sont
des mois dignes de ceux qui s'entre-appellent arsouilles »,
Desgranges, 1821.
Grafouil(er\ gratter, à côté de gratigner, même sens dans
les poèmes de Jehan Rictus {Doléances, p. 73).
Monouille, monnaie : « Vu la morte-saison, la monouille
sera aussi rare dans nos portes-braises que la justice dans les
jupons desjugeurs», Almanach du Père Peinard, 1894, p. 21.
La variante en est menouille, forme influencée par menue
(monnaie): « Le samedi quand on déballe la menouille de la
paie sur la table », Poulot, p. 54.
Nigousse, nigaud, sobriquet du Breton bretonnant et du
conscrit breton (dans le langage militaire).
Même substitution dans vigousse, vigueur analogue au cor-
respondant (poitevin vigace), qu'on lit dans une lettre de Flau-
bert du 15 mai 1872: « Mais pour écrire congruement un
vrai morceau, la vigousse et l'alacrilé me manquent », Cor-
respondance, t. IV, p. 117 '-.
que bon repas en secret... Ce mot, dans ce sens, n'a pas de synonyme que
faire gogaille, terme populaire, ou se régaler en secret i, Michel, 1807.
« Fricot. Barbarisme, Dites: du ragoût, de la fricasse », Desgranges, 1821.
I Ils fonl fricot, ils fricollcni. Expressions triviales et non françaises pour
ils font bonne chère », Blondin, \.^'12>.
1. De même rigouiller, rigoler : cf. Anjou, baç/ouiller, bavarder ( — bagouler)
et dégriuffoinller, dégringoler.
2. Ajoutons : Feigjinsse, à côté de faignant, fainéant (Bruant, Dict., p. 217),
et fiasse, ami, -pour fieu (Id., p. 20); godasse, chaussure (pour godillot), mot
usuel dans les casernes (Hayard), etc.
DERIVATION 111
4. — Croisements.
Deux mots synonymes, ou à pou près, se présentent en
même temps à l'esprit : il eh résulte une combinaison dans
laquelle l'idée initiale est renforcée ou mise en relief. La plu-
part de ces contaminations appartiennent au lexique; mais
parfois la fusion est d'ordre purement phonétique ou mor-
phologique. Etant donné le rôle important que les unes et les
autres jouent dans le bas-langage, un examen circonstancié
s'impose.
A, — Croisements formels.
Soit, par exemple, Ma:^as, nom de la prison cellulaire dé-
molie en 1900 qui avait remplacé la prison de la Force : il
devient tour à tour Ma:^aro, qui désigne la salle de police et
tout particulièrement la prison militaire de la rue du Cher-
che-Midi, et Ta^as, prison de Mazas, par contamination des
synonymes La^aro, prison de Saint-Lazare, et Tas, le Dépôt:
« A Tasas... elle est seulement pas venue m'assister », Mété-
nier, Lutte, p. 121.
Voici d'autres exemples:
ArtijTot, artilleur: « Comme y aurait pas de grivetons, ni
fantabosses, ni cavalos, martiflots », Bercy, .YA'LY'- lettre, p. 5,
C'est une contamination de fljtot fantassin (ce dernier tiré de
Ji ferlin, soldat): « Elle dit: des Jlfîots! y a rien de fait »,
Courteline, Train, p. 207. La finale s'est ensuite propagée par
voie analogique: gourdiflot, niais, gourde (Rossignol, Hayard).
Bistringue, même sens que bastringue (chez les Français du
Canada), contaminé par bistro, d'où la forme rédmle bistingo ,
mentionné en 1856 par les frères Concourt ', et bustingue,
hôtel garni où couchent les bateleurs, les savoyards, les mon-
treurs de curiosités (sens déjà donné par le Jargon de 1849).
Fringale, faim-valle, forme contaminée par //'m^yMe/', gam-
bader: cette maladie, rendant les chevaux très voraces, les
fait tomber dans un état d'épilepsie dont ils ne peuvent sortir
qu'après avoir mangé. Ce néologisme de vétérinaire est déjà
mentionné par d'Hautel (« Le moi fringale ne se trouve nulle '^
1. « La tournée finie, nous allons tous quatre dîner dans un bislinyo à la
porte d'Auteuil », Goncourt, Journal du 23 déc. 1836.
2. Il est dans Michel, 1807: « Fringale, pour faim canine. Espèce de ma-
ladie ».
112 GÉNÉRALITÉS
part »), ensuite par DesgTauges (1821) : « Fringale, besoin
extrême de manger, n'est pas français. Nos académiciens
n'ont pas souvent la fringale, car ce mot n'a pas trouvé place
dans leur Dictionnaire K Mieux vaut male-faim ».
Dans le langage militaire: Capiston^, capitaine (influencé
par fiston)^ et tringlot, soldat du train des équipages militaires :
c'est train, influencé par tringle, fusil.
B. — Croisements lexioues.
Ceux-ci, fort nombreux, constituent une des parties carac-
téristiques du bas-langage. Suivant le degré d'affinité do
leurs éléments en fusion, on peut les répartir en trois caté-
gories.
1. — Croisements de synonymes.
Cette contamination de deux termes apparentés donne à
leur combinaison une valeur plus intense. C'est ainsi que be-
c^o/îdame (Rabelais) représente une combinaison populaire de
bedon eibedaine; dans le vulgaire moàcvnQ. ^ foultitude (fusion
des synonymes /oM^e et multitude) désigne une grande quan-
tité: (.(\]nefoultitude d'autres panacées, plus loufoques qu'uni-
verselles, dans l'espoir de décrocher le bonheur ». Almanach
du Père Peinard, 1898^, p. 2.
Voici d'autres exemples :
Alboche, allemand, sobriquet ironique postérieur hitête de)
boche, fusion de ce dernier avec Allemand ^
C/ielipoter, schlipoter, puer (de chelinguer et galipoter, faire
ses besoins), qu'on lit à la fois dans Richepin (Gueuse, p. 172)
et dans Jehan Rictus (Cœur, p. 194).
Louftingue, fou (des synonymes louf et tingue) : « Je viens
de gagner cent mille francs. — Il est louftingue ! » Rictus,
Numéro gagnant, p. 8.
Mannesingue,! marchand de vin, contamination de manne-
quin, petit bonhomme, et singue, comptoir, le marchand de
vin étant plaisamment conçu comme l'automate du comptoir
en zinc ^. La forme parallèle, mannestringue (que Larchey
1. Il no figure que dans l'édition de 1835,
2. « Alorsse, le capiston l'a fait venir », Bercy, XXXVI* lettre, p. 4.
3. Voir, sur ce mot, notre At'got des Tranchées, p. 129.
4. Voir d'autres hypothèses étymologiques dans le Courrier de Vaugelas, t.
VIII ^1878), p. 59, 113 et 133; A. Larchey, SuppL, p. XXI et 145.
DKRIVATIÛN 113
cite dans son Supplément) est nne double contamination des
synonymes mannesiiigue et bastrinfjue.
' I.c mot, ainsi que sa variante ' mùuiiKjue (qui en est la
prononciation parisienne), est à peu près sorti d'usage et rem-
placé par mastroquet : « J'ai fini mon après-midi dans la cour
du min^ingo ». Poulot, p. 72. — « C'est un manne^irifjue de
l'ancien jeu ». Zola, p. 192.
Mômignard. petit enfant (de môme et mignard), et mômi-
nette, fillette (de môme et minette).
Pétrousquin, le derrière (fusion des synonymes pétard et
troussequin), et, ironiquement, paysan : « Vous voulez donc
passer pour des pétrousquins? » Méténier, Lutte, p. 246. —
« Les pauvres ouvriers pétrousquins ont la tête farcie d'igno-
rance )>, Almanach du Père Peinard, 1894, p. 54.
Petsouille, pède^ouillc. le derrière (fusion des synonymes
pétard ei ve:souille), et, plaisamment, paysan, rustre: « Je
crèverai dans la peau d'un cabot et d'un pède^ouille », Desca-
ves, &ous-o£'s, p. 127.
Ratiboiser, rafler ou décaver au jeu (fusion des synonymes
ratisser et emboiser'^) : « Et le roi de cœur pour finir. La vole.
Trois jolis points, bein, Desforges ? — Ratiboisé. La suivante.
Je donne, coupez! » Frescaly, p. 74.
De là : ratiboisé K sans le sou (Virmaitre), et ratiboiser "*,
voler: «Les brigands dévalisaient les diligences, ratiboisaient
le pognon de l'état, déquillaient les gendarmes », Almanach
du Père Peinard, 1894, p. 48.
. Ribouldingue, fête, noce, vocabïe tiré de ribouldinguer, ce-
lui-ci représentant une fusion des verbes synonymes ribouler,
rouler, et dinguer, rebondir '\
Rigolboche, s'amuser de toute manière (fusion des verbes
synonymes rigoler et bambocher), d'où rigolboche^, très ri-
1. Une autre variante, mulzinfjue (dans Vidocq), s'explique par rallernance
habituelle des liquides.
2. Emboiser, tromper : » Mot bas et du menu peuple » (Le Roux). Balzac s'en
est encore servi: « Emboisez-xwo'x bien ces gens-là j, Eugénie Grandet, p. 226.
3. Et, au figuré, ruiné : « C'est fini, le vieux monde est ratiboisé, le populo
lui passera sur le corp's! » Père Peinard, 9 mars 1890, p. 5. — Ce vocable a
été employé par Alph. Daudet et Guy de Maupassant (v. la thèse de Mary
Burns, p. 88).
4. Ce verlie a acquis des sens spéciaux dans les parlers provinciaux: Rati-
boiser, Itattre, rosser (Anjou), et briser un objet, détériorer quelque chose
(Bas-Maine).
5. Voir, sur ce mot récent, notre Argot des Traticltées, p. 20 à 22.
6. C'était aussi le surnom d'une fille galante, célébrité de bastringue sous
8
114 GÉNÉRALITÉS
golo (Virmaître) : « C'est pas rigolboche de plaquer son métier,
son patelin, sa îdimxWQy) , Alinanadi du Père Peinard, 1894, p. 38.
Tripatouiller, tripatrouiller, tripoter en tout sens (fusion
des verbes synonymes tripoter et patrouiller ou patouiller),
au propre et au figuré : « Vous n'allez pas bientôt finir de me
tripatrouiller, vous allez me chiffonner » (Virmaître). — « On
lui en fait endurer de cruelles à notre pauvre globe 1 On le
tripatrouille d'une sacrée façon ! » Alinanach du Père Pei-
nard, 1898, p. 20.
La forme réduite tripatouiller ^ signifie, modifier ou rema-
nier, contre le gré de l'auteur, une œuvre dramatique ou lit-
téraire "-.
2. — Croisements de termes apparentés.
Un exemple curieux nous en est offert par le franco-proven-
çal, lyonnais ou dauphinois boustifaille, mangeaille, bonne
chère, mot qui a pénétré partout à Paris ^ et dans les provin-
ces ^. Il est déjà mentionné, en 1821 , par Desgranges: « Tu ne
fais que boustiffer ^ vive la boiistif aille ! Tous ces mots-là
sont des barbaristnes enfantés par la populace ».
Ce mot représente une contamination de bouffaille : le ber-
richon possède, à coté de boustifaille, les formes parallèles
boutifaille et bouffetif aille ; le Limousin dit bouchifaio et bour-
difaio ^. ce dernier répondant au manceau bourdifaille, au
savoyard bortifaille et à l'angevin pourtifaille (à côté de bour-
nif aille), tous au sens de provisions de mets sur une table, de
copieuse nourriture, ce que le patois havrais exprime par
gourdifaille (Languedoc, gourdufaio). Les éléments qui en-
trent en combinaison ne sont pas toujours apparents : tour à
le second Empire. Huysmans s'est servi du verbe correspondant : a Fallait
laisser croire que vous rigolbochiez avec cette dame », Sœuv Marthe, p. 272.
1. Emile Bergerat s'attrijjue la paternité de ce sens littéraire. Voir ses
Souvenirs d'un enfant de Paris, t. III (1912), p. 320.
2. Rossignol cite en outre batifouiller, s'embrouiller, patauger (a il bâti-
fouille au moins une heure »), lusion de batifoler et bafouiller; Virmaître,
patri fouiller, manier malproprement, fusion de -patrouiller et fouiller, etc.
3. « C'est de la boustifaille et pas autre chose » (caricatures de Gavarni du
28 juin ISiO). — « Autrefois on faisait nn bon contrat (de mariage), ensuite
une bonne boustifaille », V. Hugo, Misérables, V" partie, p. 602 — « Mettons-
nous à table, il sent la boustifaille de loin », /obs. Assommoir, p, 103.
4. En Picardie, Anjou, Berry, Yonne, etc.
î). Aujourd'hui boustif ailler, manger souvent, synonyme de bouloUer.
6. A (ienève, bourdifaille signifie grosse pâtisserie et, figuréinent, tète éva-
porée (Humbert); dans le vaudois, bourdifalo a ci; triple sons : 1" tripes, res-
tes de viande; 2« panse; 3" carîaille.
DERIVATION 115
tour les notions bouche ou vessie (en provençal, bout), rebut
(en provençal, borda) ou abondance, etc. contaminent l'ac-
tion du verbe bouffer à un degré excessif.
Voici une série d'autres croisements similaires :
Carapater, marcher, en se traînant, se sauver (fusion de
crapaud et patte,) c'est-à-dire tirer les pattes comme un cra-
paud, marcher à quatre pattes en tâtonnant^ : « Dis donc,
ma biche, faut nous carapatter », Zola, Assommoir, p. 461.
Chijne, terme du début du xix'' siècle et d'origine vulgaire.
Son sens a varié : « Qu'est-ce que le peuple entend par chipie?
Il n'en sait peut être pas plus que moi », écrit Desgranges
en 1821. Erreur, il en sait plus: Femme avare (Bas-Maine),
qui rapine sur tout, pingre (Champagne), mauvaise femme
(Bresse, Bourg-ogne), etc.; à Paris : bég'ueule...
Le sens primitif en est hargneuse et voleuse comme une pie:
chipie, c'esi-k-dirc chipe-pie, pie qui chipe (cf. voleuse comme
une pie), d'où les acceptions secondaires de grippe-sou et de
femme impertinente -. Son pendant normand et manceau est
^/*tyj/e (c'est- à dire gripe-pie), chipie, méchante femme (Moisy),
femme hargneuse, voleuse (Dottin), tandis que l'ang'evin chi-
gripie, femme maigre et méchante (Ménière), représente la
contamination à la fois parisienne et provinciale.
Cibige, cibigeoise, cigarette (contaminée par bige, bigeois,
simple, ordinaire), aussi sous les graphies sibige (Rossignol)
et sibiche ^ : « Quand on avait envie d'une sibiche, on la gril-
lait », Père Peinard, 9 novembre 1890, p. 10.
Coinsto, abri (Hayard), fusion de coin et hosto, hospice :
« J'aurai peut-être plus tard un coinsto pour moi seul », cité
dans Bruant. Dict., p. 4.
Dégueulbif, dégoûtant (de dégueulasse et rebiffe), forme
donnée par Bruant, à côté de dégueulbi: « Ils se disent que
c'est dégueulbi de crever la faim », Père Peinard. 11 jan-
vier 1891, p. 1.
De même frisbi, froid (Rossignol), fusion da frisquet et re-
^fff<^> proprement froid à rebiffer.
' Epastrouiller, étonner {d'épater et pastrouiller, forme dia-
lectale de patrouiller), d'où épastrouillant, merveilleux: «Une
1. De là : Carapatas (forme provinciale pour carapalaud], marinier d'eau
douce (v. Larchey) : il carapale ou marche en se traînant. Le mot désigne
aussi Le soldat d'infanterie (Rossignol).
2. Gf. Dict. général : « Chipie... semble dérivé du radical de chipoter ».
3. Delvau cite encore sibijoite, cigarette, à côté de sibigeoise.
116 GÉNÉRALITÉS
découverte épastrouillante qui va réjouir tous les boit- sans-
soif ». Alinanach du Père Peinard, 1894, p. 25; — à côlé
d'espatrouiller, même sens (« Espatrouillant exprime le com-
ble de l'admiration », VirmaîLre) : « Une bonne bougresse
s'espatrouillait de ce que... », Père Peinard, 7 février 1892.
Epatoufler , étonner {d'épater et patoujler, dialectal, patau-
ger), forme alléguée par Bruant, à côté à'épataroufier, même
sens (d'épater et maroufler), d'où épataroufJant , étonnant :
« Finies, les géantes, les femmes torpilles, les nains et autres
phénomènes cpataroajlants... », Alnianach du Père Pei-
nard, 1896, p. 22.
Mastroquet, marchand ' do vin (de niastoc, contaminé par
stroc, setier), conçu comme un petit gros bonhomme qui dé-
bile des setiers^: « S'il [le sublime] est marié, il paie son
boulanger,... son mastroquet jamais », Poulot, p. 68,
Nigaudinos, petit niais, de nigaud' ai chriataudinos, même
sens (c'est-à-dire Cliristi audi nos!), terme employé par Balzac
(v. Larchey) et très usuel à Lyon (v. de Pustspelu).
Niguedouiile '% grand niais, de nigaud et andouille, au fi-
guré (« barbarisme bas et vil », Desgranges, 1821) : « Nous
sommes assez niguedouilles pour nous laisser piper », Père
Peinard, 9 juin 1889, p. 4.
Patagueule, ennuyeux, proprement bavard (fusion de pa-
ta[ti-pataia] et gueule) : « C'est lui qui trouvait ça patagueule
de jouer le drame devant le monde », Zola, p. 322.
Peinturlurer, peindre grossièrement on couleurs criardes :
« C'est un barbarisme », Desgranges, 1821 ; « Mot ironique et
burlesque », Bescherelle i84o. C'est la contamination de
peinture ai turelure, au hasard.
Requimpette, rcdingotto, de redingotte, prononciation vul-
gaire, et (cf. pet-en-l'air, sorte de veston) pette'\ postérieur,
la première forme dans les Soliloques de Rictus (p.- 53).
Tarabiscoter, réparer lesmoulures par des petits creux (ap-
1. Le mot se lit dans la diM-nière éJilion du Jarr/on de 18i9.
2. Voir une autre étymologie dans le Siipplémenl de Littrc.
3. Gf. Oudin : « A° sieui- de Nu/ au dis, de la Nigaudiè re, vulg. un sot ».
4. La forme antérieurement attestée hir/uedouUlf; (ilans Uegaard) est une
variante que donm^ encore d'IIaulel (cf. le nom propre Mcod à côté de Nirjaux).
A Vaud, on dit niguedouiile et niquedandouille (Callet). Le synonyme vulgaire
jucdale, niais, répond au franc-comtois Jar(/ues Dailles.
5. On retrouve cet élément méprisant dans adjupèle, adjudant, à côté d'ad-
juvache, même sens, api)ellations ironiques qu'on entend souvent dans les
casernes.
DÉRIVATION 117
pelés par les menuisiers tarabiscots) : terme technique récent,
fusion de tarauder et rabiscoter, raccommoder (en Anjou et
ailleurs, aussi sous la forme rabistoquer).
Viauper, pleurer comme un veau (Rig-aud), de viau, veau,
eijaper: « Quand le refrain recommença, plus ralenti et plus
larmoyant, tous se lâchèrent, tous viaupèrent dans leurs as-
siettes... crevant d'attendrissement... Goupeau, soûl comme
une grive, recommençait à viauper et disait que c'était le
chag-rin », Zola, Assommoir, p. 239 et 326 K
Viscope, casquette à longue visière comme en portaient les
gens faibles de la vue (contamination de visière et télescope),
d'où :
1° Visière de casquette, longtemps particulière au soute-
neur: « Tu on as une viscope à la bêche » (Rossignol).
2° Képi de troupier, schacko (Merlin).
Le plus récent de ces croisements est midinette, trottin (de
midi et dînette), ces jeunes ouvrières sortant en grand nom-
bre à midi, de leurs ateliers, pour déjeuner et prendre l'air
(vOy. une citation dans H. -France).
Un des plus anciens est brindesingues , dans la locution être
dans les brinde.iingues, avoir une pointe de vin, être à demi-
gris (d'Hautel), qu'on lit dans Vadé: « Tiens, toi t'es déjà
dans les brinde.<ingues », Les Racoleurs, 1756, se. XI. L'ex-
pression est encore vivace : « On s'était réuni pour porter une
santé au conjungo, et non pour se mettre dans les brinde^in-
gues », Zola, Assommoir, p. 112.
C'est une contamination provinciale du vieux mot brinde ',
toast. Bas-Maine, brindesis (ce dernier répondant à l'italien
brindisi) .^SiT un mot apparenté qui reste à déterminer. Il est
intéressant de relever le sens généralisé du mot dans les par-
1ers provinciaux. Tandis qu'en Normandie, bresingue et besin-
gue (qui en est la forme réduite) signifie également « ivre »,
comme dans l'Anjou berMingue; le Lyonnais désigne par ber-
singue celui qui marche de travers, répondant à la fois au
mançois marcher en brindisis, marcher de travers comme un
1. Larchey, en citant ce dewiier passage de Zola, i-end à tort iuauper par
« faire la vie », interprétation erronée passée chez Virmaîtrc.
2. La forme parallèle bringue (que donne déjà Gotgrave) est encore vivace
en Bretagne, où elle désigne la débauche des matelots, d'où bmif/uer, boire
avec excès, en parlant des matelots :
Dès qu'il a son col bleu de matelot.
Le soir même i brinr/ue à terre.,.
(Nibor, Cols bleus, p. 98)
118 GÉNÉRALITÉS
ivrogne, et au genevois de bisingue, de travers (dans le Suppl.
de Littré, avec une citation de Tôpffor).
D'autres croisements ont pris dans le langage parisien une
grande extension et plusieurs proviennent du milieu des ca-
sernes:
Cabombe, bougie (de camoufle et bombe), altérée en cal-
bombe (Rossignol) et cabande j^Rigaud) : « Une espèce de gui-
gnol où y a des dessins qui passent dans un cadre que, pour
le voir, on éteint toutes lescalbombes », Bercy, V® lettre, p. 6.
Lesbombe, prostituée (de lésée, môme sens, et bombe), à
côté de lésébombe, forme plus rare donnée par Rigaud: « Un
coup de batterie avec une lesbombe », Méténier, Lutte, p. 216.
Et d'autre part:
Claquebosse, bordel (de claquedent et bosse) : « Jolie petite
ville... Ça manque de claquebosse », Les Gaietés du Régiment
(cité dans H. -France).
Faniabosse, fantassin, dont le havresac fait la bosse sur
son dos K dans Jehan Rictus (Cœur, p. 90) : « Cabot faniabosse
ed iïiarine. »
Féebosse, vieille femme laide et méchante (semblable à la
féeCarabosse), dans Bruant {Rue, t. II, p. HO): al] ne féebosse
qu'est pas du quartier... »
On voit le nombre considérable de ces croisements dans le
bas-langage parisien. La plupart sont assez transparents pour
permettre de préciser les éléments lexiques qui entrent en
combinaison; la formation des autres" — en très petit nom-
bre d'ailleurs — n'apparaît pas assez claire pour faire entre-
voir les raisons de leur contamination.
1. Rigaud y voit un « aimable jeu de mots : fente à bosse,., d, etDarmesteter
« iiii calembour par à peu prés sur fantassin » {Création des Mots nouveaux,
p. 166).
2. Tels sont :
Auverpinches, gros souliers d'Auvergnat (Rigaud).
Morhec, morhaque, vermine (Rigaud) et enfant désagréable (Delvau), même
sens que morpion.
Probloque, propriétaire (Rossignol, liayard) : « On peut lécher les pieds
des pi'obloques et des llics... Et puis? » Rosny, Rues, p. 295.
Pébroque, pépin, parapluie (Hayard).
CHAPITRE II
REMARQUES SYNTAXIQUES
Ces remarques seront de nature générale. On trouvera,
dans les dissertations déjà mentionnées, des détails complé-
mentaires qui échappent forcément à un examen d'ensemble K
1. — Substantit.
Noms communs tirés de noms propres. — Procédé fécond qui
a fourni au bas-langage nombre d'appellations dérivant des
sources les plus variées. On pourrait les répartir ainsi :
A. — Noms de fabriquants ou industriels :
Bénard, pantalons à pattes d'éléphants, longtemps portés
par les souteneurs (d'après le nom du tailleur qui en avait la
spécialité) : « Je me gonflais de pouvoir chanstiquer mon fal-
zar à la Bénard conte un fendard à la mode... Avec un bé-
nard à pattes d'un thunard... », Bercy, X'LP lettre, p. 6.
Desfoux, casquette en soie, bouffante et de forme élevée,
portée par les bouviers, toucheiirs de bestiaux, laitiers, bou-
chers en gros, etc. longtemps adoptée par les souteneurs (ap-
pelée antérieurement david "-, l'un et l'autre noms de chapeliers
voisins du Pont-Neuf) : « C'est pas la peine de f... tes desfoux
sur l'œil... », Méténier, Lutte, p. 194.
Eustache, couteau de poche (d'après Eustache Dubois, cou-
telier de Saint-Etienne) : « On donne ce nom à une espèce
particulière de couteau, dont se servent les gens de la plus
basse condition », dHautel, 1808 ^
Godillots, souliers d'ordonnance (du nom d'un fabricant de
chaussures, fournisseur de l'armée en 1870), gros souliers,
1. La Neufranzbslsche Syntax de J. Haas (Halle, 1909) tient compte, dans
une certaine mesure, du langage parisien.
2. « Les rouflaquettes bien cirées, la blouse de fil tirée aux épaules, le
david crânement posé sur le front... », Humbert, Mon bagne, p. 40.
3. En Anjou, ii.ilaclie désigne un petit couteau à manche de bois (le couteau
y porte le nom de quillaume): cf. ustaches, ciseaux (Delesalle).
120 GÉNÉRALITÉS
terme militaire généralisé : « Je l^altais la semelle, rapetas-
sant tous les godillots du village », Père Peinard, 13 avril
1890, p. 2.
B. — Noms généralisés de personnages réels :
Bidard, veinard, riche bourgeois (d'après le nom de l'em-
balleur, gagnant du gros loi de l'Exposition de 1878): « Les
bidards qui avez des paletots et des nippes de rechange »,
Almanach du Père Peinard, 1897, p. 14.
Collignon, cocher, appellation plutôt injurieuse (un cocher
de ce nom assassina en 185o son voyageur) : « Les collignons
pourraient écrabouiller les bourgeois tout leur content »,
Bercy, XXXV^ lettre, p. o.
Poubelle, boîte à ordures (Poubelle, préfet de la Seine, les
imposa aux Parisiens en 1883) : « La bande faisait concur-
rence aux biffins et fouillaient lespoubelles », Bosny, Rues, p. 6.
Wallace, eau des fontaines, publiques (du nom de Sir Ri-
chard Wallace, philanthrope anglais, qui dota Paris en 1872
d'une centaine de petites fontaines) : « Ça me fait mal au ven-
tre de te voir pomper de la wallace », Méténier, Lutte, p. 216.
G. — Noms de lieux généralisés :
Chabanais, lupanar (situé à Paris rue de Chabanais), d'où
tapage nocturne: « Il est rentré, il s'attendait à un chabanais
monstre », Poulot, p. 72. t- « Ah! reprit l'homme,' est-ce une
raison pour- faire un chabanais pareil? » Courteline, Train,
p. 222.
Irlande, jeu de billes (au cent dix) : envoyer en Irlande,
envoyer les billes à droite et à gauche (Delesalle).
! Zanzibar, jeu de trois dés (qui se joue sur le comptoir des
marchands de vin): « Une vingtaine seulement s'enquillent
au Zanzibar, chez un bistrot des environs », Père Peinard,
1" mars 1891, p. 1.
Noms tirés d'une forme verbale. — L'exemple le plus connu
Gsi j'ordonne (Monsieur, Madame^ Mademoiselle), appliqué aux
personnes qui aiment à donner des ordres : « C'est un monsieur
f ordonne. Sobriquet que l'on donne à un tatillon, à un jeune
homme, fier et allier, qui commande ses subalternes avec
hauteur et emportement, qui veut être obéi à la parole »,
d'Hautel, 1808.
Voici un témoignage plus récent de cette expression fami-
lière: « Nana régnait sur ce tas de crapauds; elle faisait sa
REMARQUES SYNTAXIQUES 121
mademoiselle f ordonne avec des filles deux fois plus grandes
qu'elle... », Zolsi, Assommoir, p. 195.
Un autre exemple, pâtiras ou pâtira, victime, c'est-à-dire
celui qui va pâtir, remonte au poissard : « Quand vous tour-
mentez les riches, ce sont les pauvres bougres d'ouvriers et
les petites gens quifinissont par être le pâtira », La Guin-
guette patriotique, 1790, p. 0 '.
Abstrait pour concret. — L'exemple le plus intéressant est
Jeunesse, au sens de « jeune fille ». Il remonte au xvi*^ siècle
(Vauquelin de la Fresnay); Racine l'a employé au xvii*^ siècle
{Plaideurs, acte III, se. lY) : « Je suis tout réjoui de voir
ccXlQ jeunesse y), et Vadé, au xviii*': « Ma maraine dit comme
ça, qu'y gna pas de temps plus zenty pour \xnQ jeunesse que
où ce qu'on se fait l'amour «^ Lettres- de la Grenouillère,
p. 91 K ~
Voici quelques autres exemples :
Connaissance, maîtresse, dans la bouche des troupiers :
« Est-ce que tu te le figures que je vais... balayer l'écurie et
rouler la litière pendant que tu penseras à ta connaissance f »
Courteline, Gaietés, p. 26.
Gouvernement, femme, dans la bouche de l'ouvrier: « Quand
un ouvrier parle de sa femme, il dit volontiers mon gouver-
nement » (Rigaud).
De même, «cZee, petite quantité (d'absinthe, de poivre, etc.);
innocence, jeune fille innocente, etc. On dit cet amour d'enfant
(amour pour aimable) et, inversement, pour rendre plus ex-
pressifs des termes généraux : Aller son petit bonhomme de
chemin, suivre tranquillement et modestement sa voie, ex-
pression déjà donnée par d'Hautel qui l'explique ainsi : « Faire
1. Ajoutons : Quitourne, fenêtre, dans l'argot des filles {allumer la quUourne,
c'est mettre la lampe derrière le rideau de la fenêtre), et faire la quitourne,
c'est appeler le client de sa fenêtre.
2. Le marquis d'Argenson en prend la défense vers la même époque : i Pour-
quoi avoir banni du beau langage une expression populaire, une jeunesse,
pour parler d'une jeune fille ou de plusieurs jeunes gens ensemble? Rien ne
supplée à cela, et la langue en était d'autant plus riche... On entendait en
même temps de bonnes et d'aimables qualités avec quelques défauts; enfin,
cela présentait une image... De dire c'est une jeune personne, ne dit point
cela. Quand on dit : C'est m-WQ jeunesse qui se divertit, c'est comme si on di-
sait: cela se divertit parce que cela est jeune ». — Journal, éd. Jannet, t. V,
p. 21!).
Dans le Berry, ./ew/fcsse s'applique également au ])étii],.au sens de jeunes
bestiaux : « ha jeunesse se vendait ben à c'te foire » (Jaubert).
122 ^GÉNÉRALITÉS
droitement sa besogne, n'entendre finesse en rien, secondaire
avec prudence et probité ^ ».
Collectif POUR individuel. — Deux exemples, remontant au
début du XYii" siècle, sont encore vivaces :
Pays, compatriote : « Pais, c'est-à-dire homme du même
païs » (Oudin, 1G40). — « Bon jour, pays. Se dit en saluant
un compatriote. C'est mon pays, pour dire qu'il est né dans
le même pays que moi » (d'Hautel, 1808).
Furetière (1690) y voyait un « salut de gueux... du même
pays » ; aujourd'hui, c'est plutôt un mot de soldat (féminin
payse): « Nous étions pays, nés le même mois », Courteline,
Gaietés, p. 33.
Populo, enfant : « Un populo, un petit populo, c'est-à-dire
un enfant » (Oudin). — « Populo^, pour dire un petit enfant,
un nouveau né: elle a fait un petit populo, se dit par déri-
sion d'une fille qui s'est laissé séduire » (d'Hautel).
Changement de genre. — Les exemples les plus significatifs
sont ;
Chose, celui dont on ne se rappelle pas le nom, ou dont on
ne veut pas se souvenir, terme vague par lequel on supplée à
un nom propre.
Gouin, matelot débauché, masculin moderne induit de
gouine, prostituée (mot qu'on lit déjà dans Ménage et qui est
encore vivace) : « Gouin, masculin de gouine, a pris racine
dans le Vendômois; mais le mâle est barbarisme, et la femelle
est une épithcte dégoûtante ». Desgranges, 1821.
Machin, même sens que chose, appliqué suvtout aux objets:
masculin induit du primitif machine, qui a le même sens chez
d'Hautel. C'est un terme sorti des milieux professionnels qui
désignait tout d'abord les machines ou les outils indispensa-
1. Zola emploie des tournures analogues : « une sacrée coquine de soif n
{Assommoii-, p. 112), « un gueux de soleil » (p. 179), « un gredin de froid » (p. 230),
à coté de « Ce nom de Dieu de tremhleynent » (p. 499), « Un tonnerre de Dieu de
cambuse » (p. 474), « un bruit de tonnerre de Dieu » (p. 531), etc.
Cette personnification des choses est de tous l'es temps : Du Fail parle de
i sa bonne femtJie d'eschine » (t. II, p. 18), et Oudin rend la locution ton bou-
(jre de despit par « malgré toi ».
2. J,ps frères Concourt emploient ce mot au sens de prolétaire, homme du
peuple : « Un populo assistant par hasard à la Chambre », Journal. 10 déc. 1893.
— Aujourd'hui, le mot désigne la plèbe, la populace.
REMARQUES SYNTAXIQUES 123
bles à l'ouvrier, et ensuite tout objet ou même toute personne
dont le nom échappe *.
Manque est féminin dans le langage vulgaire et dans les
parlors provinciaux: « Eh ben, monsieur Jérôme, je sis fâché
à présent de vous avoir fait une manque de bienveillance »,
Yadé, Œuvres, p. 97.
De là: à la manque, défectueux, détestable, maladroit, bon
à rien : « Los radicaux et les socialos à la manque avaient
eu beau pistonner le populo avec leur suffrage universel et
une salade de réformes à la flan », Père Peinard, 28 septem-
bre 1890, p. 14.'
o
Adjectif.
Des adjectifs tirés des substantifs sont très fréquents dans
le langage populaire moderne, mais un seul exemple -remonte
à la fm du xviii*^ siècle, crâne, donné comme synonyme de
fou et d'écervelé par le Dictionnaire de Féraud (i787) et que
d'Hautel définit ainsi (1808) : « Crâne. Tapageur, mauvaise
tête, vaurien; mettre son chapeau en crâne, c'est-à-dire sens
devant derrière, à la façon des tapageurs et des mauvais su-
jets ». Aujourd'hui, le mot a plutôt le sens de fier, hardi,
avec les dérivés : crânement, fièrement, et crâner, affecter
de grands airs : « Crâne donc pas et vas-y », Méténier, Lutte,
p. 29.
Le sens en est encore plus étendu dans les parlers provin-
ciaux : bon, beau (Picardie), fameux, remarquable, de choix,
appliqué même aux objets (Berry).
Voici d'autres exemples :
Chicoré, de chicore, ivre, c'est-à-dire Vert comme la (chico-
rée, répondant au synonyme pistacJie, légère ivresse, par al-
lusion au visage verdâtre de l'ivrogne (Bruant, Dict., p. 270).
Farce, amusant, drôle: « Il 'est farce, pour il est farceur,
c'est un farceur », Michel, 1807. — « Ça serait /arce si sa
chemise se fendait », Zola, p. 30.
Mare, dégoûté, blasé (et mare! assez !), lire de marée, dé-
1, « Machin n'est pas français, se dit plus particiilièremont d'un outil quel-
conque, dont on ne sait pas, ou dont on ne se rappelle pas le nom. On dit aussi
quelquefois ^nachine, dont machin dérive. Si j'avais un machin, une |)etite
machine, y: forais un trou dans cet endroit, pour : Si j'avais une vrille, un
foret, etc. On abuse du mot Machm comme on fait du mot Chose : Monsieur
chose. Madame chose, etc. On doit éviter avec soin d'employer un pareil
langage, qui annonce ordinairement une éducation pou soignée ou, du moins,
peu de présence d'esprit... » — Michel, 1807.
124 GÉNÉRALITÉS
goût : « Je suis mare du jeu, j'ai joué toute la journée » (Ros-
signol).
Marlou, malin ^ (comme un souteneur), se lit dans Riche-
pin {Gueux, p. 164) : « L'œil marlou, il entra chez le zingue... »
Ajoutons : Bœuf, énorme, à côté de monstre, colossal (« un
succès bœuf, un succès monstre ») ; nature, naturel (« bœuf
nature »); peuple,^ commun, trivial (« être peuple »); pocheté,
crétin (de pochetëe, bêlise) ; rosse, méchant (comme un mau-
vais cheval), etc.
3. — Verbe.
Passage d'un état a l'autre. — Les verbes neutres agoniser
et tomber ont acquis une valeur active dans le bas-langage,
le premier, dès le xviii*' siècle, -le deuxième de nos jours. Ago-
niser quelqu'un, l'accabler d'injures, est déjà fréquent dans
le poissard, alors que tomber quelqu'un, le terrasser, vaincre
un adversaire en luttant, nous. vient du langage des athlètes
forains, des tombeurs: « A preuve que moi, l'Asticot, je con-
nais quéqu'un qui vous tombera quand vous voudrez », Ri-
chepin, Truandaille, p. 70. De là, au sens généralisé^ venir
à bout d'un adversaire quel qu'il soit.
D'ailleurs, dans l'ancienne langue, tomber était souvent
actif:
Mes la contraire' et la perverse,
Quant de lor gran estât les verse
Et les tumbe autor de sa roe,
Du sommet envers .dans la boe. ..
lit-on, à propos des vicissitudes de la Fortune, dans le Roman
de la Rose, v. 491 i*. Et au sens vulgaire moderne, dans une
lettre de grâce du xiv*^ siècle (v. Ducange) : « Icellui Giraut
donna audit Manson un si grand coup sur l'espaule que il le
tumba par trois fois en la charrière». Est encore dans Ronsard
(v. Littré). Il s'agit donc en l'espèce d'un vénérable archaïsme
qui mériterait de revivre aussi dans la langue littéraire'-.
D'autre part, s'amener a le sens neutre d'arriver, venir,
sens très populaire.
De pareils changements sont d'ailleurs fréquents à toutes
les époques de l'histoire de la langue.
1. Un glossaire ari,'Otiqae de 1829 écVit merlou (« voleur roué, rusé »), sous
l'influoncc de merle (cf. c'est un fin merle).
2. Nous passons sur l'usage vulgaire de conjuguer les verbes neutres avec
avoir {<i il a tombé n), tendance dérivant également du passé.
REMARQUES SYNTAXIQUES 125
Changement de conjugaison. — Exemple, moiwer, mouvoir,
qui remonte au xvi'' siècle, vivace encore à Paris et dans les
parlers provinciaux (Anjou, Berry, etc). De là moiweitc, dé-
nonciateur, proprement honune remuant *: « Les mots chan-
g-ent aussi selon le quartier; un délateur, qui est une casse-
role à Montparnasse, sera une mouDette à Montmartre, et une
bourrique à Grenelle », Rossignol, p, VI.
Pluriel substitué au singulier. — L'emploi d'une construc-
tion comme /aco/is remonte au xvi'^ siècle. Henri Estienne
constate, par la bouche de Philausone, que « les mieux par-
lans » parmi les courtisans disaient : j'allons, je venons, Je
soupons, etc. et Coltopliile do répondre : « Vous m'estonnez
merveilleusement, de me dire qu'un si vilain lang'ag'e soit or-
dinaire aux gentilshommes courtisans ». Plus loin, il met ces
« façons de langage » parmi « les plus élégans barbarismes et
solecismes », et Philausone va jusqu'à comparer un tel « courli-
sanisme, en matière de langage» à « quelque bel atticisme- ».
La vérité est que cet usage, à toutes les époques éminem-
ment rustique et populacier, était très répandu au xvi*^ siècle,
même parmi les personnnes instruites K Le Moyen de paroe-
nir s'en moque \ et François de Gallières déclare nettement,
à la fin du xvii« siècle : » Si un homme de qualité disoit, /es-
tions à Paris et fen partismes pour Versailles, il parleroit
comme le menu peuple ^ ».
Ajoutons que l'omission du pronom- sujet, encore courante
au XVI'' siècle, est aujourd'hui commune au langage enfantin,
rustique et vulgaire.
4. — Particules.
Prépositions. — Les gens du commun se servent de l'ex-
pression histoire de (au sens de « pour »), pour signifier une
action à laquelle on attache peu d'importance : « A l'hôpital
les médecins faisaient passer l'arme à gauche aux malades
trop détériorés, histoire de ne pas se donner l'embêtement de
les guérir », Zola, Assommoir, p. 124.
1. Cf. d'Hautel: « Marie mouneUe, petite fille turbulente », sens encore vivace
dans l'Anjou.
2. Dialogues, éd. Liseux, t. I p. 172-173, et t. II, p. 286.
3. Voir Brunot, t. II, p. 335.
4. Cf. ci-dessus, p. 6.
5. Du bon et mauvais usage, Paris, 1693, p. 135.
126 GÉNÉRALITÉS
De même, rapport à, à cause de, qu'on lit dans Vadé : « Je
vous le pardonne rapport au sujet de la cause... », Œuvres,
p. 272; et exemple plus moderne dans Balzac, Goriot, p. 44:
« Vous veillerez au lait, Christophe, rapport au chat. »
Adverbes de quantité. — La notion « beaucoup » est géné-
ralement rendue par celle de volée de coups (c'est-à-dire par
la même notion que représente étymologiquement beaucoup
lui-même): \]ne flopée d'enfants, une grande tapée d'ouvrage
(cf. Michel, 1807: « Il a une bonne tapée, beaucoup, une
grande quantité, n'est pas français »).
La même notion est exprimée par tout plein, beaucoup, ex-
pression empruntée aux mesures de capacité, qu'on lit cou-
ramment au xvi^ et xvii^ siècle : « On dit encore tout plein de
bons mots venant de luy », Despériers, Nouvelle xlvii. —
« Tu prends de la peine tout plein », Comédie des Proverbes,
acte 11, se. III. Cette locution adverbiale, est donnée par Ou-
din (1640), et Vaugelas la considère encore comme « une fort
bonne façon de parler ». D'IIautel y voit une « locution vi-
cieuse » ; elle est toujours vivace dans lesparlers provinciaux.
De même, et le pouce, davantage (sans compter le reste),
est aussi un souvenir des anciennes mesures : « Et faire le glo-
rieux, tout au long de l'aune, pouce et tout », lit-on chez du
Fail K Cette locution est également usuelle dans les provinces
et à Paris : « La Déclaration des Droits formulée il y a un siè-
cle et le pouce », Almanach du Père Peinard, 1898, p. 2.
Formules négatives. — L'ancienne langue possédait un très
grand nombre de formules pour renforcer la négation ou pour
exprimer Tinsignifiance, la petitesse ou la nullité. C'étaient
des comparaisons tirées de la nature (animaux, plantes, mi-
néraux), des parties du corps humain ou des objets de pre-
mière nécessité (nourriture, monnaies, etc.)-
Le langage populaire moderne a conservé plusieurs de ces
formules que nous allons examiner suivant leur provenance.
Dans l'argot parisien ou provincial, ces tournures servent
en même temps à exprimer un refus, l'inutilité ou l'incrédu-
lité. Elles dérivent de sources très variées, à savoir :
a. — Noms de plantes, principalement racines et fruits ali-
1. Discours d'EiUrapel, t. II, p. 55.
2. G. Drej'ling, Die Aiisdruckswelsen der ilberlriebenen Verkleinprung ini alt-
franzusischen Karlepos, 1888. Bon travail que nous avons mis à profit.
REMARQUES SYNTAXIQUES 127
mentaires : navet, nèfle, pomme, radis etc., sur lesquelles nous
reviendrons.
b. — i\oms Je coquillages très communs, comme les ber-
nacles, qui. sous leur forme bretonne bernicle ou bernique,
sont devenus à Paris, dès le xviii*^ siècle, l'expression du
néant (v. ci-dessus, p. 77).
c. — Noms de parties du corps. — Les noms vulgaires de
certaines parties spéciales du corps ont fourni des formules
fréquentes de négation, en premier lieu le membre viril:
Nœud! mon nœud ! « Propos que les voyous ont sans cesse
à la bouclie, et qu'ils trouvent plus énergique, sans doute,
que des navets! du flan! des nèfles! qui en sont les varian-
tes adoucies » (Rigaud;.
Peau, la peau l rien! ' « Alors c' gsI jjour la peau que j'ai
tiré cinquante-neuf mois et quinze jours de service ? » Cour-
teline, Gaietés, p. 291. — « El tout ça pour arriver à quoi?
à la peau ! » Idem, Ti'ain, p. 182 "-.
Ce terme est souvent renforcé:
Peau de balle \ non, point, dans le langage des troupiers,
ensuite généralisé (la formule est souvent complétée par ba-
lai de crin) : « Aussi, pour nous aller pieuter à la caserne,
c'est peau de balle et balai de crin, et variétés diverses, »
Courteline. l^rain, p 88. — « Pour ce qui est des éclipses de
lune, peau de balle et balai de crin! On en sera privé cette
année, » Almanach du Père Peinard, 1897, p. 23.
Peau de nœud ! rien, jamais de la vie : « Il est poli, peau
de nœud! On n'a jamais vu de particulier moins poli » (Ri-
gaud).
Tringle, tringue, rien (Hayard), la tringle, pour la tringle,
même signification (Bruant) : « Le trêpe pourra pas y voir
que tringue, » Bercy, XIV^ lettre, p. 6.
Les noms provinciaux des testicules, — mes blosses ! mes
bûmes ! — jouent le même rôle négatif.
d. — Noms de pâtisseries, surtout légères :
Flan, du flanl non, jamais, réplique à une demande im-
■1. Cf. Larchey, Suppl. : « Peau, rien, zéro. La peau est ce qui a le moins de
valeur dans la bête. — Peau de balle, rien... Mot à mot ventre creux ».
2. La peaul rien, est parfois abrégée en lap\ (écrit lape dans Bruant, et lapp
dans Rossignol) : « Il m'a fait travailler pour lapp, je suis -malheureux, je
n'ai que lapp » (Rossignol); « Le major verra bien que t'as juste lape et que
tu veux tirer au flanc », Bercy, XA'Xr/" lettre, p. 6. — Sous cette forme abré-
gée, le mot a passé dans l'argot des polytechniciens : » Il entend lap » (-voir
Cohen, dans Mémoires de la Société' de Linguistique, t. XV, 1908, p. 176 et 191).
128 GÉNÉRALITÉS
portune ou intempestive : « Exclamation particulière aux ga
mins qui ajoutent souvent et de la galette! y) (Rigaud) : « Sur
quoi, du flan! la peau ! » Richepin, Truandaille p. 71.
L'ancienne langue employait, avec le même sens déprécia-
tif, les synonymes //a/m'c/^e et gastel, gâteau.
Dans le picard « n'y connaître flan » signifie n'y connaître
goutte (Gorblet); et en Bourgogne, niflet! non! du tout! dans
le langage des écoliers : « Ah ! tu crois que je vas t'en bailler ?
Niflet! » répond à nifflettes, petites pâtisseries à la crème,
mot usuel à Provins (Fertiault).
e. — Nom de monnaies, comme valeur dépréciative fré-
quente dans l'ancienne langue K Dans le parler vulgaire de
nos jours, c'est le cas de dalle, écu bu daler flamand, qui,
après avoir désigné l'argent en général, comme dans ces vers
de Pierre Durand (cités dans Larchey) :
Faut pas aller chez Paul Niquet ;
Ça vous consomme tout votre pauve dalle...
a fini par signifler un rien : « Le populo entrave que dalle, »
Bercy, VJII^ lettre, p. 6.
C'était, dès le xvi*^ siècle, une monnaie d'argent flamande
— ((.dalle, monnoyeen Allemaigne, ); Tabourot, 1587 — d'une
valeur variant de trois à cinq francs ^, qui devint au début
du xix*^ siècle équivalent d'argent monnayé, et, une fois ce
sens oublié, de non-valeur, de néant.
Ce genre de tournures était destiné dans l'ancienne laja-
gue à renforcer le manque de valeur qui va de l'insigni-
fiance à la nullité, au néant. Elles se retrouvent en grande
partie dans le langage populaire moderne, tandis que la lan-
gue littéraire en a à peine gardé des traces.
1. Cf, Dreyling, p. 67 à 87, et Eustache Deschamps, OEuvres, t. III, p. 41,
à propos des Flamands (dont la menue monnaie s'appelait wiz7ey: « Leur sou-
verain n'ont prisié une 7nile. »
2. Le mot se lit avec ce sens, dans la Satyre Ménippée.
LIVRE DEUXIEME -
VOCABULAIRE. — FACTEURS SOCIAUX
SECTION PREMIERE
CLASSES LÉGALEMENT CONSTITUÉES
Si l'on compare le bas-langage parisien du commencement
du xix^ siècle, tel qu'il est représenté dans le Dictionnaire de
d'Hautel, avec ce qu'il est devenu à la fin de ce même siècle,
on est surpris de l'énorme accroissance de son vocabulaire,
de cette exubérance verbale qui rappelle parfois celle
du XVI'' siècle. Mais tandis que la langue de la Renaissance
est plutôt de source savante et étrangère, que la richesse de
son lexique est surtout puisée dans les langues classiques et
dans l'italien, le bas-langage parisien de nos jours est presque
entièrement indigène. 11 a continuellement augmenté ses res-
sources par des apports de la province et notamment par des
contributions des classes professionnelles.
Les professions et les métiers ont concouru à toutes les épo-
ques à enrichir la langue nationale. C'est là un fait constant.
Mais cette influence n'a jamais été aussi féconde ni aussi gé-
nérale que dans la seconde moitié du xix*' siècle.
Plusieurs raisons expliquent cette évolution: avènement de
la démocratie; facilité de plus en plus grande, vers le mi-
lieu du XIX® siècle, des moyens de communication, routes ou
chemin de fer; effacement des distinctions sociales du passé
en même temps que du particularisme des anciens corps de
métiers ; contact de plus en plus fréquent des diverses classes
professionnelles, entraînant le mélange graduel de leurs lan-
gues spéciales, lesquelles finissent ainsi par être absorbées
dans le langage populaire parisien.
Nous allons étudier la répercussion successive de ces facteurs
9
A:
130 FACTEURS SOCIAUX
sociaux, nombreux et divers, sur le lexique du bas-langag-e,
et tout d'abord nous y discernerons un double groupe social,
suivant que leurs représentants appartiennent aux classes
légalement constituées ou bien qu'ils vivent plus ou moins en
marge de la société.
Il va sans dire que nous ne passerons pas en revue l'en-
semble des classes professionnelles. Sous le rapport linguisti-
que qui nous occupe, un petit nombre seulement a exercé une
influence réelle et, parmi celles-ci, l'armée, la marine et
la classe ouvrière ont été particulièrement fécondes. En ou-
tre, comme ces groupements ne possèdent pas à proprement
parler des langues spéciales, mais simplement des terminolo-
gies propres, des vocabulaires à part, nous rechercherons seu-
lement quels de ces éléments, professionnels ou techniques,
ont franchi leur milieu spécial pour se généraliser dans le
bas-langage.
De toutes les corporations parisiennes reconnues par la loi,
une seule — celle des bouchers — a possédé jusqu'à ces der-
nières années, une véritable langue spéciale ^. c'est-à-dire
une déformation systématique du langage courant; mais le
loucherbem, actuellement en voie de disparition, n'a laissé au-
cune trace sérieuse dans le parler vulgaire.
Ajoutons que les vocabulaires spéciaux des soldats, des
marins, des ouvriers, appartiennent au xix** siècle, et que tous
ont subi l'action efficace du jargon, qui a pu ainsi pénétrer
par des canaux différents dans le vulgaire parisien et pro-
vincial.
1. Voir, sur la théorie des langues spéciales, l'étude pénétrante et sugges-
tive que leur a consacrée M. Arnold Van Gennep (étude réimprimée dans son
volume. Religions, Mœurs et Légendes, deuxième série, Paris, 1909, p. 285 à 316).
CHAPITRE PREMIER
SOLDATS
Le service militaire obligatoire a exercé une influence des
plus marquante sur la constitution du bas-langage. Les con-
tingents ruraux ou provinciaux, d'une part, par leur long sé-
jour dans les casernes, ont rapporté, à leur retour dans leurs
foyers, des expressions et des termes particuliers à ce mi-
lieu; d'autre part, par leur dispersion à travers la France,
les contingents parisiens ont été le grand facteur de l'expan-
sion des termes d'argot de la capitale dans les provinces. Nous
avons déjà relevé l'importance de ce rôle.
On sait la part considérable qu'a eu l'élément militaire dans
la formation du vocabulaire roman. L'action de la soldates-
que s'est fait ultérieurement sentir à diflerentes époques, mais
elle n'a jamais été aussi intense qu'à la nôtre.
Il n'y a pas d'ailleurs bien longtemps que la langue des
casernes possède un vocabulaire à part K Son lexique ne s'est
développé que dans la seconde moitié du xix® siècle, époque
à laquelle remontent plusieurs recueils de cette langue spé-
ciale ^ ainsi qu'une littérature qui va s'augmentant de jour en
jour ^
A ce fond s'ajoute le petit stock des termes algériens impor-
tés par les troupes coloniales et dont plusieurs sont devenus
familiers, grâce au contact rapide des différentes classes socia-
1. L'ouvrage des capitaines Vidal et Delniart {La caserne, Mœurs militai-
res, Paris, 1833) est encore étranger au vocabulaire ultérieur de nos troupiers,
ainsi que ceux de Jules Noriac (Le 101' Régiment, 1858) et d'Emile Gaboriau
{Le 13' Hussard. 1861).
2. Paul Ginisty, Manuel du Réserviste, Paris, 1882, et Léon Merlin, La langue
verte du troupier, Paris, 1886.
Et, à titre comparatif, Paul Horn, Die deutsche Soldalensprache, ^Giessen, 1905.
3. Georges Gourteline, Les Gaietés de l'escadron, 1886, Le Train de S h. 47,
Vie de caserne, 1888; Potiron, 1890. Voir, sur ces ouvrages, ce que nous en
avons dit ci-dessus, p. 54.
Lucien Descaves, Sous-Offs, Roman militaire, Paris, 1890 (40° éd. 1901).
Les nombreux écrits de Charles Leroy (dont le plus connu est Le Capitairie
Ramollot) sont moins importants sous le rapport linguistique^.
Major H. de Sarrepont, Chants et chansons militaires de la Fra7ice, Paris, 1887.
132 FACTEURS SOCIAUX
les et grâce aussi à l'influence considérable de la presse. Nous
consacrerons un chapitre à part à ce glossaire africain *.
I, — Éléments constitutifs,
1. — Richesse synonymique.
Les termes les plus nombreux du vocabulaire militaire se
rapportent à la prison, à la salle de police. Cette synonymie
exubérante jette un peu d'ombre sur la vie des casernes et
trahit la facilité avec laquelle les gradés dispensent les châ-
timents à leurs subordonnés. Des types, comme l'adjudant
Flick si admirablement peint par Courteline, n'apparaissent
pas comme des exceptions : « Celait la terreur de la caserne,
dont on n'osait plus pousser une porte ni tourner un angle
de mur sans craindre de se trouver nez à nez avec lui, ren-
contre au bout de laquelle, inévitablement, il y avait pour le
rencontré quatre jours de salle de police. Pourquoi ces quatre
jours? pour rien! ou pour tout, ce qui revient au môme ^ ».
Voici cette nomenclature :
BloCf salle de police : « On dit : mettre et mieux/... au
bloc » (Merlin). « Dépêchez-vous donc..., dit complaisamment
le brigadier, vous allez vous faire fiche au bloc », Courteline,
Gaietés, p. 56 ^
Boite, rappelant l'ancien synonyme boîte aux cailloux, pour
prison (qu'on lit encore chez/d'Hautel) : « Coucher à la boîte;
boulotter de la boîte, être souvent puni, grosseboîte, prison »
(Ginisty). « Et tout de suite la danse commençait, la manne
céleste des nuits de boîte et des basses corvées ». Courteline,
Train, p. 21.
On dit aussi boîte à musique, expression répondant à l'an-
cien synonyme violon *, salle de police.
Boucle, terme parallèle à malle : « Un militaire mis à la
salle de police est bouclé » (Rossignol). « Vous savez, me dit
1. Tout récemment, le langage militaire a connu un renouveau dans les
tranchées, pendant les années 1914 à 1916. Voir, sur cette dernière phase,
l'Appendice final sur l'Argot des tranchées.
2. Courteline, Train, p. 21.
3. Ce terme a produit le dérivé, déjà mentionné (p. 108), esbloquer, stupé-
fier, lequel a passé des casernes dans le bas-langage.
4. Balzac s'en sert, dans la lll" partie de ses Splendeurs des courtisanes (éd.
185'j, p. 4) : I Les inculpés sont amenés au corps-de-garde voisin et mis dans
ce cabanon nommé par le peuple violon, sans doute parce qu'on y fait de la
musique : on y crie et on y pleure ». Voir, sur la véritable origine de ce
terme, nos Sources de V Argot ancien, t. I, p. 73 à 74, et t. II, p. 467.
SOLDATS 133
le commissaire de police, à la sixième contravention c'est la...
boucle » (cité dans Bruant, Dict., p. 369).
Clou, terme énergique qui désigne les différentes salles de
discipline (Ginisty) : « Coller au clou, mettre en prison »
(Merlin).
Et au sens généralisé, comme plusieurs autres termes de
cette catégorie (Rictus, Soliloques, p. 27): « Y me ferait f... au
clou par prudence ».
Grosse, sous-entendu 5o?7e; jeter à la grosse, emprisonner:
« Grosse caisse, prison, dans le jargon du régiment » (Rigaud).
Hosteau (prononcé aussi ousto), terme provincial qui dési-
gne à la fois l'hospice et la prison : « Quand on n'a pas plu-
tôt le képi sus le cabochard, faut pas crâner... on vous colle
à Vousto, comme des tambours », Bercy, A'ZAl'/*^ lettre, p. 4.
Avec le sens généralisa (Bruant, Route, p. 116): « Qui voulait
me conduire à Vhosto. »
Jettard (écrit aussi schtard), c'est-à-dire endroit où l'on
jette (terme déjà donné par un glossaire argotique de 18iG) :
« Pour la joie, c'est midi! On les fout au jettard, quand is ri-
golent », Bercy, XL'' lettre, p. 7. — « A Tours ! A dix heures
du soir? Tu te ficherais de ma figure. Tiens, vlà comment je
vais y descendre au jetard! Et ce disant, il s'applique du bout
des doigts une claque sonore sur la bouche », Courteline,
Gaietés, p. 213.
La^aro, terme apporté dans les régiments par les soute-
neurs qui avaient leurs marmites à Saint-Lazare : « Alors le
malheureux... enfilait sa blouse et s'en allait finir son rêve
au Icuaro », Courteline, Gaietés, p. 128.
-Malle, appellation rappelant l'ancien synonyme co(/)'e (mas-
sis) qu'on lit déjà dans une ballade en jargon chez Villon, en
même temps iin' eiimaller , emprisonner (« Emnalés en coffre,
en gros murs... ») — « Nom de Dieu, il faut en finir, tout le
peloton couchera à la malle ce soir », Courteline, Gaietés,
p. 23.
Ma^aro, salle de police, prison, sens généralisé, d'après
Mazas, nom de la prison cellulaire démolie en 1900 (v. H.-
France).
Ours, proprement lieu ténébreux oi^i l'on passe la nuit sur
de la paille (lieu comparé à une tanière d'ours) : « La Bos-
cotle, fourré à Vours par une température pareille, c'est la
congestion forcée », Courteline, Gaietés, p. 32.
134 FACïEUSS SOCIAUX
Ce mot a passé dans l'argot des polytechniciens et des élè-
ves de Saint-Cyr.
La série synonymique n'est pas finie; il faut y ajouter les
emprunts faits au jargon (auquel remontent certaines des
appellations déjà citées, telles que malle), à savoir : Lourde
ou grosse lourde, salle de police (Merlin), proprement porte,
grosse porte, et mite, prison {mitard, dans Rossignol et Hayard) :
« Le colon de la f... au mite », Père Peinard, 7 juin 1891.
Ces exemples suffiront à montrer la richesse de cette syno-
nymie; passons maintenant aux éléments divers qui ont con-
tribué à former le fond du vocabulaire des casernes.
2. — Termes jargonesques.
De nombreux termes de l'argot ancien sont entrés dans la
langue militaire d'où ils ont passé dans le bas-langage et les
parlers provinciaux. 11 suffira de les mentionner ici, en ren-
voyant au bilan d'ensemble que nous en avons tracé ailleurs ^ :
Blavin, mouchoir; camoufle, chandelle (« le dernier couché
éteint la camoufle », Ginisty); cuiller^, main (« toucher la
cuiller, donner une poignée de main », Merlin); culbute'^,
culotte; cric, eau-de-vie; douilles, cheveux; frangin, frère
{frangine, sœur); frottin, billard ^; gaye, cheval; gonzesse,
maîtresse de troupier; grivier, soldat, et griffeton^, troupier,
appellation plutôt méprisante, passée dans le bas-langage
(Rictus, Cceitr, p. iSl); limace, chemise; m^Aies.se, maîtresse
de troupier; pieu, lit (et pieuter ^, se coucher); pioncer, dor-
mir; poisser, se faire poisser, se faire prendre en flagrant dé-
lit; radiner, rentrer, arriver, aller; rond, argent; trèfle, tabac.
En revanche, plusieurs vocables de troupier ont passé dans
1. Voir dans nos Sources de VArgot ancien, t. II, p. 207 à 261 : « Les survi-
vances de l'argot ancien ».
2. C'est le correspondant français du synonyme jargonnesque louche, main,
terme qu'on lit déjà dans le dossier du procès des Coquillards (1455). Voici
un exemple choisi en dehors des casernes: i On rigole, on chante, on pique
un chahut et l'on serre la QuiUer à plusieurs mineurs en leur glissant une
pièce de vingt balles », Père Peinard, 10 août 1890.
3. La citation de Gourteline {Soujxes, t. II, p. 228) est à rectifier ainsi :
d Mon pau'ieux... je veux pas ertirer ma culbute ».
4. « Ce farceur-là c'a tiré les pieds par dessus le mur pour aller faire un
frotlin au caoua », Gourteline, Train, p. too.
5. « .Je resterai simple .7n/fe<û/^pendant tout mon congé », Descaves, Sous-
Offs, p. 34.
6. Tiens, vlà comme nous allons pieulcr à la caserne », Gourteline, Train,
p. 88.
SQLDATS 135
l'arg-ot des prisons el fîg-urent comme tels clans Vidocq (1828
et 1837):
Boule de son, pain de munition : « C'était du paimioir mêlé
de son; aujourd'hui, pain mêlé de farine de seigle, de forme
ronde, distribué tous les jours aux prisonniers » (Rossignol).
Bouillante, soupe, appellation ironique : « Elle n'est guère
bouillante lorsque vous êtes de garde et qu'un camarade vous
l'apporte à une lieue de la caserne » (Merlin). Le mot se
trouve déjà dans un glossaire argotique de 1827.
Cavaler, se cavalei\ partir au galop, se sauver, expression
appartenant primitivement aux troupes à cheval : « Vous al-
lez me faire le plaisir de cavaler au corps de garde », Courte-
line. Potiron, p. 14.
Terme devenu populaire: « Je suis en retard, je me cavale »
(Rossignol).
Elixir de hussard, nom donné par les fantassins à la mau-
vaise eau-de-vie, à l'eau-de-vie de grains que l'on vendait
dans les cantines (H. -France).
Hirondelle de potence, gendarme, appelé jadis hirondelle
de grève ou hussard de la guillotine.
Landau à haleines, parapluie : « Quand on voit des pékins
qui se balladent avec leurs pépins et s'empêtrent les uns dans
les autres, on s'écrie : « Attention! V'ià un encombrement de
landaus à baleines! ^ » Cette appellation se lit déjà dans la
dernière édition du poème sur Cartouche (1827).
Planche au pain, banc des accusés, allusion à la planche à
pain des troupiers, laquelle, dans les casernes, est suspendue
horizontalement au plafond, au-dessus de leur lit.
3. — Termes provinciaux.
Les patois ont fourni un certain nombre de termes, qui,
après avoir modifié leur forme et leur sens dans ce nouveau
milieu, ont passé ensuite dans le bas-langage parisien et pro-
vincial. Tels sont :
Bidoche, viande, portion de viande et spécialement morceau
de bœuf bouilli, l'ordinaire du soldat : « On n'en mange pas
tous les jours de la bidoche chez toi? » Descaves, Sous-Offs,
p. 11. — « Faut me rendre un service... J'ai besoin de bido-
chey), Rosny, Rues, p. 1.31.
1. Langue verte du troupier (cité dans H. -France).
13!B FACTEURS SOCIAUX
Ce mot S qui signifie proprement viande de mouton (cf. Berry,
bide, vieille brebis), figure avec le sens de « viande », dans
un glossaire argotique de 1846, et cette acception généralisée
est celte du bas-langage (Richepin, Gueux, p. 171) : « Trop de
bidoche autour des boyaux... »
De môme, dans les provinces, par exemple dans l'Anjou :
« Bidoche, viande. Mot de la langue des casernes et d'intro-
duction récente » (Verrier et Onillon).
Bricheton, pain, et brichet (Hayard). répondent au normand
d'Euro brichet. pain d'une ou deux livres de forme variée
qu'on fait expressément pour les bergers (Robin) : « Via ton
bricJieton et ta bidoche ». Courleline, Gaietés, p. 309.
Terme généralisé : « Pain, dans le jargon des ouvriers »
(Rigaud) et des gueux (Richepin, p. 171) : « Deux ronds de bri-
clietori dans l'estomac... »
Brignolet^ môme sens que le précédent (pour bringolet :
cf. le poitevin bringue, morceau de pain) : « Le troupier dit
aussi que son pain est du bricheton, du brignolet », Lacroix
(dans Larchey). — « Pas de brignolet, à se coller entre les
mandibules », Le Sans-culotte (cité dans Rigaud).
Mot également généralisé : « Un coup de jus, mon vieux birbe,
et une croûte de brignolet », Huysmans, Sœur Marthe, p. 71.
Goguenot avec ses deux acceptions :
1° Gobelet en fer blanc et marmite de campagne, chez les
troupiers d'Afrique : « llolà les goguenots, hurla le clairon des
zouaves; qu'on se dépêche! J'ai le gosier sec comme une pierre
à fusil », Camus, t. I, p. 272.
C'est là le sens primordial ^. encore vivace en Normandie :■
goguenot, pot à cidre (répondant au manceau coquenot, co-
quille de noix).
2° Récipient en fer blanc servant au régiment de tinette,
sens universellement connu et qu'on lit déjà dans le Jargon
de 18i9 (« goguenot, pot de nuit »). 11 a passé dans les par-
1ers provinciaux : baquet d'ordures (Anjou), lieu d'aisance
(Bresse), etc.; aussi, sous la forme abrégée gogue, déjà men-
tionnée.
Péquin, civil, dans la bouche du troupier, mot qui date du
premier Empire ^ : « Péquin, pour bourgeois. Barbarisme.
1. Dans le Bas-Maine, on dit bidale, à côté de /»'f/oc/(e (Pas-de-Calais, 6«rfeZ/e).
2. Conservé aussi dans ç/oguenot, mortier (Merlin).
3. Voir l'anecdote citée par Littré, au mot pécjuin, à propos de Talleyrand.
sôLbAîs 137
C'est un mot de la soldatesque », nous dit tiesgrangcs» en 1821 ;
mais, dès 1808. d'Uautel, toilt on citant l'usage spécialement
militaire, altribiie au mot Une acception plus larse : « Pé-
qtlui; terme injurieux qui équivaut à ignorant, sot, imbécile;
homme intéressé, avare au dernier degré. C'est aussi un so-
briquet que les soldats se donnent entre eux. » Ce sobriquet,
appliqué aux civils, vient du Midi, oii péquln signifie « chétif,
malingre », épilhcte dérisoire donnée aux bourgeois. Ce terme,
sur l'origine duquel on a étrangement divagué \ se trouve
ainsi être de provenance indigène.
Voici (|uelquc8 exemples : « 11 y avait toute une révolution
dans répithètede pékin, si facilement jetée au visage du bour-
geois », Vidal et Delmart, Caserne, p. 371. — « La Garde Impé-
riale est polissonnée dans toute la ville!... Les péquins l'em-
bêtent », -Balzac, Un ménage de garçon, 1842, t. VI, p. 270. —
.« En entrant à la caserne, il faut déposer ses frusques de
pékin..., » Almanach du Père Peinard, 1896, p. 38 ^
Ratatouille, ragoût servi aux troupiers les jeudis et les di-
manches : « Il va payer à dîner et cela vaudra mieux que la
ratatouille du quartier », Vidal et Delmart, Caserne, p. 131.
Terme populaire, au sens de « mauvais ragoût ». Desgran-
ges en fait déjà mention en 1821 : « Ratatouille \ mauvai-je
fricassée. Ce mot est un barbarisme ».
Le simple tatouille n'a gardé, dans le bas-langage, que le
sens métaphorique de « raclée de coups », mais, à Genève, ce
mot signifie encore, « piquette, ripopée ». C'est un dérivé de
tatouiller, verbe encore vivace dans plusieurs patois, au sens
de « salir » (Xormandie), de « patrouiller ou se baigner »
(Anjou) \ etc. Ce verbe semble avoir été usuel à Paris dans le
premier quart du xix*' siècle, et Desgranges en fait mention
en 1821 : « Tatouiller est un barbarisme. Ne dites plus : Il
Va tatouille dans la boue, mieux vaut jeté ».
4. — Épithètes.
Comme tous les vocabulaires spéciaux, celui des casernes
Le mot se lit pour la première dans la Correspondance du général Hardy de
1797 à 1802, imprimée en 1901", p. 138.
1. Dans Le Courier de Vaugelas, t. VII, 1876, p. 44,74, 1:21, 137 et 177.
2. En Anjou, pécju'm a fini par sij^nifier quidam, particulier; au figuré, il
fait son pét/uin. il se gobe (Verrier et Onillon).
3. Vigny, dés 1835, lui ilonne asile dans Grandeur et servitude militaires.
4 Cf. Dict. général: « Ratatouille, emprunté du provençal moderne ratalou-
Iho, d'origine inconnue ». Le mot provençal est tiré du français.
138 FACTEURS SOCIAUX
fait un usage fréquent de qualificatifs pour désigner des objets
particuliers à ce milieu. Tels :
Bancal, sabre recourbé de cavalerie : « Voilà M. Oranger
qui apporte le bancal » (caricature de Gavarni, 1841). — « Ils
frôlaient alternativement de leurs coudes et de leurs i>a/2ca^s
des devantures baissées », Courteline, Train, p. 178.
Brutal, canon : « Le brutal, nom burlesque que l'on donne à
une pièce de canon : As-tu entendu ronfler le brutal? » (d'Hau-
tel). En patois normand, brutal est très fréquemment appli-
qué à des choses : un outil est brutal, une machine est brutale,
lorsque leur usage est dangereux, quand ou s'en sert sans
précautions (Moisy).
Réchauffante, capote. D'Hautel, en 1808, donne à ce mot
« trivial et burlesque » le sens de perruque (avec lequel il a
passé dans le vocabulaire de Vidocq).
Souffrante, allumette : « Les souffrantes au clair, ceux qui
en ont! » Courteline, Potiron, p. 17.
Et de même : Collant, cale(;on; fumante, cigarette (appelée
aussi sèche); grimpant, pantalon '; soufflant, clairon, ol souf-
flante, trompette, etc.
5. — Termes ironiques.
L'ironie joue un grand rôle dans le vocabulaire des caser-
nes, très riche en appellations facétieuses qtii témoignent de
la bonne humeur de nos troupiers. Voici un premier groupe :
Le havresac y est appelé armoire à poils et, lorsqu'il était
fait de peau, veau et A^or, ce dernier très fréquent : « Déses-
pérant de mon projet et voulant en finir, j'ai lavé jusqu'à
mon A^or... Le mauvais drôle avait vendu jusqu'à son havre-
sac », Vidal et Delmart, Caserne, p. 91.
Le peloton d'exécution, c'est le bal (« aller au bal »), qu'on
lit chez d'Hauteravec un sens apparenté : « Donner le bal à
quelqu'un, le gronder, le châtier rudement ». La punition,
cran, y est identique à une consommation : « distribuer des
crans ». Le manche à balai y est un bâton de maréchal, et,
inversement, le hautbois y devient un manche de balais, tan-
dis que le trombone est assimilé à une seringue '.
1. Dans Richepin {Gueux, p. 178) : « Un grimpant et des ripatons... y>, pen-
dant du synonyme vulgaire montant (celui-ci dans Vidocq).
2. Inversement, en normand, saquebute, seringue, signifie primitivement
trombone.
SOLDATS 139
Le fusil porte le nom de clarinette ^ Cette appellation est
déjà donnée par d'Hautel en 1808, avec cet exemple : « Pren-
dre la clarinette de cinq pieds signifie se faire soldat, s'enrô-
ler ». La balle, c'est la dragée, la prune ou le pruneau.
Le garde-magasin est n.^^Q{ê garde-mites ou miteux.
Le lit s'enrichit de toute une synonymie facétieuse. Il est
assimilé tantôt à nn panier - (d'oii pagnoter^, se coucher), et
tantôt à un portefeuille (Rossignol) : se fourrer dans le por-
tefeuille répond à se bourser, se coucher (Rigaud). Une farce
très usitée dans les casernes consiste à mettre le lit du bleu
en portefeuille « de façon qu'il n'y puisse entrer plus loin que
les chevilles et qu'il emploie une partie de sa nuit à tenter
de remettre un peu d'ordre dans des draps qui s'enrouleront
d'un côté tandis qu'il les déroulera de l'autre... » (Courteline,
Gaietés, p. 303).
Ajoutons : Plumard ^, c'est-à-dire lit de plumes (par allu-
sion à la dureté de la paillasse), d'où se plumarder % se cou-
cher.
Voici maintenant un autre groupe :
Bidonner, boire, le vin étant distribué aux troupiers (et aux
marins) dans un bidon : « Passe- moi donc la vinasse... nous
allons bidonner un coup », Courteline, Train, p. 92.
Avec le sens généralisé : « Tu ne ferais pas mieux de tra-
vailler, au lieu d'être toujours à bidonner chez le marchand
de vin? » (Hébert, dans Bruant, p. 6i).
Caisson, tête et cervelle, d'où se faire sauter le caisson, se
suicider (le caisson saute lorsque la poudre s'enflamme), ex-
pression devenue populaire : « Le caporal s'est fait sauter le
caisson ^, en se tirant sous le menton un coup de revolver »,
Père Peinard, 1«' déc. 1889, p. 3.
1. « Faut se coller l'as de carreau sus le rabe, décrocher sa clarinette et
descende sus les rangs », Bercy, A'XXF/e lettre, p. 5. — Cf. Larchey, SuppL,
prêt". XXVIII : « Le peuple appelle le fusil clarinette de cin<j pieds, parce qu'il
appelle troubadour le soldat«qui en joue sur les champs de bataille. » Les deux
expressions sont chronologiguement indépendantes, troubadour étant un sou-
venir de l'école romantique.
2. a Je vais vous mettre dans votre panier, dit le caporal », Descaves, Sous-
0/fs, p. 56.
3. « Ah! ça, que que tu fabriques? G'est-yque tu vas pagnotter'? o Cour-
teline, Gaietés, p. 12.
4. » Calmé net, il dégringole de son plumard », Courteline, Train, p. 72.
5. « Les plus casaniers auront des envies folles d'aller plumarder dans les
prés », Almanach du Père Peinard, 1894, p. 17.
6. Les frères Concourt notent dans \e,\xr Journal du 23 nov. 1857: « Il s'est
fait sauter le caisson (propos entendu sur le boulevard) » — Cf. Richepin,
Glu, p. 6 : « Il ne s'était pas non plus fait sauter le caisson ».
140 FACTEURS SOCIAUX
Harnais^ vêtement (Rossig-nol), et harnacher, habiller
(Bruant), ont passé des casernes dans le vulgaire parisien :
« Alors on m'a payé des harnais neufs, lin fendant et un al-
pague en velours », Bercy, UF lettre, p. 5
Marcher, faire une marche militaire, a acquis le sens figuré
de consentir, d'accepter, acception passée dans le langage des
imprimeurs, des ouvriers et des filles : je marche! je ne mar-
che pas ! ]q suis, je ne suis pas d'accord.
Pied de banc, sergent dans une compagnie (un banc a qua-
tre pieds et une compagnie quatre sergents) : « Les bleus s'ali-
gnent tant bien que mal; le pied de banc les compte, les re-
compte.. », Alnianach du Père Peinard, 1894, p. 40.
Dans l'argot policier, avoir les pieds dans le dos, c'est être
suivi par un agent (Rossignol).
Souper, en avoir assez, en être excédé, sens très répandu
dans les casernes : « Souper de la Jiole de quelqu'un, être fâ-
ché avec un camarade; dans le même sens on emploie indif-
féremment les mots caillou^ hure, kilo, matricule, gueule,
etc. » (Ginisty).
Pour comprendre cette acception spéciale, rappelons le nom
ironique que les troupiers donnent à la soupe, la- bouillante,
qui est plutôt tiède (v. ci-dessus). Ce sens particulier est de-
venu d'un usage général : « J'ai soupe de ma femme, de sa
société, de sa conversation » (Rossignol).
Voici quelques citations : « T'as donc soupe de battre la
semelle?... Le populo a l'air à' avoir soupe pour de bon,
d'être le dindon de la farce », Père Peinard, 5 juillet 1891
et 10 avril 1892.
Trujfard, soldat, les trulfes ou pommes de terre garnissant
souvent l'ordinaire du troupier : « Vous savez bien qu'elle ne
fait jamais l'œil (« crédit »)aux truffards », Camus, t. I, p. 40.
Terme devenu populaire : « Le truffard... se plie sans trop
de rouspétance aux exercices, gardes, travaux de propreté »,
Almanach du Père Peinard, 1894, p. 41.
De même : Carotte, visite du docteur au régiment (de l'ex-
pression tirer une carotte au médecin) : c'est le moment de
prétexter une maladie imaginaire, pour se faire exempter du
service (d'où carottier, soldat qui évite les manœuvres et les
corvées); chaussettes \ ganls. à côté de mains courantes, pieds
1. Cf. le synonyme alleni in 1 llandscht/h, gant, proprement chanssette de
la main.
SOLDATS 141
OU souliers; jus de claque, café (Merlin), d'après la couleur;
matviculer , voler (« le numéro matricule étant la seule mar-
que de propriété au régiment », Merlin); permission de minuit,
gourdin au bout ferré*; tableau d'avancement^ liste des hom-
mes punis déposée au corps de garde; torcher, manger (cf. se
torcher les babines), etc.
L'expression tailler une basane, à l'origine propre aux
troupes à cheval, exprime un geste de défi ou de mépris que
les soldats exécutent sur la cuisse (autrefois couverte de ba-
sane) : « Et tandis que du revers de la main il se caressait le
menton, de l'autre il se giffla la cuisse, taillant une basane
gigantesque au nez du colonel absent », Courteline, Gaietés,
p. 197.
Cette expression a passé dans le bas-langage: « Tailler une
basane, geste familier des gamins qui se frappent la cuisse du
revers de la main droite » (Virmailre).
Tirer au flanc, chercher à esquiver le service (même sens
que carotter), à côté du synonyme tirei' au cul, user de pré-
textes pour paresser (la marche de flanc, c'est le repos) :
« T'arriveras là-bas, tu passeras la visite, on saura que tu tires
au Jïanc et on te renverra illico au quartier avec quinze jours
de prison... Tu coucheras à la boîte ce soir pour t'apprendre
à tirer au cul. Ah! carottier, ah! fricuteur », Courteline, Gaie-
tés, p. 80 et 130.
Quelques-unes de ces appellations plaisantes remontent plus
haut, telles : " .
Bannière, chemise dont les pans flottent au vent (jadis la
bannière était blanche); Oudin donne (1640) : « Bannière
d'Orléans, des lambeaux, un habit déchiré. »
Poulet d'Inde, pour cheval ^ qu'on lit déjà dans Vadé {Pre-
mier bouc/uet poissard).
Platine, pour langue bien pendue, appellation donnée
comme « soldatesque» par Desgranges (1821), tandis que d'Hau-
tel l'attribue au bas langage en général : « Il a^une bonne
platine, se dit d'un grand habilleur, d'un homme qui parle
avec une grande volubilité et pondant longtemps, d'un crieur
public qui fait de grands effets de voix ». Le mot désigne pro-
1. « Pour traverser la zone militaire.., il s'était muni d'une permission de
minuit, un fort gourdin au bout ferré » (cité dans Bruant, Dict., p. 35).
2. « Le fantassin n'a qu'à penser à lui, et non tout d'abord an poulet d'Inde
que le cavalier doit toujours soigner », Vidal et Dehnart, Caserne, p. 17.
142 • FACTEURS SOCIAUX
prement une plaque, une chose large et plate, rappelant l'an-
cienne expression 'synonyme plat de la langue, et son corres-
pondant argotique platue, langue (terme qu'on lit dans le
Jargon de 1628) : « Si tu devenais député, tu as une i\hrepla-
tine », Balzac, Un ménage de garçon, 1842, t VI, p. 308.
Toute une série de sobriquets sont donnés aux différentes
armes: Blaireau, conscrit; boucs de régiment, sapeurs; chien
de quartier, adjudant (il est le seul gardien responsable de la
caserne); écrevisse de rempart, lignard (à cause du pantalon
garance); marsouin, soldat d'infanterie de marine; — ci-
trouilles, dragons (par allusion à leur casque), et chaudron-
niers, cuirassiers (cf. marmite, cuirasse); — pieds blancs,
fantassins, appelés aussi pousse-cailloux, image de la marche
sur les routes fraîchement chargées.
6. — Vie de caserne.
La vie fermée du troupier se reflète sous ses différents as-
pects dans les expressions :
Cafard, sorte de spleen des casernes qui travaille la tète
du troupier ou du gradé (Ginisty).: c'est le nom d'un insecte,
la blatte orientale, application analogue à araignée, hanne-
ton, etc.
Classe, contingent arrivé à sa dernière année de service;
être de la classe, appartenir à celle qui sera la première ren-
voyée dans ses foyers : « Lorsqu'un soldat en est venu là, il
ne craint plus ni punition ni souffrances d'aucune sorte, et il
oppose à tous les coups de la fortune son irréfutable et stoïque
argument : Bail! je suis de la classe! » (Ginisty). — « Ne te fais
donc pas de bile! Pus que quatre ans à tirer et tu seras de la
classe », Courlcline, Gaietés, p. 234. — « La prison, ça compte
sus le congé, et y a toujours la classe qui est là pour un coup.
La classe! mot magique, cautère moral du troupier », Idem,
Train, p. 245.
Connaître, la connaître (ou la connaître dans les coins),
sous-entendu la théorie, être au courant de, au fait de, et
par suite: n'ignorer aucune des roueries militaires, savoir es-
quiver l'ennui du métier (Ginisty). — «Sentencieusement il
ajouta : 7^u la connais dans les coins, mais c'est pas tout de la
connaître, il faut savoir la praliqucr... Encore un qui la con-
naît », Courteline, Gaietés, p. 224 et 305.
On^it, avec le même sens, être à la liauteur (sous-entendu
SOLDATS 143
du service OU du métier militaire), être irréprochable sous le
rapport de la tenue et de l'instruction (Ginisty), être au cou-
rant du métier (Merlin). C'est une application particulière de
l'expression littéraire : être à la hauteur de la situation ', gé-
néralisée dans le bas-langage sous la forme abrégée des ca-
sernes (aussi avec le sens : avoir les poches bien garnies) :
« Suffit! on est à la hauteur, mon bonhomme. . ».. Zola, As-
sommoir, p. 4S. — « Des gas à la hauteur ont mis la chose eh
train », Alinanach du Père Peinard, 1896, p. 27.
Gauche, jusqu'à la gauche, jusqu'à la mort : « Vous serez
consigné jusqu'à la g...! vous entendez bien, n'est-ce pas?/as-
qu'à la gauche...! C'était son mot ce jusqu'à la gauche, une
expression de caserne qui no signifie pas grand'chose, mais
impliquait évidemment en lui une idée confuse d'éloignement,
personnifiait l'éternité en son imagination vague de vieil ivro-
gne... Un jour garde de police, un jour garde d'écurie, et
comme ça. jusqu'à la gauchey), Courteline, Gaietés, p. 23 et 52.
Dans les parlers provinciaux, par exemple en Anjou, jus-
qu'à la gauche, a acquis le sens général de complètement, à
fond : « Il te l'a engueulé jusqu'à la gauche » (Verrier et
Onillon).
L'expression est du ressort militaire. Les groupements (sec-
tion, peloton, compagnie, etc.) se rassemblent habituellement
on deux rangs, numérotés de la droite à la gauche. Chaque
homme s'aligne sur son voisin de droite. Si l'un d'eux doit
rentrer ou sortir, pour rectifier l'alignement, tous ceux qui
sont à sa gauche doivent rentrer ou sortir également — et ce
mouvement s'opère yasga'à la gauche, jusqu'au dernier.
Une autre locution, /jasser l'arme à gauche, pour mourir, se
rattache à un même ordre d'idées : en vie, lorsque le soldat
est dans le rang, il porte le fusil à sa droite ; jmsser l'arme à
gauche, c'est dévier de l'ordre usuel, rompre le rang, mourir.
Cette expression s'est généralisée dans le bas-langage :
« Bien sûr, elle sauverait son homme, tandis qu'à l'hôpital
les médecins faisaient passer Vanne à gauche aux malades
trop détériorés, histoire de ne pas se donner l'embêtement de
les guérir », Zola, Assommoir, p. 124. — « Rien que pour
cette semaine, c'est trois pauvres troubades qui viennent de
passer l'arme à gauche », Père Peinard, 7 déc. 1890, p. 8.
1. Larchey, Supplément, explique à tort être à la hauteur par être de la haute,
dans une bonne position.
144 FACTEURS SOCIAUX
Son pendant antérieur est descendre la garde, mourir, mé-
taphore devenue de bonne heure populaire : « Descendre la
garde! Expression plaisante et figurée qui signifie, parmi le
peuple, tomber d'un lieu élevé, s'en aller dans l'autre monde,
laisser ses os dans une affaire d'une batterie quelconque »,
d'Hautel, 1808. — a II a descendu la garde à Marengo. Cela
veut dire en langue soldatesque qu'il est mort à Marengo;
mais descendre la garde n'est pas français », Desgranges. 1821.
Voici un exemple de cette généralisation : « Merci, mar-
chand de coco, dit l'enfant qui reprit haleine, sans vous je
descendais la garde », La Bédolliôre, p. 76.
On dit, avec le riiême sens, défiler la parade : « Boche ques-
tionnait Gervaise d'un air de doute, en lui demandant si elle
était bien sûre qu'il n'eût pas défilé la parade derrière sjn
dos », Zola, Assommoir, p, 460.
Membrer, manœuvrer dur, c'est-à-dire peiner de tous ses
membres, aux exercices militaires : « S'arrètant tous les trois
pas pour contempler ,. les camarades qui membraient... »,
Courteline, Gaietés, p. 131.
On dit, avec le même sens, pivoter, faire un pas à droite ou
un à gauche, en avant ou en arrière, c'est-à-dire tourner
comme sur un pivot : « Alors, tu te figures bonnement que
j'aurais pivoté trois heures dans la pluie et dans la saleté...
et tout ça pour en arriver à quoi? à la peau? », Courteline,
Train, p. 182.
Pour exprimer ce même travail machinal, on dit, ironi-
quement, faire le Jacques, c'est à-dire faire l'imbécile: c'est
manœuvrer en décomposant une! deusses! troisses! (« s'appli-
que de préférence aux exercices de l'école du soldat », Ginisty).
C'est de ces exercices que dérive l'expression un temps
trois mouvements: « Il commandait : Portez!... armes! Un
temps trois mouvements ! Un! » Courteline, Gaietés, p. 129.
Expression généralisée : « Un chouette copain est là qui en
deux temps trois mouvements envoie le type à Dache... Une
douzaine de zigues d'attaque ont radine à la piôle et en deux
temps et trois mouvements tout le bazar était dans la rue »,
Père Peinard, 20 avril 1890, p. 1 et 21 fév. 1892, p. 4.
Midi! C'est midi! midi sonné! midi moins cinq! pour dire
il est trop tard! ça ne sert à rien, c'est inutile! expression
plaisante de refus ou de négation, on usage dans les caser-
nes : « Tu comprends bien que pour pagnater au quartier, là-
SOLDATS 145
bas au patelin, à Saint-Mihiel, c'est macailie et midi sonné !
tu ne voudrais pas! » Cuurteline, Train, p. 86.
Expression fréquemment généralisé dans le bas-langage :
« Tant qu'à s'étaler sur l'iierbe aux endroits qu'y a pas de
feuillage, c^est midi! » Bercy, XVIT' lettre, p. o.
Planche, dans l'expression avoir du pain sur la planche,
avoir des vivres, et. figurément, avoir dos ressources prépa
rées pour l'avenir: expression prise des troupiers qui reçoivent
leur portion de pain pour quatre jours, en le gardant sur une
planciie suspendue au-dessus de leur lit (v. ci-dessus, p. 135).
Revue, être de la revue, être déçu, la revue militaire et
surtout les préparatifs qu'elle exige étant une corvée pour le
s )ldat. Courteline nous en a donné une description pittores-
que :
■Le jour de la revue arriva
Depuis quatre heures du malin, les liounnes liivaient le plancher
à grande eau, graltaient la planche à pain du bout <le leurs cou-
teaux, enduisaient de cirage les pieds du lit, et récuTaient au tri-
pjli les gourmettes t^es shakos et les coquilles de sabre. Toutes les
cinq minutes, dans un vacarme de portes qui battent et retombent,
des sous-officiers entraient, suant, hurlant, jurant des « sacré nom
de Dieu » et accablant de jours de boîte le malheureux homme de
chambre qui, ne sachant plus auquel entendre, galopait comme un
affolé, dans les criailleries continuelles de : « L'homme de chamjjre,
à l'eau! L'homme de chambre, au cirage ! L'homme de chambre, au
coup de balai ! — Gaietés de l'escadron, p. iOO.
De là, passé dans le bas langage, comme expression du dé-
sappointement : «.Fais le casquer d'avance ou sans quoi tu se-
rais de la revue... Ah! c'est que nous avons été de la revue! »
Bercy, /r« lettre, p. 5, et 77/*^ lettre, p. 7.
Cette locution trouve son pendant au xvi'' siècle dans e.^^/'e
du guet qu'on lit chez du Fail (t. H, p. 228) : « Je cuyday...
estre du guet d'après minuict », c'est-à-dire être attrapé, être
dupe de, sens ' (jui résulte de cet autre passage de Brantôme
(t. I. p. 260) : « Il est bien vray qu'il [le connétable de Bour-
bon] fut fort compris dans le traicté de Madrid; mais le roy
[François T'] le rompit tout à trac, quand il fut de retour en
France, si bien que M. de Bourbun fut du guet et eut la cas-
sade )).
1. Voir Revue du XVI' siècle, t. III, p. 2i 2o.
146 FACTEURS SOCIAUX
7. — Réminiscences littéraires.
L'époque du romantisme a laissé quelques traces isolées :
Piquer une romance, dormir, ronfler (Merlin), expression
devenue populaire : « Quand qu'on a envie de piquer eune ro-
mance... », Bercy, XV W lettre, p. 4.
Troubade, troupier, pioupiou, forme abrégée de trouba-
dour, le troubadour des romances, terme très populaire: « La
mère glissa au nouveau troubade le maigre boursicot qu'elle
a pu réunir à force de liarder », Almanach du Père Peinard,
1894, p. 39.
On lit ce mot dans le Journal des frères Concourt (2 sep-
temb. 1865) : « Il avait encore son habit de troubade sur le
dos ».
8, — Souvenir historique.
L'unique rappel au passé semble être faire suisse, boire
seul, sans inviter ses camarades, c'est-à-dire s'isoler pour
boire copieusement — « boire comme an suisse, c'est-à-Hire
beaucoup » (Oudin) — à la manière des Suisses de la garde
royale, fameux biberons qui préféraient pourtant se régaler
en compagnie : « Lans, tringue! à toy, compaing! » s'écrient
les Suisses de l'époque de Rabelais. Quoiqu'il en soit, le fait de
se divertir seul est considéré comme infamant dans le milieu
des casernes.
Voici quelques citations dans leur ordre chronologique :
« Le soldat a pour point d'honneur de ne jamais manger ou boire
seul. Cette loi est tellement sacrée que celui qui passerait pour la
violer serait rejeté de la société militaire, et on dirait de lui : //
boit avec son suisse ^ et le mot est une proscription », V^idal et Del-
mart, p. 351.
« Faire suisse. Ce mot, à la caserne, équivaut à une injure indélé-
bile. Faire suisse, c'est vivre seul, mesquinement, en égoïste, sans
relations amicales et sans appuis; c'est entasser son prêt, lésiner,
thésauriser, s'imposer des privations volontaires ou dépenser sour-
noisement son argent loin des autres, sans jamais songer à offrir la
moindre consommation à un pays ou à un camarade de lit serviable
et dévoué. Faille suisse est une insulte si grande que, lancée obstiné-
ment à la tête d'un troupier, elle le force ou à renoncer à ses habi-
tudes ou à changer de compagnie », Camus, t. I, p. ;277.
i. Sous cette forme, la locution n'est donnée qu'ici: en est-elle la primi-
tive? 11 est permis d'en douter.
SOLDATS 147
« Ah! vous n'en savez rien? continua Ilurluret; eh bien, moi, je
m'en vais vous le dire. Ça signifie purement et simplement que vous
êtes un goinfre et un porc, qui cachez vos provisions dans un lit
qui n'est même pas le vôtre, pour les dévorer sournoisement, à l'insu
de vos camarades 1
A ces mots, un murmure s'éleva :
— Hou ! hou ! // fait suisse! Il fait suisse I
— Parfaitement, reprit Ilurluret, vous vous conduisez d'une fa-
çon ignoble, et si vos camarades vous passaient en couverte, ce
n'est fichtre pas moi qui les en empêcherais », Courteline, Gaietés,
p. 95.
Comme le reste de cette nomenclature, l'expression a passé
dans le bas-langage : « J'ai du bon à boire et ça m'ennuie de
faire suisse... Du madère, les amis ! un velours au palais et
chaud sur l'estomac... », Hirsch, Le Tigre, p. 54.
V Tous ces éléments constitutifs du vocabulaire militaire sont
donc exclusivement indigènes. Nous verrons plus loin qu'il s'y
est ajouté nombre d'éléments orientaux importés par les ré-
giments d'Afrique.
II. — Expansion.
A toutes les époques, des mots de soldats ont franchi la ca-
serne pour se généraliser dans la langue : Alarme et alerte,
comme battre Vestrade et en venir aux mains, pour citer
quelques exemples, ont appartenu primitivement à la sphère
militaire.
Do nos jours, l'influence de ce vocabulaire spécial a été au-
trement intense.
Nous avons déjà montré par une série d'exemples — tels
bagou, J'ourbi et rabiot — comment ces termes foncièrement
militaires ont acquis,, une fois passés dans le langage popu-
laire, des acceptions et des nuances nouvelles. D'autre part,
en ce qui touche les vocables des casernes que nous venons
de passer en revue, nous avons partout noté leur incursion
dans le parler vulgaire parisien. En somme, peu d'entre eux
sont restés confinés dans leur milieu spécial; la grande ma-
jorité a pénétré dans la langue populaire. Nous ferons la
même constatation pour les mots algériens dont une grande
partie est devenue populaire.
148 FAGTEUnS SOCIAUX
De plus, les soldats ont été les principaux propagateurs des
mots parisiens dans les provinces, et cela au point de modi-
fier profondément l'aspect du vocabulaire dialectal. Le lan-
gage populaire parisien a vu ainsi s'étendre de plus en plus
son horizon jusqu'à se confondre avec les limites mêmes du
pays tout entier et franchir même celui-ci pour pénétrer
hors de France, dans les pays où l'on parle français K
Une action aussi considérable répond d'ailleurs à l'impor-
tance grandissante de ce facteur spécial, la nation armée,
dans la démocratie moderne, ainsi qu'au rayonnement magi-
que de la capitale aux yeux des provinciaux.
1. Voir ci-dessus les remarques de Léon Granger sur le langage militaire
de la Suisse romande. L'auteur y cite, entre autre, ces exemples : « Le bri-
cheton, le brignol, plus rarement le brutal, signifient le pain. Ces termes sont
très employés. Autres termes concernant l'alimentation : Ja/fe pour soupe,
bidoc/te pour viande (le slnye est la viande de conserves), becqueter pour man-
ger, terme le plus récent (autres expressions : bouffer, boulotter, briffer)... le
capiston, le capitaine, le cabot, le caporal... »
CHAPITRE COMPLEMENTAIRE
VOCABLES ALGÉRIENS
C'est encore aux troupiers, aux régiments d'Afrique, qu'on
est redevable de Tintroduction de tout un stock de mots ara-
bes et bispano-italiens, venus de PAlgérie.
Un premier contingent, les termes arabes, remonte à l'or-
ganisation militaire des indigènes après la conquête définitive
de la province africaine. Les bataillons d'infanterie légère
d'Afrique, institués dès 1831, furent primitivement au nom-
bre de trois, surnommés les Zéphirs, c'est-à-dire agiles comme
le vent, les Chacals et les Chardonnerets. Tandis que cette
dernière appellation a complètement disparu, celle de Chacals
est devenue le surnom des Zouaves, d'après leurs clameurs
sauvages imitant le cri de cet animal rusé et maraudeur.
Plus lard, furent organisés les régiments des tirailleurs al-
gériens, les Turcos et les Zouaves, et les escadrons de cava-
lerie indigène, les Spaliis et les Chasseurs d'Afrique, les
ChassWAfK
Les Z'épliir s sont surtout connus aujourd'hui sous le nom de
Batd'Af, bataillon d'Afrique, ou encore sous celui de Joyeux :
« Les Zéphirs, qu'on nomme aussi Joyeux, se recrutent dans
tous les régiments d'infanterie et cavalerie, et forment une
petite légion fougueuse, irascible, hostile aux règlements, re-
belle au devoir, qui approvisionne très consciencieusement
les prisons et les conseils de guerre, » Camus, t. I, p. 6.
Ce bataillon est constitué des conscrits ayant subi une
peine infamante avant leur entrée au corps ainsi que des
soldats indisciplinés, des fortes têtes, qu'on envoie en Afrique
p mr casser des cailloux, c'est-à-dire percer et entretenir les
routes. On leur laisse la barbe, mais on leur rase la tête, d'où
1. Voir A. Camus, Les Bohèmes du dra/.eau. Types de l'armée d- Afrique :
Zéphirs, Turcos, Spahis, Trinqlots, deux vol. Paris, 1863; et, pour les spahis,
:\]arcel Frescaly (Palat), Le K/<= Marqouillat, Paris 1882. — Cf. Valéry-Mayet,
Voyage au sud de la Tunisie, 2= éd., Paris, 1887. — Georges Darien, Biribi, Ar-
mée d'Afrique, Paris, 1890.
150 FACTEURS SOCIAUX
le sobriquet de tête de veau. C'est ce qu'on appelle Birihi, le
bataillon de discipline d'Afrique.
Voici quelques citations dans leur ordre chronologique :
« Les sept-dixièmes de l'armée tournent mal; et si les fa-
milles ne se hâtent de les faire remplacer..., bon nombre vont
en Afrique prendre l'air des compagnies de discipline ou, pour
parler comme au régiment, rouler la brouette à Biribi », Ga-
boriau, 18GI, p. 9.
« Casser ta trompette à présent ! Un effet de grand équipe-
ment que tu couperais pas du Conseil et d'un an au moins
de Biribi ï), Courteline, Gaietés, p. 30.
Et quand on veut faire des épates,
C'est peau de zébi.
On vous fout les fers aux quate pattes
A Biribi.
(Bruant, Rue, t. II, p. 54).
Uneexplicatioa plausible, étant donnée l'origine récente du
mot, est celle-ci : le travail du disciplinaire, à Biribi, consiste
à casser des cailloux sur la route et à faire des terrassements ;
ces cailloux ont été assimilés aux coquilles de noix du biribi,
jeu de bonneteur, bien connu des Arabes. On dit avec le même
sens : casser du sucre sur la grand'route (Courteline) et les
pierres cassées, ou morceaux -de sucre, sont payées à quatre
sous le mètre cube.
C'est par l'intermédiaire de ces troupiers^africains que nous
sont venus des termes tels que :
Bavarder, vendre ses effets de linge et chaussures aux bro-
canteurs arabes des bazars : « Au bataillon d'Afrique, la fré-
quence de ce délit en fait une vertu du corps; tout conscrit
doit une fois au moins vider son havre-sac, » Camus, t. I, p. 168.
Sens généralisé : Vendre à bas prix et en bloc des objets *
dont on veut se défaire. « Elle aurait bavardé la maison, elle
était prise de la rage du clou, » Zola, Assommoir, p. 364.
Chaparder, aller au fourrage, marauder, c'est-à-dire rôder,
en guettant la proie, comme le chat-pard ou le chat-tigre
d'Afrique. Sons militaire qui s'est généralisé dans le bas- lan-
gage, voler: « En nous promenant à la campagne, /lous avons
chapardé des cerises » (Rossignol) ^
1. De même, bazar, ed'ets de troupier, d'où mobilier, en général : « La cam--
buse brûlerait, elle aurait fichu en personne le feu au bazar », Zola, Assom-
moir, p. 343.
2. Parmi les termes importés d'Africiue, on range généralement aussi
VOCABLES ALGÉRIENS 151
Aux régiments des Zouaves, se rattache, en outre, quelques
expressions traditionnelles dans les chambrées qui ont rayonné
au dehors des casernes. Ce sont : Dache ou Plumeau, légen-
daires perruquiers dont les nom>s, passés en proverbe, vien-
nent du refrain d'une chanson des Zouaves ^
On dit aussi : Envoyer à Dache, envoyer promener: « Dans
les casernes, on renvoie les hâbleurs, les raseurs, les impor-
tuns à Dache, perruquier des souaves''-. — « Aller donc racon-
ter cela à Dachel » (Merlin) — « Un chouette copain est là
qui, en deux temps trois mouvements, envoie le type à Dache,
le perruquier des zouaves, » Père Peinard, 20 avril 1890, p. 1.
Parmi les chansons militaires, recueillies par Sarrepont, se
trouve « Le conte à Plumeau », p. 73:
Les Français sont braves ! . ..
Ça c'est du nouveau !...
Faut le dire à Plumeau
Le p(u"rui[uier des zouaves !
Et si Plumeau y est pas, qu'on s'ad^-esse à Dache !
Ce nom a pénétré aussi dans les parlers provinciaux : en
Anjou, dache! marque l'incrédulité ironique ou un refus dé-
daigneux.
Les termes algériens que nous allons maintenant examiner
remontent, non pas à l'arabe proprement dit, mais à un mé-
lange linguistique, d'arabe et d'européen, le sabir.
Ce jargon des soldats algériens à peine francisés est connu
sous le nom de sabir ^ C'est un mélange d'arabe, de français,
d'italien et d'espagnol, c'est-à-dire des idiomes les plus ré-
chichstrac, excrément (en sahir) : e Corvée de chichstrac, corvée de quartier,
c'est-à-dire balayage, nettoyage des cuisines, cours et autres lieux » (Merlin).
C'est probablement l'arabe algérien chichma, latrines, influencé par le syno-
nyme Scheissdreck, seul mot allemand familier aux casernes.
1. Cf. Bruant, Dictionnaire, v. comment. Sous forme d'interrogation avec idée
d'incrédulité, de moquerie ou de refus. Chez qui? Chez Dache? Chez Plumeau?
Au mot jamais. Avec idée de moquerie ou de supériorité : Chez qui? Chez
Dache? Chez Plumeau?
Au mot OM? Interrogation dans un sens de moquerie, d'ironie ou de refus :
Chez Dache? Chez Plumeau?
Au mot i'/wrt7!C?;'' Interrogatif et dans un sens ironique: Chez Dachel Chez
Plumeau?
2. Voir le récent volume de Paul de Semant, Dache, Perruquier des Zouaves,
Paris, 191C.
3. Nous ne "possédons aucun travail sérieux sur le sabir. Il n'y aurait à
citer que l'article t La langue sabir «de Mac-Garthy et Varnier, dans le
.journal l'Algérien du 11 mai 1852, et les notes superficielles du Général Fai-
dherlje dans la Revue scientifique du 26 janvier 1884.
152 FACTEURS SOCrAUX
pandas dans les contrées du N.-O. do l'Afrique. Véritable Un-
(jua f/'cinca ^ dont le nom est tiré do la répli!|ue constante
des Levantins et des Algériens : ml no sabir, moi non savoir
(je ne sais pas) qu'on lit déjà dans Molière (Bourgeois Gentil-
homme, actcr IV, se. X) :
Se li sabir, ti respondir;
Se non sabir, tazir, tazir !
Le sabir, comme toutes les langues internationales, réduit
les formes grammaticales à leur dernière expression. L'infi-
nitif y résume toute la conjugaison et tel mot y devient le re-
présentatif de toute une catégorie du lexique: « En général,
chaque mot y caractérise non pas une idée, une chose, un
fait, mais un ordre d'idées, de choses, de faits. C'est ainsi
que bono, seul ou accompagné de la négation no, tient lieu de
la moitié des adjectifs des langues ordinaires » (Mac-Garthy
et Varnier).
Voici maintenant quelques citations accompagnées parfois
d'écliantillons de sabir :
Le sergent d'escouade fut chargé d"entainer avec Ben- Salem un
dialogue en sabir... Il faut songer à lui offrir le di/fa^, vous m'en-
tendez... c'est mon camarade et je tiens qu'on fasse une ripaille
d'.Vrbicos. — Sahir! sabir ! bezef ! répondirent en riant les' auditeurs
de l'ancien zéphir. Ces frois mots fréquemment employés sous la
tente, signidaient : Nous comprenons très bien! » Camus, t. I, p. 176
et 203. ■ •
Nos Aral)es ont peu de mots français à notre service, mais quelques
mots italiens. Le sa/»»- supplée à ce qui manque... Nous ne saurions
résister au plaisir de citer la phrase en sabir ù.oni notre chamelier
s'est servi pour nous raconter l'événement : Arhi djeniel, moi fousil,
fantasia bezef, ce qui peut se«traduire ainsi : Un Arahe a voulu vo-
ler mon chameau, j'ai pris mon fusil et j'ai tiré » — Yaléry-Mayet,
p. 37 et 68.
Sai"r(p.)nt cite, p. 1(57, un écliantillon plus complot de ('otie
langue, luixto, un fragment de récit, où un disciplinaire turco
expose en sabir comment les Fram;ais ont pris en 1830 la ville
d'Alger (|ui, antérieurement, avait résisté aux attaques des
Espagnols et des Anglais:
1. Vdir l'Appendice E : Liii.uiia fraiic;i.
2. C'est-ti-diro 1(î festin (en arabe, daynfi^h): « Nous avons eu l'occasion de
prendre la diffa avec plusieurs marins indigènes >», Valéry-Mayet, p. 41. —
« Ce fui t><)ur la tiiiui l'ûrcasion f\ii di/fux et de fantasias interminables », A.
Dau lel, Contes du L/nuli, p. I.'li.
VOCABLES ALGÉRIENS 1[)3
Briino SbagnoiU venir fazir guerra... b(Him ! boum I Sbagnoul
meskin ., macach trabadjar ^ bono".. no poder chiapar l'AIgir !.,.
andar...
Venir Ingliss... fazir bo-oum!.,. bo-ouni!... boum!... medfa^ grandi,
bezef la founié !... no poder chiapar l'AIgir... andar !...
A'enir Francis .. chouïa-chouïa ! fazir basta: pi ! pi ! pan !... pi!
pi ! pan ! basta ! Tout de suite chiapar l'AIgir !.,. Francis bono chia-
par l'AIgir !
Les quelques termes ' arabes, on le voit, y sont connue
noyés au milieu d'une nomenclature à la fois espagnole, ita-
lienne et française.
I. — Termes arabes.
Le fonds des vocables importés par les soldats d'Afritiue -^
est relativement important, mais ces termes n'ont pénétré
en français que dans la seconde nioitié du xix*' siècle "*, et tout
particulièrement après 1860. Ils s'acclimatèrent si rapide-
ment que des mois comme maboul, des expressions comme
kif-kij\ sont compris, non seulement à Paris, mais d'un bout
à l'autre de la France. Quelques-uns de ces apports orientaux
acquirent même, une fois transplantés, des acceptions et des
nuances inconnues au pays primitif, à l'arabe algérien: phé-
nomène sémantique que nous avons déjà rencontré à plusieurs
reprises. Un nouvel exemple suffira.
Soit lascar, équivalent arabe du troupier ou piou-piou, de
l'arabe a''skei\ armée et soldat, qui désigne proprement le
bon soldat, qui a longtemps servi : « Le litre de lascar, sol-
dat, a pour leTurco une scmorité prestigieuse, » Camus, t. I,
p. 174.
Soldat en général : (( A peine dormait-on encore. Levé à
quatre heures et demie, les /asca/'y y étaient encore quand
sonnait l'e.xtinction des feux », Courteline, Gaietés, p. 169.
Et tout spécialement, soldat qui connaît toutes les ficelles
du métier: « Aii! voleux de métier où tout le monde cimti-
1. « Il ne trouve pas bon à travailler ».
2. Canon (en araiie, n.edfaa).
3. M. Paul Casanova, professeur d'aralie au Collège de France, a Jiien
voulu nous éclairer sur la provenance africaine de ces termes spéciaux. Ils
manquent au Dictionnaire étymolofjique des mots d'origine orientale de Marcel
Devic, Paris, 1877. Nous citons les vocables africains d'après J.-J. Marcel,
Dictionnaire français-arabe des di dectes vulgaires d'Alger, d^Eggpte, de Tunis et
du Maroc, 2' éd., Paris, 1869.
4. La Conquête d'Alger racontée pur un sergent de Zouaves (Paris, 1811) n'en
renferme aucun.
154 FACTEURS SOCIAUX
mande sans qu'il y aye seulement un lascar pour savoir de
quoi qu'y retourne ! » — Gourteline, Gaietés, p. 12.
Ou par contre, ironiquement, soldat paresseux, débauché,
insoumis : «Eh! eh ! mes lascars, il y a du bon... ce soir. At-
tendez un peu, tas de vermine, je m'en vais vous montrer
comment on fait des hommes », Gourteline, Gaietés, p, 148.
« Ces deux lascar^s se sont bien payé ma figure et ils m'ont
fait monter à l'échelle comme un bleu, » Idem, Train, p. 102.
De là ces dilîérentes acceptions dans le bas-langage :
1° Gaillard, brave (synonyme de colon), dans Bruant, Route,
p. 38 : « Va, Ramoneau, va, mon lascar... »
2" Homme rusé, malin: « Trois cents cinquante !... T'as
donc marché dedans, bougre de lascar! Ah! zut! je ne joue
plus », Zola, Assommoir, p. 2(36.
3° Individu, en général, surtout expérimenté et énergique :
« Est-ce que le lascar n'avait pas jusqu'à une bague d'or au
petit doigt? » Zola, p. 522. — « Quatre maîtres d'hôtel, quatre
grands lascars, à favoris immenses y>,'Mirheau, Journal cVune
femme de chambre, p. 261.
4" Homme débauché, insoumis : « Nom qu'on donne à tout
homme de mauvaises mœurs, à tout réfractaire, à tout in-
surgé... » (Dolvau) : « Des marins... de sacrés lascars qui ne
boudent pas sur le plaisir, » Mirbeau,- p. 24,5.
En Provence, lascar est un terme injurieux pour mauvais
matelot.
Le sens favorable s'est encore conservé en Bretagne, chez
les marins : « Chez les matelots boulonnais, lascar ne signi-
fie plus que malin, rusé : il est pris en bonne part après avoir
été une grande injure » (Deseille). A Dôle, lascar est un terme
très vague, servant à désigner un individu, un type ; pris
souvent en mauvaise part (Lecomte).
Envisageons tout d'abord un premier groupe de vocables
arabes qui ont pénétré dans la langue populaire :
Arbi, Arabe (et tirailleur algérien), en algérien a'rabij,
aussi, sous forme diminutive Arbicot, d'où, par aphérèse, bicot
(Rossignol): « Eh Y Arbi, combien la viande, crie un zéphir en
helb; humour... une ripailhj à' Arbicos », Camus, t. 1, p. 10
et 203. — Refrain des Zouaves :
VOCABLES ALGÉRIENS 15§
Pan, pan, VArbl^
Les Chacals sont par ici 1
Les Chacals et les Vitriers i
N'ont jamais Inissé le colon nu-pieds...
La forme abrég-ée, bicot, désigne le tirailleur alg-érion.
Barca, assez (âr. barkaJi) : « Ah ! Et puis, barca! je dirai
au- Qiajor que j'ai mal à la gorge », Courteline, Gaietés, p. 105.
Béni, nom qui figure en tète des tribus arabes {ben, fils, pi.
bentj) : les Beni-Yousouf, c'est-à-dire les enfants ou les hom-
mes de la tribu de Yousouf. La langue populaire en forme
divers composés plaisants : Beni-coco, imbécile (« être de la
tribu des béni-coco », Merlin); béai-bouff'e-tout, gendarme
(Rictus, Soliloques^ p. 17).
Béni-Mouffetard, sobriquet donné par les troupiers d'Afri-
que aux faubouriens de Paris, et particulièrement aux habi-
tants du faubourg- Saint-Marceau : « Le nez est franchement
béni-mouffetard, camard, aux narines ouvertes, point bridé,
spirituel » (C. de Perrière, 1873, cité dans Larcher).
Be^ef, beaucoup (de l'algérien bij^sef^-, abondamment) :
(( Picaillons, pas 6(?^e/dans le niétier » (Ginisty). — « La Guil-
laumette, cependant, demeurait contemplant dans sa main
ouverte les cinq francs soixante de voyage. A demi voix... il
dit enfin : c'est pas bezef, » Courteline, Train, p. 58.
Mot devenu populaire : « Y a be^ef... tout un matelas de
fali'es, » Rosny, Rues, p. 178. — « Des pauvres affiches, trois
heures après l'affichag-e. il n'en restait pas be^ef, » Pè/'e Pei-
nard, l^rfévr. 1891, p. 3.
Ca/ioua, café (de Par. qahouah), à côté de caoudji (algérien
qahoaadji, cafetier), déjà mentionné : « Cécile a pas voulu
qu'on suce auto chose que du cahoua, » Bercy, XLIIP lettre,
p. 4. — « Le kalu)ua d'Ibrahim le cahouadji est bono bezef, »
Valéry-Mayet, p. 35.
Cliouia-choaïa, doucement: « La répétition du mot est fré-
quente dans la langue arabe populaire d'Alg-érie » (Casanova) :
chomjéh cliouijéJi, môme sens : « Ah, ben non, en voilà assez!
— chouua! cliouya! — Enlevez-le. » Courteline, Train, p. 70.
Cleb, chien, à côté de kelb, nom arabe du chien, terme de-
venu tout à fait populaire (Rossignol) : « Rà ! ben-kelb! Ar-
1. Les Vitriers ou Casse-carreaux est le sobriquet donné au Chasseurs à
pied (v. Delvau sur l'origine de ce nom).
2. Par riiiteniiodiare des Levantins, ce mot a passé de bonne heure en Ita-
lie; Oudin {Re-herches, 16i2) donne déjà : a bizzeff'e, en quanlité.
156 FACTEURS SOCIAUX
rière, tas des chiens ! » Camus, t. I, p. 185. — « On aurait dit un
cleh * échappé de la fourrière... Ou a bien fait de s'arrêter...
ça habitue le cleb à notre odeur, » Rosny, Rues, p. 98 et 324.
Gourbi, hutte de branchages et de terre sè''he, comme
celle des Kabyles et des Arabes cultivateurs. Ce mot se lit à
la fois dans Bruant {Rue, t. II, p. 55), à propos de Biribi, et
dans Jehan Rictus {Doléances, p. 46), avec le sens généralisé
do logis ou demeure primitive.
Kif-kif, pareil, tout comme (algérien kyj'), mot répété de
même que cJiouia-chouta (adverbe : pareillement, de même).
1" Dans la bouche d'un Algérien : « Arbi bono, kif-kif
Francis, je suis un bon arabe, ami des Français, nous dit il
humblement », Valéry-Mayet, p. 09.
2" Dans le langage des casernes : « Tu m'as fourré au pieu,
kif-kif eune maman, » Courtcline, Gaietés, p. 16. — « C'est
pas dégoûtant à la fin que c'est kif-kif ioiiies les fois-, » Idem,
Train, p. 69.
3" Des troupiers, l'expression a passé chez les ouvriers : « Les
compositeurs emploient l'expression kif-kif, pour dire qu'une
chose est la môme qu'une autre : c'est kif-kif, c'est équiva-
lent, c'est la mÔFue chose » (Boulmy). — « Sans calendrier...
on vivoterait à l'aveugleite, kif-kif les animaux », Almanach
du Père Peinard, 1894, p. 2.
Celte locution est devenue tout à fait populaire, surtout
sous sa forme complète : kif-kif bourriquot - : « Une fois frus-
ques, on leur apprend à marcher, à parler, à saluer... Pour
le reste, c'est kif-kif bourriquot », Almanach du Père Pei-
nard, 1896. p. 38.
Maboul, fou, toqué (algérien, niaUbouh fou) : « Des cla-
meurs et des rires au milieu desquels nous distinguons net-
tement les mots spains maboul », Valéry-Mayet. p. 83. —
« C'est-y que t'es mabouH dit le chef. — Je suis pas maboul,
que je réponds ». Courteline, Gaietés, p. 35.
Mot devenu tout à fait populaire: « Elle était un peu ma-
1. On en a tiré le dérivé: cléher, manger (Rossignol), c'est-à-dire dévorer
comme un cliien, à côté de clehjev, manger (H. -France: klebjer), ce dernier
croisement des synonymes clébir et manger: i Pas un rotin, pus rien à cléber
et nib de perlot! Ah! j'étais Ijath! » (cité dans Bruant, Dicf., p. 304). Ce mot
se lit déjà dans un glossaire argotique de 1846.
2. Voir, pour l'origine libre de cette expression, l'explication qu'en donne
Rossignol. — _Le Dictionnaire de la langue franque (1S30) donne: bouriqua, âne,
et le (Jénéral Faidherbe, dans l'article mentionné, cite cette phrase en sa-
bir : « Sbanioul cii ipar (a volé) botirrico ».
VOCABLES ALGÉRIENS 157
boule », lluysmans, Sœur Marthe, p. 48. Il a passé dans les
parlons provinciaux : Bretagne (Dole) Anjou, Bresse, etc.
Macache, non, pas du tout (ar. algér. makanch = classi-
que makdincli}'. « Expression négative: macache argent, pas
d'argent; macache be^ef. pas beaucoup » (Ginisty).
Voici quehjues exentples du milieu des casernes : « Ma-
caïUsche, en ta maboul F Non, tu es fou ! » Camus, t. I, p. 11.
— « Debout à trois heures du matin! Ah! macache! » Courte-
line, Gaietés, p. 158. — « D'abord, à partir d'aujourd'hui, fini
les permissions ! macache les permissions ! rasibus les permis-
sions! » Idem, 7'rain, p. 258.
On dit, avec le même sens macache bono (v. ci-dessous) :
(( Tète des galonnés quand on sonne l'exercice; macaciie-bono,
y avait plus personne », Père Peinard, 17 août. 1890, p. 5.
Smalah, famille nombreuse, marmaille (de Par. algér.
^mala = class. ^amala, famille d'un chef et son mobilier).
Terme devenu populaire et figure, comme tel, dans la der-
nière édition du Dictionnaire de l'iVcadémie.
Sérouel, pantalons larges et flottants comme les portent
les Zouaves, de Par. algér. serouâl, culotte, pantalon (l'algé-
rien cherouâl est la prononciation africaine du turc chalwâr)
et pantalons en général: c( Les baguenaudes de mon sérouel
sont déglinguées » (Rossignol). Cf. Valéry-Mayet, p. 10 : « En
Tunisie, le pantalon boulfant au-dessus du genou, séroual,
collant sur la jambe, va jusqu'à la cheville » Rappelons que
charivari, au sens de pantalons de cavalier (garjiis de cuir
entre les cuisses et de boutons sur les cùlés), emprunt du
russe cJiarivary, pantalons flottants, dérive de la même source
orientale.
Zébi, membre viril (ar. :^ebbi, mon membre: algérien, Jo6,
^obr, membre viril); sébi morto, impuissant: « Bah! objecta
l'ancien turco, quand il sera entre deux belles moukères. il
ne restera pas longtemps sébi-morto ; moi je vous le dis »
(cité dans Bruant, Dict., p. 261).
L'expression peau de ^ébi (^obi) est une formule de refus :
rien ! « Peau de ^ébi, ce mot qui se dit souvent, même dans
les cafés-concerts, ne veut toujours rien dire de la façon dont
il est employé » (Rossignol).
Voici quelques citations: « Eh ben, je vas préparer peau
de balle et peau de ^ébie... Vous signeriez donc des billets?
— Je vas y si gnar jj eau de ^ébie ». — « Ici, les hommes ed la
158 FACTEURS SOCIAUX
classe, comme vlà moi, ont tout juste peau de j^ébi, peau de
balle et balai de crin ! Gourleline, Gaietés p. 10, 26i et 296.
Le mot est parfois francisé en :;èbre (VirmaîLre, Siippl.) ou
réduit en ^ébe (Rictus, Cœur, p. 88).
Passons maintenant à un deuxième groupe de vocables res-
tés confinés dans le milieu des casernes :
Barda, fourniment (Bruant), liavresac du troupier (Rossi-
gnol), de l'ar. bardah, bagages : (f Le barda ne te fait pas
caponner », Camus, t. I, p. 196.
C/iéchia, bonnet rouge, à la façon des Turcos (de l'algérien
diâchiijeU, bonnet, proprement de mousseline), mot employé par
Bruant, à propos deNazesou tirailleurs algériens {Route, p. 92):
« Ils vont la c/^ec/<îa sur l'oreille, Marcliant au son de la nouba. »
Gouin, contingent de combattants fournis par les tribus
algériennes, de l'ar. algérien goum (class. qauin), troupe,
dans Sarrepont, p. 172 : « Un \ieux goum d'Arbis... »
Guitoune, maison (de l'ar. algér. guitoun. tente de voyage
= class. kitouii): « Où vas-lu ? — Je rentre à la guitoune »
(Rossignol).
Kasba. citadelle et palais d'un souverain, de l'ar. algér.
qasbah ou gaçaba, château : « Ce qui frappe dès l'abord dans
la ville moderne de Gafsa, c'est la kasbah, ciladelie, tout un
quartier entouré de murs Crénelés », Valéry-Mayet, p. 107.
Kébir, chef de corps (Merlin), de l'ar. kebir, grand : « En
remerciement de l'officier kébir », Camus, t. I, p. 210. — « H
a été à la caserne avec ses cinq loupiols et il a dit au ké-
bir..., » Bercy, leltreXXXVI\ p. 7.
Au sens généralisé (prononcé aussi kibir) pour chef ou pa-
tron : « Le grand kibir des agents de police est le préfet »
(Rossignol).
Moucala, fusil (Merlin), de l'algérien mokahâlali. carabine,
fusil: « Le turco est maître de son moucala, et il le manie
presque aussi bien que l'instructeur lui-même », Camus, t. 1,
p. 182. — (( Les Arabes sont armés d'un fusil à pierre, la Ion
gue moukhala », Valéry-Mayet, p. 70.
Nouba^, musique des turcos (sur des airs populaires arabes
(v. ci-dessus v° chéchia).
Phécy, calotte des chasseurs d'Afrique (de l'ar. J'éci, coiffure
1. Ce mot a fini, lui aussi, par devenir populaire pondant la Grande
Guerre. Voir notre Argot des Tranchées, p. 57.
VOCABLES ALGÉRIliNS 159
de Fez) : « Est-ce que je porte mon pliécy comme une tourte,
grond-a-t-il » (cité dans Bruant, Dict., p. 287).
Terme passé à l'Ecole polytechnique, où le phécij est au-
jourd'hui remplacé par le calot.
Roumy. chrétien {oarowny, rohiny, nom que les xVlgériens
donnent aux Grecs et aux chrétiens) et soldat nouvellement
débarqué en Afrique *, de l'ar. lîown, Rome, Romain, catholi-
que : « Les Arabes savent que les Roiiinis cachent le schaouch,
que derrière le sabre, il y a le bâton », Camus, t. I, p. 241.
Toubib, médecin major (H. -France), de Tar. algér. tebyb
(class. tabyb), à côté de toubib'^, élève de l'école de chirurgie
militaire (Bruant, Dict., p. 18i): « Puis \q toubib. — Ah! le
docteur... », Frescaly, p. 5-5. — « Tout Français est réputé
tebib, médecin », Valéry-Mayet, p. 40.
roMfii, juif algérien, juif en général ({/AoMC^O: «C'est un //o?idf
qui fourguait de la brocante... » (cité dans Bruant, Dict., p. 58).
Un autre nom africain du juif, deldinek, se lit dans ce pas-
sage : « Les juifs... quiens, quand que j'en renconte un... je
l'appelle youdi, youpin, mercanti, deldinek. eq cœtera »,
Bercy, XIV" lettre, p. 4.
M. Casanova y voit une déformation de l'ar. alger. na'ldi-
nek. Dieu maudisse !
Ajoutons le suffixe dji (écrit aussi gi ou ji), fourni par le
sabir et propagé par nos troupiers d'Afrique. Caoudji ^ café
(proprement cafetier, à côté de caoua), en a été le point de
départ et a produit par voie analogique cognegi, cognac *,
ai fromgi, fromage ^ ainsi que cabji, caporaP, à côté de
cabot ; crocji, soulier, à côté de croquenot (Bruant, Dict.,
p. 411); pétgi. pétard (Rigaud), etc.
IL — Emprunts espagnols.
Nous venons de passer en revue les vocables arabes du sa-
1. M. Frescaly a risqué le dérivé déroumlser, dégourdir : « Tous les services
incoiiil^eiit aux jeunes officiers pour les déroumiser plus vite », p. 20..
2. Macé, Mes Lundis, p. 236, donne le mot sous la forme altérée, trombif,
médecin (passée chez Delesalle et H. -France).
3. « Aux Batt-d'Af, quand on veut boire une tasse de café, faut venir à la
cantine, et la mère Tambour vous sert ça avec un air grognon : Faut cas-
quer, les joyeux, sans ça nisco de caoudji\ » Méténier, Lutte, p. 93.
4. « Allons, Firmin, encore un coup de cognegi, ça te donnera des forces »
(dans Bruant, Dict., p. 112).
5. Rictus, Cœur, p. 218 : « Et du fromgi dans les doigts de pied... »
(i. (1 Tous les cabgis et les pieds de banc l'ont tenu à l'œil », Bercy, .YA'XF/e
lettre, p. 4.
160 * FACTEURS SOCIAUX
hir; voici maintenant les autres éléments de ce langage po-
lyglotte, et en premier lieu les ingrédients espagnols :
A(jua \ eau (Rossignol): « A s'a f... de Vagoiia à toute à
l'heure », Bercy, XXVI'' lettre, p. 7.
Bourricot, âne de petite taille, en Algérie (csp. borrico):
« Un de ces tout petits ânes qui sont si communs en Algérie
et qu'on désigne là-bas sous le nom de bourriquots », A. Dau-
det, Tartariti. p. 114. Nous avons déjà mentionné la locuti n
sabir « kif-kif bourriquot ». Cette dernière forme s'est géné-
ralisée (à côté de bourriquet) : « On charge sur les bourri-
quots tout ce qu'il y avait de précieux dans la turne ». Alma-
nacli du Père Peinard, 1894, p. 50.
C/iainporeau, en Afrique, sorte de café concassé et fait à
froid ; en France, dans les casernes, café froid ou (:haud (Mer-
lin). C'est un mélange de liqueurs, ou de café au lait et de
rhum, dérivant do l'espagnol champorro -, mélange {chain-
purrar, allérer par mélange, frelater des eaux-do-vie) : « Le
temps d'aller se gargariser avec un chainporeau ou un petit
sou, dont un calvados impétueux ranimait les vertus équivo-
ques », Descaves, Sous-Oj^s, p. 31.
Fantasia, divertissement équestre des cavaliers militaires,
particulièrement des cavaliers arabes (proprement fantaisie ^) :
« A la première /Vm/as/a, je tâcherai d'en ramasser d'autres, ré-
pondit notre héros », Camus, t. I. p. 201. — « Abd-Allah. spahi,
Arabe ou plutôt Berbère de Sousse, interprète plus de sabir (jue
de français, Tunisien dans l'âme, autrement dit un peu couard,
fantasia bezef, faiseur d'embarras », Valéry-Mayet, p. 77.
C'est un terme caractéristique en Algérie et en Tunisie:
Fantasia y désigne l'ostentation, la parade, l'éclat, mais
aussi l'arrogance, la morgue, l'embarras.
Moukère, mouqueira, femme, maîtresse, proslituée(de l'esp.
niujej\ prononcé moukhère) : « Avec eux nous séduirons les
moukeiras, qui, vous le savez, s'affolent de tout ce qui brille...
Bel homme, au dire des nioukeiras qui Padorent », Camus,
t. 1, p. 67 et 174. — « 11 y rôde bien des mouqueires, un tas
de moricaudes », Méténier, Lutte, p. 92.
1. « Toi bibir lafjuu » est un dos éclianlillous du s«6ir donnés pai- le Géné-
ral Faidlierbe (.article cité).
2. On a inventé un docteur portant ce nom : «'Un bienfaiteur de l'huma-
nité, le docteur Ghamporeau, a inventé le breuvage qui porte son nom »,
Sarrepont, p. 153.
3. « Si les gosselines pouvaient s'attifer gentiment, s'enrul)aner à leur
fantasia », Almanach du Père Peinard, 1804, p. 14.
VOCABLES ALGÉRIENS 161
Presto, promptement, et SM6i7o,, subitement., vocables qu'on
lit fréquemment dans le Père Peinard: «... jésuites qui, chas-
sés par la porte, rentraient sibito par la fenêtre... », 20 jan-
vier 1897.
Arrêtons-nous à ces quelques emprunts positifs. D'autres
ont été allégués, mais ils ne résistent pas à l'examen '.
III. — Emprunts italiens.
Basta, assez ! (Merlin) : « Quant au perlot, basta, y a plus
plan de fumer », Père Peinard, 23 juin 1889.
La forme francisée basie! a été usuelle auxvi*^ siècle (Guill.
Bouchel) et au xvii*' (Corneille et Molière) : elle est encore vi-
vace dans la marine.
Voici maintenant les termes levantins :
Bono. bon: « Bono ! Bono!... criaient les turcos au chœur,
ce qui signifiait: Très bien! » Camus, t. I, p. 221. — « Bono!
déclara Hurluret, en suçant le retour de ses fortes mousta-
ches », Courleline, Train, p. 50.
Surtout dans les locutions, bono be:^ef, très bien ; tnacache-
bono, ce n'est pas bien : « Mecantsche bono, c'est un mauvais
procédé, réplique le conscrit impatienté », Camus, t. I, p. 179.
— « On n'en pouvait rien tirer que des bono besef, macache
bono », A. Daudet, Contes du Lundi, p. 168.
Citons ce refrain de la chanson d'une négresse et d'un
zouave :
Macache bono !
Répondit la négresse ;
. Macache bono!
Répondit le turco... 2
Locution devenue populaire, comme expression du refus : « Ils
nous lâchent la bride s'ils savent que nous n'en profiterons
d. On lit dans La Défense de la langue française de M. A. Dauzat (Pa-
ris, 1912, p. GO) : « (je n'est pas un hasard cependant si l'Espagne a donné
à l'argot moderne ses mendigos et son agua — devenus mendigot et agoiit
(écrits à tort avec t) — en y joignant le mot frio : le froid est particulière-
ment sensible en Gaslille, et les Espagnols sont particulièrement frileux ».
On ne voit pas bien comment, de la Gastille, frio aurait pu pénétrer dans
le bas-langage parisien {frio et frisquet, synonymes, sont d'ailleurs le même
mot, V. ci-dessus, p. 110). Remarquons en outre q^n'agout, forme provinciale
pour e'gout, emprunt antérieur, n'a rien de commun avec agoua, importation
récente d'Afrique; et que mendigo se trouve dans le même cas que /"Wo
(v. l'appendice E).
2. Cité par G. Thurau, f>e;- i?e/7-a!/i in der franzôsischen Chanson, BerVui. 1901,
p. 298.
11
162 FACTEURS SOCIAUX
pas pour faire du chabanais ; sinon macache bono, c'est
comme des dattes », Père Peinard, 7 février 1892, p. 5.
Mercanti, marchands algériens de denrées et liquides, à la
suite des armées (c'est le pluriel de Tit. mercante, marchand):
« Les mercantls, ces providences ambulantes des corps expé-
ditionnaires, avaient expédié leurs provisions », Camus, t. I,
p. 146.
Le mot se prend fréquemment au sens péjoratif de trafi-
cants "(v. H. -France). Il tend à devenir français.
Turco, tirailleur algérien, proprement Turc, au sens de
mahométan (Bruant, Route, p. 190) : « La grande tenue du
Turco. »
Cette nomenclature, que nous pouvons maintenant embras-
ser dans son ensemble, n'est pas dépourvue d'intérêt. Les trois
couches que nous y avons discernées — vocables arabes, espa-
gnols et italiens — sont certes de valeur inégale. Les termes
arabes importés du nord de l'Afrique en forment le fond, tant
par le nombre que par les notions qu'ils représentent. Une
bonne partie d'entre eux est venue enrichir le vocabulaire du
bas-langage parisien. Cette influence n'est d'ailleurs pas res-
tée confinée au lexique; on a relevé ailleurs les traces d'or-
dre morphologique qui dérivent de la même source.
Ces emprunts du sabir algérien (dont quelques-uns comme
gourbi, smalali et turco, ont fait leur entrée dans la dernière
édition an Dictionnaire de l'Académie) constituent la plus ré-
cente couche' d'une influence orientale, qui, à dilierentes épo-
ques, a pénétré en France, non pas directement de l'Orient,
mais plutôt par l'intermédiaire de l'Espagne et de l'Italie.
1. Elle vient de s'enrichir récemment de nouveaux éléments que les trou-
piers d'Afrique ont apportés en France, dans les tranchées, pendant les
deux premières années de la Grande Guerre. Voir, à cet égard, notre Argot
des tranchées, p. 36 à 59 et l'Appendice final du présent ouvrage.
CHAPITRE II
MARINS
De tout temps les matelots ont fourni des termes pittores-
ques dont abonde leur langage :
Les mathurins ont une langue.
Où le verbe n'est point prison.
L'image y scintille à foison,
Or vierge dans sa rude gangue, i
Des vocables, comme aborder, bas-fonds, calme, échouer,
etc., ont primitivement appartenu aux gens de la mer.
Dans la constiLulion du langage parisien de nos jours, le
contingent fourni par les marins est un des plus importants ^
Des ports et des villes maritimes, ces termes spéciaux, grâce
à la facilité des communications et au mélange fréquent des
classes sociales, se sont répandus à Paris et dans tout le pays.
I. — Expressions caractéristiques.
Les marins ont tiré du vocabulaire nautique des images
frappantes. qui souvent n'ont pas franchi le milieu spécial où
elles ont été créées. En voici quelques-unes (d'après Bonne-
foux et Paris) :
Etre pris dans la balancine, se trouver dans une situation
forcée et pénible; compter ses cliemises, vomir par l'eti'et du
mal de mer (allusion à la position penchée); n'avoir ni quart
ni gamelle, n'avoir rien à faire A bord ; Jeter un coup de sa-
bord, donner le coup d'œil du maître, vérifier l'ouvrage (sa-
bord, fenêtre, et, au pluriel, yeux); suijjë, qui porte des vête-
1. Piichepin, La Mer : a Parler Mathurin ».
2. Nos sources :
Jal, Glossaire nazitiqiie, 1848, et Bonnefoiix et Paris, Dictionnaire de ma-
rine, 1830. — E. Deseille, Glossaire du patois des matelots Boulonnais, 1884. —
G. de la Lan délie. Le langage des marins, 1859.
Abbé G. Maze, Elude sur le langage de la banlieue du Havre, Le Havre, 1903.
— A. Dagnet et J. Mathurin, Le parler ou langage populaire Cancalais, Saint-
Servant, 1906.
Jean Richepin, La Mer, 1876, et Yanne Nibor (Albert Robin), La Chanson
des Cols-bleus, Chants populaires de la flotte française, 1901.
Louis Royer-ReLab, Les forçais de la mer, vingt-quatre heures de bordée, 1905.
164 FACTEURS SOCIAUX
inents élégants ou neufs, semblable au navire dont la carène
a été enduite^de suif (de là suiffard \ bien mis, élégant); —
tremper le nés dans le vinaigre, essuyer une tempête ^ etc.
II. — Mots de jargon.
De toutes les langues spéciales, celle des marins est la plus
originale, n'ayant fait au jargon que des emprunts isolés aux-
quels ils ont généralement imprimé un cachet à part. Ce sont
les termes suivants:
Bocard, chez les marins, cabaret de bas-étage, nom tiré du
jargon (Vidocq) :
Pans leurs hamacs, et dans leurs bocards, j'ai dormi.
(Richepin, Mer, p. 3).
Desgranges le mentionne déjà comme tel en 1821 : « Un
bocard, en langue de marin, est une tabagie où vont les
filles de joie ; mais ce mot n'appartient qu'à la racaille».
Envergner, duper, attraper : « Ce mot s'emploie familière-
ment dans le sons d'embarrasser, en parlant des choses, ou,
au figuré, dans le sens d'une position fâcheuse, difficile ou
seulement désagréable, en parlant des personnes » (Bonne-
foux). Le terme signifie proprement encitadiner (de l'argot
vergne, ville): pour le maria, la vie urbaine a quelque chose
d'embarrassant, de pénible, dont il s'empresse de sortir, de
se dévergner. Le Parisien '\ aux yeux des matelots, ,estle beau
parleur, mais il passe pour niais, novice (il désigne, dans les
bâtiments, un pauvre sujet et quelquefois un mauvais sujet).
Redouiller, vexer, ennuyer (Bonnefoux), c'est proprement
faire des cheveux, des douilles.
Inversement, la marine a fourni au jargon des termes li-
bres (tels que godiller), et toute une nomenclature pour ex-
1. » Est-il asHez suiffard, l'animal? » Zola, Assommoir, p. 523.
2. « L'autre nuit, si vous m'aviez vu tremper le nez dans le vinaigre avec la
solide équipe du Bleu-Blanc -Rougo, je ne renâclais pas », A. Daudet, Pelite
Paroisse, p. 133.
3. « Un marin, c'est celui-là, voyez-vous, qui n'est ni pioupiou ni Parisien,
sauf votre respect; un liomme comme moi, quoi ! » G. de la Lalandelle, Les..
Gens de mer (cité dans H. -France).
« Parisien, sorte d'injure à un matelot. Désignation, dans les bâtiments,
d'un pauvre sujet, et quelquefois d'un mauvais sujet. Gela vient sans doute
de ce que le plus grand nombre de jeunes gens de la capitale qui allaient
s'embarquer arrivaient dans les ports avec des vices et peu de dispositions
pour un métier qui demande de la force, de l'agilité, un goût décidé, au
lieu d'être énervés », Willaumez, Dictionnaire de inarine, II1« éd., 1831, v Pa-
risien.
MARINS 165
primer l'escroquerie : arcasse, drague, etc., tandis que des
noms de vaisseaux {cor Dette, f régate , etc.) y désignent l'amour
antipiiysique.
III. — Beuverie et débauche.
La vie pénible des marins s'épanche souvent dans des ri-
pailles, d-ans des orgies. Plusieurs de ces termes ont produit
des métaphores aux acceptions défavorables. La mauvaise ré-
putation des matelots est ancienne, et tout particulièrement
celle du calfat, qui désigne un fainéant, un salaud. Au xvT- siè-
cle, gallefretier , nom du calfat chez Rabelais, est devenu
ultérieurement une appellation du coquin, du misérable, du
vagabond, à peu près ce que la langue moderne exprime par
gouin, mauvais matelot, mauvais garnement.
De là une première catégorie de vocables désignant la dé-
bauche:
Biture, cuite, proprement dose de boisson excessive, dans
la locution: prendre {se flanquer) une biture^, s'enivrer, être
très ivre. Dans le langage maritime, biture désigne la portion
déterminée d'un câble, « qui doit se filer librement d'elle-
même, après qu'on a laissé tomber l'ancre sur laquelle il est
étalingué; de là, chez les matelots: dose de liquide ou de bois-
son spirilueuse prise avec abondance » (Bonnefoux).
Chez les matelots boulonnais: s'en donner eine biture, s'eni-
vrer (Deseille). Un gabier composa une Barcarole de la biture,
chantée par l'armée de terre (Sarrepont, p. 144).
Des marins, l'expression a passé dans le bas-langage: «En-
core une biture à la clef », Descaves, Sous-offs, p. 69. —
« Ah! mon salaud, dit le conteur, tu parles d'une biture. Et
quand ils ont dégotté le Champagne, mince de bombe! Seule-
ment voilà, quand is ont été chlasses, is s'ont foutu à goualer
comme des perdus », Liart-Courtois, p. 243.
Il est à remarquer que le sens du mot s'est généralisé dans
les parlers provinciaux. Biture désigne, en Bresse, un repas
copieux (Guillemaut) et, à Nantes, une grande quantité de
nourriture- : « Se flanquer une bonne biture de patates frites »
1. On en a tiré : se biturer, s'enivrer (et manger copieusement, boiilotter,
dans l'argot de Polytechnique) : « Tous les jours il se biture » (Briollet,
dans Bruant, Dict., p. 193).
2. A Polytechnique, biture, aujourd'hui vieilli, désignait à la fois une
nourriture copieuse et une grande quantité. (« On disait une biture d'objets
pour un grand nombre », Arqot de VX).
166 FACTEURS SOCIAUX
(Eudel). Celle dernière acception s'est enc(tre g-énéralisée
dans l'Anjou, où le mol s'applique à une pêche fructueuse:
« J'avons pris du gardon, en masse, y en avait une biture »
(Verrier et Onillon).
Bordée, débauche prolongée, proprement route que fait un
navire au plus près, sans virer de bord {tirer ou courir des
bordées, louvoyer en changeant des amures).
1° Chez les matelots : « Courir ou tirer eine bordée, faire la
noce (Doseille).
2° Chez les soldais : « Tirer une bordée, octroyer une per-
mission ou prolonger celle qu'on a » (Ginisty), pour aller cou-
rir les mauvais lieux: « Ces bordées duraient six journées »,
Courteline. Gaietés, p. 136.
3° Chez les ouvriers, débauche de cabaret : courir une bor-
dée, s'absenter de l'atelier sans permission pour aller courir
les cabarets : « Hé, arrivez-vous, c'est Riche-en-Gueule qui
régale ; la bordée est commencée... Il lire une bordée de qua-
tre ou cinq jours », Poulut, p. 73 et 84. — « Le zingueur lâ-
chait l'ouvrage, commençait une bordée qui durait des jour-
nées et des semaines. Oh! par exemple, des bordées fameuses,
une revue générale de tous les mastroquels du quartier, la
soûlerie du malin cuvée à midi et repiucée le soir, les tour-
nées de casse-puitrine se succédant, se perdant dans la nuit »,
Zola. Assommoir, p. 330.
4° Chez les filles, noce, amusement : « Ils fimssaient par
accepter les bordées de Nana », Idem, Assommoir, p. 497.
Bosse, synonyme de biture, désigne proprement un fort cor-
dage servant à tendre un câbie, d'où, chez les matelots, par-
lie désordonnée de plaisir ou de débauche, sens figuré fami-
lier au bas-langage: « La partie s'annonçait très bien, pas
une bosse à tout avajer, mais un brin de rigolade... Ahl nom
de Dieu! oui, ()n s'en flanque une bosse I... Vrai, on voyait
les bedons se gonfler à mesure », Zola, Assommoir,- ip. 70
et 228.
Le terme nautique s'est grelïe sur son homonyme de la lan-
gue générale : « Se faire une bosse, locution basse et triviale
qui signifie ribotter, s'empiflVer, se mettre dans les vignes du
Seigneur », lit-on déjà dans d'Hautel (1808); et dans les par-
lers provinciaux, se faire une bosse, se rassasier (Anjou), etc.
Rappidons l'expression bitte et bosse! le dernier commande-
ment relatif à l'amarrage du navire qui vient de mouiller
MARINS 1C7
une ancre: « Il emporte l'idée d'achèvement,, il emporte aussi
celle du repos. Or, le repos pour le marin, c'est la terre et ses
plaisirs; si bien que bitte et bosse! est encore le cri du matelot
qui fait bombance dans un cabaret » (De la Landelle, p. 279).
De là bosser, s'amuser, chez les matelots et les soldats :
« Histoire de dire le lendemain : Vrai alors, ce que j'ai bossé
hier! », Courteline, Train, p. 292.
Drive, dérive, débauche (« être en drive ») : En drive, ou
en dérive, se dit proprement d'un navire flottant au gré du
vent, des lames et des courants. Chez les matelots boulonnais,
s'en aller à la dérive, c'est être fort malade, et s'en aller en
dérive, en débauche (Deseille).
Vadrouille, drolesse, proprement balai fait de vieux corda-
ges servant à nettoyer le pont des navires, d'où fille qui traîne
dans les ports de mer ou prostituée de tavernes. De même, à
Mée, dans la Haute-Bretagne, -on appelle rf/'a^we ^ une femme
vagabonde et de mauvaise tenue (Leroux).
Mot devenu populaire: « Son loup de père l'appelait va-
drouille », Zola. Assommoir, p. 428.
De là, vadrouiller , traîner dans les bouges, aller de caba-
ret en cabaret; et le dérivé secondaire vadrouille, promenade
de débauche (en parlant des filles) : « Elle amenait des types
ignobles qui la lâchaient aussitôt... Ces vadrouilles devenaient
de plus en plus clairsemées », Rosny, Marthe, p. 43.
Les parlers provinciaux (Anjou. Bresse, etc.) disent, avec
le même sens, badrouiller d'où, la prononciation négligée pa-
risienne badouiller, courir les bastringues : badouille. homme
lâche, et badouillard, viveur, noceur : « Les bousingots se
firent viveurs... Ils prirent le noble nom de badouillards.
Pour être bon badouillard, il fallait passer trois ou quatre
nuits au bal, déjeuner toute la journée et courir en costume
de masque dans tous les cafés du quartier latin jusqu'à mi-
nuit... », Privât d'Anglemont, 1854, p. 189.
Le sens primordial du verbe est : se traîner dans la fange,
barbotter (Havre : vadrouiller, même sens, à côlç de se vau-
drer, se vautrer).
Ce sont les marins normands ou bretons qui ont introduit
dans le bas-langage les termes désignant des bouges ou de
mauvais lieux, termes qu'ils avaient eux-mêmes recueillis de
la bouche des matelots anglais :
1. Inversement, la drague est appelée Marie-Salope, à la Rochelle.
168 FACTEURS SOCIAUX
Boxon, lupanar, (mot donné par Vidocq), répondant à l'an-
glais vulgaire boxon, cabinet particulier de taverne. On lit
ce vocable dans Jeh. Rictus {Doléances, p. 198).
Bousin, cabaret borgne, terme donné par d'Hautel (1808) :
« Bousin, terme bas et incivil qui signifie tintamarre, tapage,
bruit scandaleux, esclandre; et par extension, tripot, lieu de
débauche et do prostitution. Cette maison est un vrai bousin,
pour dire qu'elle est mal gouvernée, que chacun y est maî-
tre; faire un bousin de tous les diables, c'est-à-dire un va-
carme, un bruit extravagant que font ordinairement les gens
vifs et emportés lorsqu'ils sont en colère et les ivrognes dans
leurs orgies ».
Le mot désigne tout d'abord la débauche des matelots et
spécialement le bouge, théâtre de leurs orgies; en second lieu
(contrairement à la filiation donnée par d'Hautel et Littré) le
bruit ou le désordre qui les accompagnait : « Un vrai bousin,
leur chez eux, à cette heure », Zola, Assommoir, p. 417.
Le terme a pénétré en français par l'intermédiaire du pa-
tois normand, qui l'a reçu à son tour de l'anglais populaire
bowsing, cabaret borgne, celui-ci d'origine jargonnesque :
bowsing ken, maison de boisson, brasserie, se lit dans le plus
ancien recueil du carit donné en 1566 par A. Harman.
Le dérivé bousingot, d'un primitif bousing, a le même sens
(\\x(i' bousin : « Il allait à « La Puce qui renifle », un petit bou-
singot où il y avait un billard », Zola, Assommoir , p. 336.
Bousingot désigne, en outre, le petit chapeau de matelot en
cuir bouilli et les jeunes républicains après la révolution
de 1830 (qui l'avaient adopté). En normand, bousingot a ac-
quis le sens d'homme petit et mal fait.
IV. — Vie pénible.
Voici les termes qui se rapportent à la vie dure dos mate-
lots :
Affaler, tomber, s'affaisser : « Un bâtiment s'affale lors-
qu'il perd sous le vent, c'est-à-dire que, malgré ses efforts pour
s'éloigner d'un point situé sous le vont, il lui est impossible
d'y réussir et même qu'il va toujours en s'approchant; de là,
être affalé sous le vent, se trouver dans une position fâcheuse
ou désagréable » (Bonnefoux).
Généralisé dans la langue populaire : « Du premier coup de
MARINS 1(39
poing, je l'ai affalé... Je suis fatigué, je vais m' affaler sur
mon pieu » (Rossignol).
Barder : 1° Sens nautique, pousser loin de la bonne voie :
(( Le vent les a bardées contre la pile du pont » (Verrier),
2° Sens généralisé : Courir vite (du cheval), aller de côté et
d'autre (d'une voiture rapide), la première acception usuelle
dans,le Bas-Maine; la seconde, dans la Bresse; de là: ça barde,
ça va, ça convient : « On s'arrangera. Et ça harde, vous au-
tres? — On marche! » Rosny, Rues, p. 244.
Dans les casernes barder veut dire manœuvrer, comportant
une idée de fatigue, d'excès : « On barde, je ne dis pas. mais
la revue de demain est supprimée », Descaves. Sous-Off's, p. 24.
En Languedoc, barda, signifie plaquer, jeter contre, jeter à
terre violemment, proprement couvrir de boue (de bard, boue).
Bourlinguer, vivre péniblement (d'où bourlingue, position
précaire), terme nautique dès la fin du xviii*' siècle au sens
de : éprouver de la fatigue à cause du mauvais temps ou des
manœuvres longues et pénibles : « Bourlinguer est un de ces
verbes énergiques perpétuellement dans la bouche des mate-
lots » (De la Landelle, p. 2G1).
Voici, quelques exemples de cette acception technique :« Moi,
pai bourlingué dans les pèches d'Islande... Tu fais beaucoup
de bruit et pas beaucoup de travail comme tous les Mocos, 'ça
en fout pas une datte! Ah! si ça serait les Bretons, pour bour-
linguer, y a pas comme eusses », Boyer-Rebab, p. 66 et 7o.
Ce verbe a acquis, dans le bas-langage parisien, le sens de
renvoyer quelqu'un, d'où bourlingue, congé, renvoi, et bour-
lingueur, patron grincheux, ayant toujours la menace à la
bouche (ïL-France). Le patois normand dit, de même, boulin-
guer, envoyer promener.
Ecoper, boire « dans le jargon des typographes » (Delvau),
proprement vider avec une écope l'eau qui entre dans une
chaloupe ou dans un canot. Le sens de « boire » a amené ce-
lui d'attraper des reproches, des coups, etc., même évolution
de sens que pour trinquer, boire et être la victime, payer les
pots cassés.
1" Dans les casernes, recevoir une punition ' ou des horions
(Merlin) : « Je dis, répondit le brigadier, que fai écopé de
deux jours pour t'Bvoir annoncé comme permissionnaire de
1. Et, aussi, attraper une avarie, une blessure, une maladie (synonyme
d'étrenner).
ItO Facteurs sociaux
dix heures... », Coiirteline. Gaietés, p, 213. — « Il avait écopé
de deux jours sur lé terrain des manœuvres », Idem, Train,
p. 74.
2° Chez les ouvriers* ironiquement (aussi avec une nuance
favorable) : « Avant de commencer, j'ai écopé mon abattage
(c'est-à-dire : j'ai reçu des éloges pour mon travail) », Pou-
lot, p. 177. — « Ceux qui écopérit.,, ce sonl les prolos », A/-
manach du Père Peinard, 1894, p. 54.
3" Cliez les apa;ches et les filles : être condamné à la prison
(Delesalie) : « j'y ai rendu service à Un moment où il allait
écoper », Méténier, Lutte, p. 92.
Embarder, faire une embardée, c'est-à-dire lancer un bâ-
timent dans le vent ou en travers, et faire entrer un bateau
sous l'arche d'un pont ou dans le sas d'une écluse (propre-
ment l'envaser, l'embourber, sens du provençal embardâ).
Cette double acception nautique, l'une propre à la navigation
maritime, l'autre à la navigation fluviale, a fourni au bas-
langage les sens suivants :
j° Tergiverser, dans l'argot des ouvriers (Delvau); chez les
marins, embarder signifie « se tromper ».
2^ S'engager dans une affaire (II. -France) ou dans un en-
droit : « J'ai embardé dans une carrée », Beauviilier, Mé-
moire (dans le Figaro du 4 août 1873).
3° Sous la variante dialectale, embarber \ entrer (Rossi-
gnol), le terme a acquis le sens généralisé d'entrer quelque
part : « Alors tout d'un coup, on a embarbé dans le truc... Le
domestique le fait embarber dans le cabinet de son singe ».
Bercy, lettre XX\ p. 7, et lettre XXXV, p. 7.
Pagaie, désordre, à côté de pagaie et pagaille, variantes
déjà données par le Tré-ooux (1703) : « En pagaie, en pagaye
ou pagaille, précipitamment, san^ ordre », et représentant
autant de prononciations locales. La pagaye est une sorte do
rame courte, à large pelle, en usage sur les pirogues indien-
nes, malaises, etc. ; en pagaye, ou en pagaie, vite, en désor-
dre, sans soin ni précaution (comme sur ce genre d'embarca-
tions) ».
1. Elle est usuelle, par exemple, dans l'Yonne : « Embarber, en navigation,
faire pénétrer on droiture l'avant d'un bateau dans l'ouverture d'une ôclnse
ou dans l'arche d'un pont, sans i)atti"e à droite ni à gauche, sans raser la
barlie des [jarois » (Jossier). (Jette dernière explication est une véritable
étymologio populaire. — Une forme parallèle, embarquer, est donnée par
II. -France.
MARINS 171
Le terme nautique et son application figurée remonlenl
donc à la fin du xvii'^ siècle : « En pagaie correspond à l'idée
de désordre, de confusion, de précipitation. On arrive ainsi
eo tas, en paquet, pèle-niêle, lorsqu'on est pressé par le temps,
par la marée Quicontjue fait quoique ce soit avec pou de
soin» le fait en pagaie... Le matelot qui s'habille à la hâte,
sMiabille en pagaie... » (De la Landellc, p. 315).
Des marins, .l'expression passa tout d'abord chez les trou-
piers : Mettre en pagaie, mettre en désordre : « Farce qu'au
régiment les anciens font aux conscrits, qui trouvent leurs
lits arrangés en bascule; d'où des culbutes et des occasions de
se divertir aux dépens des bleus » (I\igaud).
L'expression, au sens généralisé, est encore vivace dans le
bas langage : « Il s'est aubade avec un chineur qui fourguait
des tapis d'Afrique et il y a foutu sa camelotte en pagaille »
(cité dans Bruant, Dict., p. 307).
On en a induit Pëgale, Mont-de- piété (Rossignol), conçu
comme un endroit plein de désordre, de confusion : « Tes
boniments tu peux les porter au Pëgale! Tu verras si on te
prêtera dessus » (cité dans Bruant, Dict., p. 322.)
Eu Anjou et ailleurs : En pagaille, en pagaie, en pëgale. en
désordre : « Il a jeté tous ses vêtements eli pagaie, il s'est
étalé en pagaie » (Verrier et Onillon); à Cancale, pagaille, dé-
sordre : « 11 a tout foutu en pagaille; larguer -en pagaille,
laisser tomber » (Daguet et xMathurin).
Rafale, miné (matériellement ou physiquement), se dit pro-
prement du navire (|ui a subi une rafale et, figurément, du
matelot alfaibli ou privé de tout (Bonnefoux). Cette acception
mélapbori(iue est déjà donnée par Desgranges (1821). qui l'ap-
pelle « gran l mot des boulevards ». Le mot se lit dans Vid(jcq
et il reste populaire : « Il gardait aux autres une iière ran-
cune de s'être laissé rafaler en deux ans », Zola, Assommoir.
p. 370.
Rapiqaer, repiquer, diriger un na\ ire au |)lus près <lu vent,
venir au vent (Deseille); de là, rapiquer. revenir :
lâchez les marins : rapiquer au vent, venir au vent; repi-
quer au truc, reprendre service (Deseille); et pi(iuer au uent,
se dit d'un navire qui se lance dans le vent.
2° Chez les troupiers : repiquer au truc, recommencer et
spécialement se rengager; repiquer à la corvëe, revenir à la
charge : « Mon pauvre salaud, demain tu n'y couperas pas.
172 FACTEURS SOCIAUX
faudra faire ton sac comme les camarades et repiquer à la
corvée », Courteline, Gaietés, p. 328.
3° Dans le bas-langage, au sens généralisé, revenir : « Une
fois la praline posée, ne repique plus au turbin », Hogier-
Grison, Le Monde où Von vole, p. 303,
La forme parallèle rappliquer est également d'origine
technique f« appliquer de nouveau ») au sens de revenir, re-
tourner, très usuel dans le bas-langage et particulièrement
dans les casernes : « Le chef et moi, nous rappliquons à l'hô-
pital », Courteline, Gaietés, p. 33.
Ce terme a passé des casernes dans le français provincial.
Souquer, serrer fortement les nœuds, les tours d'un cor-
dage : Souque un coup pour accoster, fais effort pour attein-
dre le but; souque dur! se dit à un rameur pour forcer sur
les avirons (Deseille). Dans le bas langage, le terme a ce dou-
ble sens : l*' frapper, rudoyer; 2*^ travailler dur, trimer (v. les
exemples dans H. -France;.
V. — Appellations ironiques.
Le langage des marins est riche en métaphores plaisantes,
qui ont passé pour la plupart dans le bas-langage :
Baderne, vieille baderne, homme usé, gâteux, et spéciale-
ment vieux matelot qui n'est plus propre au service : « En
attendant qu'il devienne eine vielle baderne, le cambusier se
montre souvent un gas à tous crins » (Deseille, p. 32). Le sens
nautique proprement dit est vieille tresse, molle, llasque,
hors de service, qu'on place sur certains objets lourds pour
amortir le choc occasionné par le roulis ou pour garantir des
frottements certaines parties du navire. Cette épithète est
souvent appliquée aux anciens militaires retraités.
Badingue, surnom donné à Napoléon III, d'après sa barbi-
che au menton, semblable au cordage nommé habituellement
martingale : « 11 l'appelait Badingue par blague, pour se
ficher de l'empereur », Zola, Assommoir, p. 235.
Cette corde qui relie les flottes au câble bordant les filets,
s'appelle bandingue, à Boulogne (Deseille), et badingue, à Fé-
camp (L'dlvé).
Bigorneau, soldat d'infanterie dans la marine, d'après le
nom du coquillage qu'on trouve sur les côtes de la Manche.
Bitte, le membre viril, proprement cheville: /)eaa de bitte.
MARINS 173
formule négative qui équivaut à « rien », analogue à celle de
peau de balle (Rigaud).
Bossoirs, fortes pièces de bois qui supportent l'ancre à la
proue: « Le bateau s'achève, montre ses bossoirs très gracieu-
sement arrondis; leur forme sert aux comparaisons les plus
galantes... ei ne paire ed bossoirs, seins (Descille, p. 8). Le
terme désigne surtout les seins rebondis (qu'on nomme aussi
avant-scènes) : « C'est la belle-sœur de notre hôte... elle en a
des bossoirs; c'est gros comme une pelote, rond comme une
buée... », Vidocq, Mémoires, éd.'Villiod, t. 1, p. 302.
CabilloJ, soldat à bord de navire, proprement cheville : al-
lusion aux chevilles de fer ou de cuivre qu'il /faut fourbir tous
les matins à bord des navires de guerre.
Craquelin, gringalet, désigne proprement le navire dont
la membrure, trop légère, joue et craque à la mer.
Galipot, poix-résine pour enduire les vergues, signifie ex-
crément (v. H. -France), d'où galipoter, faire ses besoins (en
Anjou : manier avec une idée de dégoût).
Péniches, gros et larges souliers, chez les militaires, répon-
dant aux synonymes populaires bateaux et marnois (c'est-
à-dire bateaux marnois) ; cf. inversement, sabot, barque,
navire : « Aller dans le sabot, s'embarquer, s'enrôler sur
mer, partir pour les îles, prendre la profession de marin »
(d'Uautel).
Rafiau, infirmier, garde-malade : c'est le nom d'un petit
canot à rames dont on se sert pour les promenades dans les
ports, d'où le sens d'embarcation médiocre et do peu de va-
leur ; de là, aussi, chose de peu d'importance, camelote
(Delvau).
Tasse, dans l'expression grande tasse, mer : « La mer est
dite parfois grande tasse ; boire à la grande tasse, se noyer »
(Deseille). Cette expression se lit déjà chez d'Hautel (v° tasse) :
« Boire un coup à la grande tasse, pour se noyer, se jeter à
l'eau. » Le terme est encore vivace à Brest, à Lorient et ail-
leurs : « Les capitaines sont cause que de pauvres binigres
[de maleli)ls], souvent pères de famille, font le plongeon dans
la grande tasse », Père Peinard, 6 mars 1892, p. 3.
Les locutions grande tasse et boire à la grande tasse S(jnt
également usuelles au Canada (Donne).
174 FACTEURS SOCIAUX
VI. — Manœuvres nautiques.
Parmi les vocables de marins dont Je sens s'est généralisé
dans le bas-langage, une première série désigne les opéra-
tions nautiques proprement dites :
AJfoiirclier, s'ancrer, prendre du repos: « Vient-on passer
quelques heures ou peu de jours dans une baie dont on compte
appareiller vivement, on ne jette qu'une seul& ancre... ; mais
si le temps ne manque pas. si l'on peut prendre ses aises, on
s' a jf ourdie,... on tient solidement au fond par les deux chaî-
nes-câbles de tribord et de bâbord, dont on a élongé les
touées » (De la Landelle, p. 299).
De là, CCS deux applications générales : Se retirer des affai-
res (Delvau) et ne plus raccrocher, en parlant des filles (Vir-
maître).
Amarrer, attacher un navire, frapper une manœuvre ; de là :
1** Attacher, lier en général : amarrer une échelle, un étui,
un paquet, dans le parler populaire normand (Moisy).
2" Accrocher : « On le dit peu causeur, mais je vais quand
même tâcher de Vamarrer par des boniments pour savoir ce
qu'il a dans le ventre » (Rossignol).
3° Manœuvrer, pour tromper ou voler (Bruant, Route,
p. 118) : ft ^A pour amarrer les chopins... »
4° S'attacher quelqu'un, en parlant des filles : « Tai amarré
un chouette gonce qui casque tout le temps » (Virmaître).
Appareiller, faire les manœuvres nécessaires pour quitter
le mouillage, d'où l'idée de sortir : « Cinquante synonymes se
présentent pour exprimer cette féconde idée du départ qui
joue une si grande place dans la vie nomade du marin : ap-
pareiller, faire voile... lever l'ancre, démarrer, déraper,' filer
son câble, filer son nœud, prendre la mer, prendre le large. •. »
(De la Landelle, p. 182 et 218).
Caler, plonger dans l'eau (en parlant d'un navire) ou lais-
ser aller une voile le long des mâts. De ce double sens déri-
vent les acceptions :
1° S'en aller, surtout sous la forme itérative caleier : « Je
suis j)ressé, je calete » (Rossignol). — « Caletes ! Et plus vile
que ga » (Rictus, N'' gagnant, p. 7).
2" Mourir, surtout sous la forme intensive cakincher : « 11
est bien malade, il xacalancher » (Rossignol). — « C'est la ca-
MARINS 175
marde qui embrasse un pauve gas qui calanche, » Bercy,
XI W lettre, p. 6.
3° Reculer, céder, cesser (cf. dealer la colle, s'accommoder,
parler doucement, s'appaiser », Oudin), acceptions familières
surtout aux parlers provinciaux (Anjou, Poitou, Berry, etc.).
4° Chômer, être oisif, en parlant des imprimeurs, acception
déjà donnée par d'Hautel (« Caler, terme typograpliique, faire
le paresseux »), qui mentionne également les dérivés : Calanee,
« terme d'imprimerie, interruption que Ton met sans néces-
sité, dans son travail, pour satisfaire à une humeur oisive et
vagabonde », et caleur\ « paresseux, ouvrier enclin à la dis-
sipation et à la fainéantise » (de même: Normand, caleux,
fainéant, et ailleurs). En dehors de cette acception technique,
caleur désigne le garçon de café qui travaille en extra (Dele-
salle).
Déraper, détacher l'ancre du fond, d'où lâcher prise, par-
tir {sans déraper, sans s'arrêter): « Il travaille un mois sans
déraper, » Poulet, p. 76.
VU. — Choses de la mer.
Une dernière série terminera cette nomenclature techni-
que. Elle comprendra les choses de la mer.
Câble, terme important du vocabulaire nautique qui a
hmrni plusieurs métaphores : Avoir un tour dans ses câbles,
éprouver un dérangement de sanlé, surtout li>rsqu'il en ré-
sulte difliculté de marcher (Boniiefoux) ; /z/er un câble par le
bout, pousser le câble en dehors du navire jusiju'au bout,
afin de partir d'urgence ; de là, faire les préparatifs d'un
voyage précipité, se sauver et. enfin, mourir.
Calebasse, dans l'expression vendre la calebasse, livrer un
secret, dénoncer ' : c'est une métaphore nautique, la cale-
basse ou pelote étant un artifice de brûlot.
Cette locution, commune au bas-langage parisien et pro-
1. Cf. Moinoro, Traité élémentaire de l'imprimerie . 1793, v» caleur: « Ce terme
s'applique aux compagnons indolents et ivrognes qui n'aiment, point le tra-
vail, qui ne fout que niaiser dans une imprimerie, détourner lus autres du
travail, en jasant avec eux, en leur contant des piaux ».
2. Cf. le Trévoux (1703) : «On dit proverbialement frauder la calebasse, pour
dire tromper son compagnon, boire ce (jui est dans la calebasse en son ab-
sence 0. Cette locution n'a rien de commun avec celle que uous citons et
qui est encore vivace.
17G FACTEURS SOCIAUX
vincial, a été condamnée par les grammairiens : « Vendre la
carabasse. Expression populaire. Dites dénoncer le mystère ou
le pot aux roses », Molard (1810). — « Vendre la calebasse,
c'est... Parbleu, je n'en sais rien ; le dira qui pourra », Des-
granges (1821).
Le sens du mot qui ligure dans cette locution a été parfois
généralisé: Galbasse \ tout ce qu'on possède (Vallée d'Yôres) ;
au Havre,' manger la calbasse^ c'est se ruiner. La notion
d'avoir, mobilier, a conduit à celle de « chambre » que col-
basse a acquise parmi les apaches parisiens : « Je prends mes
clous et je plaque la colbasse », Méténier, Lutte, p. 122.
L'expression vendre la calebasse a, comme pendant, éventer
la. mèche, même sens (devenue, sous l'influence analogique
de la première, vendre ^ la mèche) qu'Oudin donne, en 1640,
sous la forme « descouvrir la mèche, descouvrir la malice ou
la finesse ». La mèche, comme lacalebasse, joue un rôle dans
la pyrotechnie nautique.
On en a tiré une autre métaphore, êti'e de mèche avec quel-
qu'un, être d'accord avec lui, être son complice, expression
qu'on lit pour la première fois dans le Vocabulaire de Vidocq.
Cambuse, magasin dans l'entrepont d'un navire où l'on
tient les vivres, où l'on distribue les rations à l'équipage; de
là, cabaret mal tenu et bouge, petit logis : « La cambuse pou-
vait manquer de pain; ça ne le regardait pas. 11 lui fallait sa
pâtée matin et soir... », Zola, Assommoir, p. 365.
Dans l'Anjou, la cambuse est généralement une cave où
plusieurs ouvriers se mettent ensemble pour y déposer leur
vin; et, dans le Bas-Maine, ce mot désigne la voiture du sal-
timbanque.
Carabiné, soudain et violent (comme un coup de carabine),
en parlant du vent; de là, très fort, excessif: « Mon vieux,
je me suis payé une cuite carabinée » (Virmaître).
Carrée, foyer où l'on fait la cuisine dans les bateaux (chez
les mariniers de la Loire); de là, logis, cliambre: « Des grandes
carrées toutes pleines d'air et de soleil », Bercy, A'A'A'** lettre,
P= 7. .
L'argot ancien en a tiré les dérivés : décarrer, sortir, et
1 Rossignol donne : « Calebasse, objets, marchandises, produits d'un vol».
2. Cf. Littrc, V" mèche : i Au lieu d'éuenier la mèche, le populaire dit sou-
vent vendre la mèche. C'est absurde ». Il n'y a rien d'absurde dans ce genre
d'altérations : leur raison d'être peut nous échapper, mais elles n'en existent
pas moins.
MARINS 177
encarrer, entrer, le premier, attesté dès la fin du xviii" siècle,
a pénétré dans les parlers provinciaux : Anjou, Berry, etc. ;
le dernier est cité dans Vidocq.
C/iibis, prison ; faire cltibis, s'évader d'une prison avec le
concours d'un camarade, expression qu'on lit dans Richepin
{Gueux, p. 85) et dans Bruant {Rue, t. 11, p. S4).
A l'école navale du Borda, chibis désigne la salle de police:
c'est la forme abrégée de cachibis, petits casiers placés sous
la dunette et destinés aux pipes et au tabac. Dans l'Anjou
et ailleurs, cagibi (ou cabigi), petit retrait quelconque, bicoque;
à Mayenne, petit réduit, petite loge, hangar.
Chique, pipe du matelot, morceau de tabac qu'il mâche; de
là plusieurs métaphores : Poser sa chique, se taire (et, par
extension, mourir), dans Bruant (Rue, t. II, p. S4); couper
la chique à quelqu'un, l'interrompre brutalement, lui couper
la parole : « L'espoir l'a lâché, rien de tel... pour vous couper
la chique de l'espérance », Père Peinard, 20 juillet 1890.
Le mot se lit tout d'abord chez d'IIautel (1808): « Une chi-
que de tabac. On appelle ainsi une pincée de tabac que les
marins, les soldats et la plupart des journaliers mettent dans
leur bouche pour en prendre toute la substance. »
Le même lexicographe donne. également le dérivé chiquer,
manger de grand appétit : ^ « Chiquer, au propre, mâcher du
tabac en feuille; au figuré, prendre ses repas habituels et,
par extension, endêver ou pester contre quelqu'un, le railler,
se moquer de lui. On dit d'un homme pauvre qui n'a rien
à mettre sur la dent, qu'il n'a pas de quoi chiquer. » Un
cldqueur est un m.arin rond de sa tournure et sans façons
dans ses manières et son langage; c'est aussi un gros man-
geur.
Claquer, manger beaucoup, proprement mastiquer, se
trouve dans la plupart des parlers provinciaux : Anjou, Bresse,
Normand d'Yères ^ etc.
Gabari, modèle de la courbure que doit avoir une pièce de
1. Cf. Michel, 1807 : « Chiquer n'est pas français. Ne dites pas : Il a chiqué
les vivres, pour il a bien mangé tout ce qu'on avait servi. On ne dit pas non
plus : Chiquer du tabac, pour mâcher du tabac ». Ce mot se lit fréquemment
chez Balzac dans l'expression chiquer les légumes, pour manger en général :
a Va chercher des gâteaux... nous verrons... la manière dont tu chiqueras
les légumes », Un ménage de garçon, 1842, t. VI, p. 82.
2. Dans son Glossaire, DelbouUe fait remarquer à ce propos : t Rabelais a
employé le verbe en ce sens j (remarque que répète Guillemaut). — Erreur!
Le verbe chiquer ne remonte pas au-delà du xix= siècle.
12
178 FACTEURS SOCIAUX
bois, dans les constructions navales; de là modèle en géné-
ral : « S'il joue avec plus fort que lui et qu'il gagne, voilà le
gabari des malins, il n'a pas un jeu brillant, mais il est bien
affûté », Poulot, p. 135.
Le mot désigne également l'arceau sous lequel on fait pas-
ser les vv^agons chargés ; de là, être passé au gabari, perdre
au jeu : « Mon pauvre Auguste, t'es passé au gabari. Ramené
au jeu, femme et patron sont vite oubliés, » Poulot, p. 74.
Nœud, dans Pexpression Jller son nœud, partir, s'en aller ^ :
la vitesse d'un navire étant mesurée par les nœuds faits sur
une corde légère qu'on jette à la mer de demi-heure en heure,
Vonflle un certain nombre de nœuds dès que l'on est en mar-
che (De la Landelle, p. 157): « Vous, mon garçon, dit le
nouvel adjudant en s'adressant au Parigot,... je vous conseille
de Jîler votre nœud sans rouspéter... » (cité dans Bruant,
Dict., p. 317).
Ralingue, cordage cousu autour des bords d'une voile pour
la fortifier contre l'action du vent, désigne, sous la forme re-
lingue, le forçat, le relégué (par allusion aux pelotes dont les
forçats entouraient leurs pieds pour éviter les meurtrissures
des fers, pelotes appelées jadis patarasses) et le bagne (voir
Bruant, Dict., p. 42et 228)'.
Redresse, fort cordage qui sert à relever un bâtiment in-
cliné ou abattu; de là à la redresse, malin, rusé; mec à la re-
dresse, homme fort et courageux, prompt à l'attaque ou à la
riposte, débrouillard (dans le langage dos apaches el des sou-
teneurs) : « A vous bons bougres et girondes copines, gas à
poil et lurons à la redresse, trimardeurs... le Père Peinard
vous serre la boucle... » — « Les fistons à la redresse ne
couperont pas dans un pareil pont... », Almanach du Père Pei-
nard, 1894, p. 15 et 1896, p. 2.
Ajoutons que c'est aux marins qu'on doit l'origine et l'ex-
pansion de certains termes du bas-langage, comme Bourgui-
gnon-, surnom du soleil, qu'on trouve en Poitou et môme
dans les contrées éloignées de la mer. Nous reviendrons sur
cette curieuse appellation qu'on lit pour la première fois dans
les Mémoires (1828) de Vidocq.
1. Et filer, tout court, au même sens : fiter à l'anglaise.
2. Voici une autre application de ce nom : « Bowguignoyi, nom que les ma-
rins qui naviguent dans la mer du Nord, particulièrement les terreneuviers,
donnent aux glaces détachées, ainsi qu'aux plus gros glaçons isolés, qu'ils
rencontrent dans leur route i, Willaumez, v bourguignon.
MARINS 179
VIII. — Termes de pêche.
Le vocabulaire de la pèche a également fourni un certain
nombre do mots qui se sont généralisés dans le bas-langage.
Nous avons déjà cité le mot rabiot et son curieux développe-
ment sémantique. En voici quelques autres:
Bicher. commencer à mordre à l'hameçon : « Est-ce que ça
bichef » expression particulière aux pêcheurs. Vachet cite ces
vers( Glossaire, p. 46) :
Velà sur un tableau des pêcheurs à la ligne,
Qui se sont mis tout nus, pour mieux voir si ça mord,
Quand on n'a pas d'habits, ça biche mieux encore.
De là, agréer, aller bien, aller à souhait, convenir : « Tant
qu'on est à la colle, ça biche..., mais du coup qu'on est ma-
rida, tout va de traviole », Bercy, XVT lettre, p. 5. — « Les
travaux des champs, ça ne 6tc/?e plus », Père Peinard, 1891,
p. 6.
Dans le parler lyonnais, auquel le mot appartient en propre
(cf. bichée pour béqiiée), il a, en outre, les applications méta-
phoriques suivantes : goûter, tâter. obtenir et prendre qu(3l-
qu'un en faute, le saisir sur le fait (Vachel).
Empiler, ou monter des hameçons, les attacher aux fils dé-
liés (appelés empiles); de là tricher au jeu, tromper, voler :
« Celui qui dans un partage n'a pas eu ce qui lui revenait
s'est fait empiler » (Rossignol).
Rappelons que la notion de mystifier et de tromper est
rendue par des termes tirés de la pêche (cf. monter un bateau):
bachot et gaUote, tricherie au jeu de billard, désignent pro-
prement des bateaux pour petite pêche ou pêche à la ligne.
Marée, dégoût \ répulsion (allusion à l'odeur du poisson
peu frais): cf. Anjou, marée fraîche, nouvelle désagréable.
De là, marer écrit aussi marrer ^, être dégoûté, s'ennuyer :
« Tu me fais maiTcr quand tu viens raconter eq't'as été trom-
pette », Courteline, Gaietés, p. 18.
Et, ironiquement, s'amuser : « Ce qu'on s'est mare à la
1. Abrégé parfois en mare : « La musique, ça me dégoûte maintenant...
J'en ai ma?'e », Hirsch, Le Tigre, p. 91.
2. 8 A Tazas où que je me marrais... », Méténier, Lutte, p. 121. — La gra-
phie marrer (= marer) est visiblement influencée par marri, fàclié, notion
synonyme.
180 FACTEURS SOCIAUX
foire du Trùne ! Viens-y donc demain... » (cité dans Bruant,
Dict., p. 21).
Trifouiller, brouiller, fouiller, avec désordre et indiscré-
tion (comme le définit d'Hautel en 1808), est familier à la
plupart des parlers provinciaux : Champag^ne, Berry, Picar-
die, etc. Desgranges le condamne en 1821 comme « barba-
risme ». C'est primitivement un terme de pêche : trifouiller
Veau, c'est la troubler, en Anjou (Ménière), d'où trifouil, dé-
sordre, bouleversement, forme parallèle aux synonymes pro-
vinciaux tribouiller et tribouil (anc. fr. tribouller, agiter en
remuant, et tribouil, ag"itation).
Ce verbe a, en outre, dans le langage parisien, le sens de
rosser, c'est-à-dire de tripoter les côtes (d'où trifouillée, ra-
clée) : « Il faut peut-être que je metteMes gants pour la tri-
fouiller », Zola, Assommoir, p. 429.
Arrêtons ici le bilan de ces apports nautiques. Le nombre
des termes que les marins ont fourni au bas-langage est con-
sidérable. Ils se distinguent à la fois par leur abondance et
leur variété. Les marins normands, bretons, boulonnais, les
mariniers de la Seine et de la Loire, ont chacun contribué à
enrichir notre vocabulaire. Les ports de Paris qui ont déjà
joué un rôle dans la constitution du poissard au xviii*' siècle,
ont été au xix'' le creuset où se sont concentrés et fondus ces
éléments linguistiques venus à la fois du Nord, de l'Ouest et
du Centre.
Ces contributions nautiques embrassent la vie entière de
nos matelots : leur labeur pénible comme leurs délassements
bruyants, leur bonne humeur et leur esprit primesautier.
On pourrait, à l'aide de ces apports professionnels, recons-
tituer le milieu spécial lui-même sous ses aspects les plus di-
vers : sombreou gai, d'une gaieté débordante, calme ou agité,
comme l'élément qui le baigne, comme la mer elle-même,
source de vie ou de mort.
CHAPITRE III
OUVRIERS
A côté des soldats et des marins, les ouvriers de toute ca-
tégorie ont alimenté, dans des proportions plus ou moins con-
sidérables, le langage parisien.
Les différentes classes professionnelles avaient chacune
jadis une langue spéciale fortement imprégnée d'éléments
jargonnesques : Couvreurs, maçons, moissonneurs, ouvriers
en soie et ouvriers drapiers, peigneurs de chanvre, tailleurs
de pierre, terrassiers, etc. Mentionnons, parmi les plus con-
nus, le tunodo. argot des chiffonniers et couvreurs de la
Basse-Bretagne; le mourmé, argot des tailleurs de pierre et
maçons savoyards, à côté du faria, jargon des ramoneurs
savoyards ; le terratclm, argot des terrassiers et séranceurs
vaudois, de Sainte-Croix, dans la Suisse romande; le bellod,
langue des peigneurs de chanvre du Haut-Jura, et le canut
des ouvriers en soie lyonnais; l'argot des moissonneurs de
Montmorin, dans les Ilautes-Alpes ^
C'étaient là de véritables jargons, c'est-à-dire des langues
secrètes et accessibles aux seuls professionnels, aux membres
des corps de métier strictement fermés. Cet état de choses
a complètement disparu avec les facilités et la rapidité des
moyens de communication. Les conditions d'isolement de ja-
dis une fois éliminées, il s'en est suivi un contact de plus en
plus fréquent entre les différentes classes professionnelles et,
par suite, un mélange graduel de leurs particularités linguis-
tiques.
1. Voir, pour de plus amples détails, notre Ai-gol Ancien, p. 17-18, 260-261
et 317, et un article bil^liographique très nourri de J. Desormaux, dans la
Revue de philologie française, t. XXVI, 1912, p. 77 à 91. Tout récemment, dans
un important travail, Les Argots des métiers franco-provençaux (223° fasc. de
la Bibliothèque de VEcole des Hautes-Etudes, Paris, 1917), M. Albert Dauzat a
réuni en un corpus les nombreux renseignements épars sur ces idiomes pro-
fessionnels restés secrets, dont il analyse minutieusement les éléments
constitutifs.
182 FACTEURS SOCIAUX
Les métiers et professions ne disposent plus aujourd'hui
de lanjjues spéciales, mais de simples nomenclatures, de vo-
cabulaires techniques, dont les principaux éléments ont pé-
nétré et se sont fondus dans la lang'ue populaire.
Ce serait à la fois une tâche malaisée et inutile que d'énu-
mérer les nombreuses catégories d'ouvriers. On en a relevé
plus de deux cents pour Paris., Un petit nombre seulement a
exercé une action réellement efficace; les autres — par exem-
ple, les tailleurs, les couvreurs, les maçons, les ouvriers du
bâtiment, etc. — n'ont fourni que des contributions isolées
et à peu près négligeables. Nous n'en tiendrons compte que si
ces termes de métier ont rayonné en dehors de leur sphère
technique. En voici un exemple :
La pièce de cinq francs porte, chez Vidocq, le nom de roue
de derrière, et celle de deux francs, roue de devant, suivant
le diamètre respectif de ces roues. Or, ce sont là des termes
de cocher, attestés comme tels dès le xviii'* siècle: « Le mon-
sieur, pour me faire voir que c'est un bon franc jeu, me coule
dans la main une roue de derrière, à compte », Caylus, His-
toire de M. Guillaume, cocher, 1787, p. 15. — « Je mettais
mes roues de derrière dans mon petit sac de cuir (note : « Ex-
pression de cocher pour dire pièce de cinq francs) », [Cuisin]
Les Cabarets de Paris, 1821, p. 102.
Ce terme spécial fit fortune et se généralisa dans le bas-
langage :
1° Dans la bouche d'un apache : « Vlà que j'éclaire trois
fafl'es, trois millets, sans compter une pile de roues de der-
rière, des larantéquems et des sigues », Brissac, Souvenirs de
bagne, 1886, p. 43.
2" Dans celle d'un rôdeur de barrières (Richepin, Gueux,
p. 28) : « J'ons eine roue de derrière... »
3'' Dans celle d'un ouvrier : « Des ouvriers sortaient
toujours... lorsque le mari arriva en se dandinant, il
avait étouffé deux roues de derrière, deux pièces de cent
sous neuves, une dans chaque soulier », Zola, Assommoir,
p. 427.
Le nom est également familier au français provincial:
Lyon, roue de charrette, écu de cinq francs (Puitspelu) ; Lan-
guedoc, rodo de darrié, pièce de cinq francs (Mistral). Ajou-
tons que le slang possède la même métaphore: a hind coach
wheel (une roue de derrière), pour une pièce de cinq shillings;
OUVRIERS 183
et a fore coacli wlieel (une roue de devant), pour une pièce
de deux shilling's et demi K
En tenant donc compte exclusivement des influences lin-
guistiques eliicaces des classes professionnelles, nous allons
passer en revue les catégories suivantes : mécaniciens, im-
primeurs, cordonniers, boucliers, les seules qui, à titre divers
et dans des proportions inégales, ont agi sur la langue popu-
laire parisienne '.
1. C'est des cochers que vient également l'expression s'acheter une con-
duite, s'amender, s'assagir, sens généralisé passé dans la langue vul-
gaire : « Il a acheté une conduite; il est des chouettes maintenant », Poulof,
p. 80. On dit ironiquement, d'un noceur qui se range : Il s'est donc acheté
une conduite ?
2. P. Sébillot, Légendes et curiosités des métiers, avec 230 gravures, Pa-
ris, 1895. Série de monographies professionnelles envisagées sous le rap-
port pittoresque et traditionnel. Voir notamment celles relatives aux Bou-
« chers. Cordonniers et Imprimeurs.
1
MÉCANICIENS
Nous possédons sur le langag-o des ouvriers en fer et des
fondeurs une excellente monographie due à un homme du
métier, Denis Poulot, contre-maître à Belleville puis cons-
tructeur de machines-outils à La Villette. Il a eu l'occasion
d'étudier pendant un quart de siècle ces milieux laborieux, et
tout particulièrement le sublime, type de l'ouvrier paresseux,
ivrogne et tapageur. Il a noté, avec un grand souci d'exacti-
tude, l'idiome spécial que parlent les mécaniciens, « langue
bizarre, sorte de français en haillons », sur laquelle il revient
à différentes reprises. Il a appelé surtout l'attention sur l'in-
fluence considérable du jargon sur le langage des ateliers '.
Se livrer à un art mécanique, c'était jadis se dégrader,
mécanique, ou artisan, étant autrefois synonyme de servile.
Le Nouveau Coutumier général du xvi'' siècle le déclare expli-
citement, t. II, p. 872: « Si aucuns desdits nobles ou annoblis
usent d'arts mécaniques et contreviennent à l'état de noblesse
par pauvreté, ils seront privez de la franchise de leur noblesse^
pour le temps qu'ils auront méchanisé... »
On saisit dès lors la valeur péjorative de mécaniser, avilir,
que Palissy applique même aux choses, p. 374 : « Les verres
sont mechanise^, en telle sorte qu'ils sont vendus et criés par
les villages ». Aujourd'hui encore, le mot - a le sens d'insul-
ter, de rudoyer : « Coupeau voulut le rattrapper. Plus souvent
qu'il se laissât mécaniser par un paletot ! II n'était seulement
pas payé, celui-là! » Zola, Assommoir, p. 491,
De mts jours, avec le développement colossal des machines,
le métier des métallurgistes a fourni des contributions im-
portantes au bas-langage, et tout d'abord une série de termes
pour la notion « travailler » :
1. Voir ci-dessus, p. bl à 52, et VAssominoir de Zola.
2. Balzac appelle mécaniser, vexer, une « expression soldatesque > (voy.
Larchey).
MÉCANICIENS 185
Boulonner, travailler (Rossignol), proprement maintenir à
l'aide de boulons ou grosses chevilles de fer : « L'allameur qui
fait boulonner les pauvres bougres pour la digue... Is gagnent
des fois moins que ceux qui boulonnent dans les usines »,
Bercy, lettre A7«, p. 6, et lettre XXni\ p. 7.
Maillocher, travailler (Rigaud), c'est-à-dire enfoncer avec
une mailloche ou gros maillet de bois, terme passé dans le
langage des souteneurs: « Nos marmites vont pouvoir mcdl-
loclier sur le talus », Merlin, p. 50.
Marner, travailler péniblement ', comme ceux qui curent
les fossés en en rejetant la marne (Rictus, Soliloques, p. 200) :
« Je veux pus marner, je veux vive ma vie... »
il/aS6er, travailler dur (Hayard), c'est-à-dire enfoncer avec
une masse ou gros marteau, même image que maillocher :
« Quand un travailleur de province arrive à Paris, il ne peut
pas toujours y rester, il y a trop à masser... Quand ils ne mas-
sent pas. vous ne les payez pas », Poulot, p. 52 et 140. —
« Six mineurs qui venaient de mai<ser à onze cents mètes sous
terre », Bercy, lettre XXP, p. 6.
Ce mot figure dans un glossaire argotique de 1846; il est
très populaire (Rictus, Cœur, p. 13) : « Toute la journée il a
massé... »
Turbiner, même sens, proprement tourner rapidement
comme une turbine ou roue hydraulique, terme technique
adopté par les malfaiteurs et passé, par l'intermédiaire de
ceux-ci, dans le bas-langage (ainsi que son dérivé turbin, tra-
vail pénible).
Le terme le plus récent pour « travail » est bouleau (écrit
aussi boulot), mot également d'origine technique. Employé
tout d'abord par les ébénistes du faubourg Saint Antoine % il
a vite fait fortune et fut accueilli par tous les ouvriers en
bois et autres: « Des viocs qui ne sont pas assez moelleux pour
faire des 6oa/eaMa? cotonneux... », Bercy, V II l"^ lettre, p 6.
Ce terme, inconnu avant 1890, a déjà passé dans les pro-
vinces, par exemple à Lyon, où Vachet donne môme le dérivé
bouloter, travailler, inconnu au parler parisien.
Voici quelques autres emprunts tirés des industries mécani-
ques :
1. Le mot figure dans un Dictionnaire d'argot de 1846. Il a passé des agri-
culteurs aux ouvriers.
2. « Bûcher le bouleau, attacjuer avec énergie une pièce de bois, argot des
sculpteurs j (Virmaitre).
186 FACTEURS SOCIAUX
Alaiser, écrit aussi aléser, polir la surface d'un corps de
pompe, a fourni au bas-langage le mot laisée ou lésée, prosti-
tuée (Rigaud) : « Il avait une laisée. ce gueux, et je vous prie
de le croire, une fameuse! » Richepin, Truandaille, p. HO.
Les mécaniciens disent plaisamment aléser son cylindre, le
polir intérieurement, pour être très malade: « 11 paraît qu'il
est en train d'aléser son cylindre; on m'a dit qu'il n'avait pas
seulement do quoi acheter de la tisane », Poulot, p. 184.
Caler, mettre d'aplomb (une machine, une pierre, un meu-
ble), d'où la notion de bien-être matériel: se caler les joues,
faire un bon repas, expression très usuelle chez les marins (De-
seille) et ailleurs : « Le reste du temps il se calait paisiblement
les Joues avec des tartines de pain », Courteline, Gaietés, p. 14.
Le sens métaphorique général se lit chez d'Hautel : « Se
caler, se mettre dans ses meubles, sortir de l'état d'indigence
où l'on se trouvait », et il est spécial au participe calé : « Etre
bien ou mal calé, être bien ou mal dans ses affaires ».
Ce dernier emploi a été censuré par les grammairiens:
« Vous voilà bien calé. Expression triviale que l'on emploie
ordinairement pour: vous voilà bien avancé », Michel, 1807.
— « Ce sont gens bien calés, pour riches, à l'aise, n'est que
du français de province colporté à Paris », Desgranges, 1821.
L'acception de fort, solide, a passé dans l'argot des écoliers,
en même temps que le dérivé recaler, refuser à un examen
(proprement renforcer, pris ironiquement).
Huile de coude (ou huile de bras '), la force musculaire as-
similée à une machine qu'on graisse: « Plus on met de Viiuile
de coude, plus ça reluit », Zola, Assommoir, p. 392.
Siffler au disque, demander l'ouverture de la voie du che-
min de fer : « Pendant huit jours la voie était fermée, il avait
beau siffler au disque, rien », Poulot, p. 19.
Expression généralisée dans le monde de la galanterie au
sens de solliciter quelque chose : « Rien à faire de cette femme-
là. J'ai sifflé au disque assez longtemps. Pas mèche. La voie
est barrée. — Pardieu ! vous, Axel, nous savons votre façon
de siffler au disque, dit Christian, quand il eut compris cette
expression passée de l'argot des mécaniciens dans celui de la
haute gomme ». A. Daudet. Rois en exil, p. 18k
Piston, haute proleclion, recommandation (les coups de pis-
l. Guy (le Maupassant, dans Pifrre et Jean (p. 42), mut l'expression huile
de 6r«s dans la bouche d'un petit bourgeois.
MÉCANICIENS 187
ton font avancer la machine à vapeur), terme usuel surtout
parmi les écoliers (d'où les dérivés : pistonnage et pistonner):
« Sans compter les recommandations, il faut là aussi (au
concours) des /)('s/'o/i^ », Réval, Soutiennes, p. 10.
Tarauder, battre, rosser, proprement percer des écrouSj
terme de mécanicien passé, avec son sens mélaphorique, dans
les parlers provinciaux (Anjou, lierry, Champagne, etc.) :
« J'ai été bien taraudé hier... Tous les jours obligé de la ta-
rauder ». Mélénier, Lutte, p. 219 et 269.
Citons encore le mot bastringue dont les vicissitudes séman-
tiques sont des plus curieuses. C'est primitivement un terme
de métier dont le sens et l'origine sont malaisés à établir. Le
Boiste de 1800 l'ignore, et pourtant le mot remonte à la fin
du XVI II*' siè(^le '. Voici les étapes qu'il a parcourues :
1° Machine à imprimer les toiles au C}lindre. Nom donné
en 1799 par les ouvriers de la manufacture do toiles peintes
de Jouy, dirigée par Oberkampf, à une nouvelle machine
construite par Sanmel Widmer. neveu d'Oberkampf, d'après
des modèles anglais : « M. Oberkampf fut le premier à cons-
tater par un calcul exact que le produit du bastringue (nom
donné par les ouvriers à la nouvelle machine) représentait
le travail de 42 graveurs ' ».
Plus tard, en 1810, Widmer, ayant conslriiit une nouvelle
machine à imprimer (d'après un modèle qu'il avait vu à Man-
chester), celle ci fut désignée à Jouy sous le nom de bastrin-
gue anglais^. Son inventeur généralisa le terme ; il écrit dans
une lettre datée d'Aarau, le 19 juillet 1809: « Au bastringue
de Munster j'avais trouvé la racle bien placée... ^. De là, bas-
tringuer, imprimer les toiles au rouleau: « Les échantillons
que nous avons vus à Jouy de toiles bastringuées. avec du
noir et du blanc dedans, se font de la manière la plus natu-
relle ^ ».
- Ce sens technique a laissé quelques traces isolées :
a. — Scie en acier trempé spécialement pour scier le fer,
acception particulière aux mécaniciens, allusion au bruit
1. Le Dictionnaire général le donne comme tel, mais sans citer de réfé-
rence.
2. Alfred Labouchère, Oberkampf (1738 1815), Paris, s. d., p. 128. Commu-
nication obligeante de M. Henri Glouzot.
3. Idem, ibid., p. 190.
4. Lettres écrites d'Alsace par S. Widmer (1788-1809), publiées par S. T., Mul-
house, 1911, p. 1 1.
5. Ibidem, p. Jl.
188 FACTEURS SOCIAUX
qu'elle fait (Virmaître), Terme adopté par les voleurs, chez
lesquels il désigne, en outre, l'étui contenant des limes, scies,
etc. que les malfaiteurs tenaient caché dans l'anus (Vidocq).
/). — Charrette ou mécanique démantibulée (en Anjou).
Dans l'Aunis, bastringue désigne l'établi qui sert aux tonne-
liers à ajuster les morceaux d'un fond de futaille (L.-E.-Meyer,
Glossaire de l'Aunis, 1870, p. 70).
2° Le premier lexicographe qui en fasse mention est d'Hau-
lel, 1808, qui consacre à notre mot cet article intéressant :
« Bastringue. Nom donné primitivement à une contredanse
qui a été longtemps en vogue à Paris. Ce mot a reçu depuis
une grande extension : le peuple, à qui il a plu, s'en est em-
paré, et l'a appliqué à des choses de nature différente. Un
bastringue signifie tantôt un bal mal composé, tantôt un mau-
vais joueur de violon ; puis, une maison de désordre, un
mauvais lieu. Un bastringue est aussi une petite mesure qui
équivaut à peu. près à ce que les buveurs appelaient autrefois
un canon, dont la capacité répondait à celle d'un verre moyen :
boire un bastringue signifie donc vulgairement boire un verre
de vin ».
En 1821, Desgranges remarque, à propos de bastringuer,
aller au bastringue: « Voilà du français de la Râpée ou de
la Courlille. Ces mots doivent la naissance à nos soldats ».
L'acception de bal de faubourg, déjà indiquée par d'Hautel,
est encore vivace : « Un petit (narchand de vin qui avait un
bastringue au fond de son arrière-boutique... Fifine ne dan-
**sait pas un chahut de bastringue », Zola, Assommoir, p. 78
et 214.
Mais le sens le plus général est tapage, vacarme: « Eh !
zut alors... voilà le bastringue qui commence », Courteline,
Gaietés, p. 44.
Surtout, bruit discordant, en parlant d'instruments: mau-
vais violon (Boulogne), mauvaise fanfare ou orchestre bruyant
(Lyon), à côté de bataclan, mobilier (Anjou).
Le terme bastringue, primitivement technique, accuse une
provenance provinciale allemande, probablement alsacienne S
'comme le montrent les variantes wabstringue, wastringle ^,
1. Le Dii'lionnaire des patois alsaciens de Martin et Lienhardt (Strasbourg,
1899-1907) semble pourtant i.enorer ce vocable technique.
2. Variantes données par les Albums d^outils (cités dans la dissertation de
Gade, Handwerksnamen im FranzÔsisften, Kiel, 1898, p. 62).
MÉCANICIENS 189
avec le sens- de racloir ou rabot servant à racler des surfaces
étroites.
Un des termes les plus récents qu'on doit aux mécaniciens
est bécane, qui a successivement désigné :
1*^ Machine à vapeur, surtout mauvaise (« rafist(jlée par
les Auvergnats de la rue de Lapp, qui marche comme une
montre réparée par un charron », Virmaître), locomotive dé-
modée qui fait le service dans les gares: « 11 dit que c'est
vexant de conduire une bécane », Poulot, p. 88 ^
2^ Bicyclette: « Allons-nous faire un lourde bécane f » (Vir-
maître).
C'est un emprunt provincial apporté à Paris par un des ou-
vriers immigrants qui venaient de l'Ouest : dans l'Anjou bécane,
parallèle à bécotte, est le nom de la chevrette (cf. Poitou,
bèqae, chèvre, et Yonne, bicane, vieille bique). On sait qu'en
français, chèvre désigne métaphoriquement diverses machines
à levier ainsi que différents genres de supports ou d'appuis
à bascule.
Ces, images se trouvent à la base de nos appellations : la ma-
chine à vapeur ou locomotive est portée par un grand cadre
ou châssis reposant sur deux ou trois paires de roues; la bi-
cyclette, à son tour, n'est qu'un siège à deux roues qu'on fait
mouvoir en appuyant sur une pédale.
On verra ailleurs que les ouvriers de toute catégorie ont
joué un rôle important dans l'importation des provincialismes
à Paris, où ils viennent constamment faire un stage profes-
sionnel plus ou moins long.
1. Cf. A. Daudet, Jacques, p. 302 : « Ils [les ouvriers en ferj ne parlaient
pas comme tout le monde, se servaient entre eux d'une espèce de jargon qvie
l'enfant "trouvait bas et laid. Une machine s'appelait une bécane, les chefs
d'atelier des contrecoups, les mauvais ouvriers de la chouflique ».
II
IMPRIMEURS
Leur vocabulaire technique a déjà appelé rallenlion des
lexicograpljes du xviii® siècle. Philibert le Roux et le Trévoux
(1752) en citent des exemples ; et à la fin du même siècle, le
libraire-imprimeur François Momoro en donne le premier re-
cueil par ordre alphabétique dans son Traité élémentaire de
V imprimerie, publié en 1793. Au début du xix'' siècle, d'Hau-
tel lui' consacre plusieurs articles de son Dictionnaire, et, de
nos jours, on en a publié des recueils spéciaux '. Nous en
tiendrons compte pour démêler les éléments constitutifs de
ce langage spécial.
1. — Vieux mots.
L'argot des imprimeurs a conservé nombre d'archaïsmes :
Caristade^ secours en argent que l'on donne aux passants
(Boutmy), c'est-à-dire charité, aumône, sens donné déjà par
Richelet qui ajoute : « il ne se dit qu'en riant » (en faisant
venir le mot de l'esp. caridad).
Le mot représente un croisement du langufïdocien caristat,
aumône, et d'estrade. C'est primitivement un terme de gueux,
encore vivace, avec des acceptions spéciales, dans les parlers
provinciaux : Yonne, caristade, aumône et mauvaise farce ;
Anjou et Maine, courir (a calistrade, vagabonder, courir le
guilledou ; à Rennes, chercher la calistrade, se dit d'un pi-
que-assiette qui se présente dans les maisons à l'heure des
repas (Coulabin).
Chèrre, mauvaise humeur- : « Bœuf, exprime une colère plus
accentuée que chèore » (Boutmy). La locution gober la chèiv^e,
se mettre en colère (Boutmy), répond à l'expression synonyme
prendre la chèore. qu'on lit fréquemment dans les Satires de
1. Eugène Boutiny, Dictionnaire de la langue verte typographique, Paris, 1878.
2. A côté de chevrotin, irascible (Boutiny). Cf. d'Haitel : « Chevroiin, liomme
qui prnnd facilement la chèvre, qui n'entend pas le badinage. Terme typo-
graphique ».
IMPRIMEURS 191
Régnier : « Prendre la chèvre, bouder, se fâcher. Cette ex-
pression, autrefois comique, n'est plus maintenant en usage
que parmi les imprimeurs où elle a conservé son acception
primitive. Ainsi en terme typographique, gober une Oon/ie
c/ièore, signifie être très en colère, se fâcher sérieusement »
(d'Hautel).
Michaut, somme : faire un michaut, dormir un somme
(Routmy) : « Michaut, terme d'imprimerie qui se dit ironique-
ment aux compagnons lorqu'ils sont accablés de sommeil »
(Tréooux). — « Avoir michaut, avoir envie de dormir ; faire
son tnicliaut, dormir un somme» (d'Hautel).
Le même nom, au xvi^ siècle, servait à désigner la tête,
appellation facétieuse vulgaire qu'on lit dans un traité de mé-
decine populaire de l'époque « Pour le mal de teste » :
Pour le guarir prendre vous fault
De bon vin sans faire la beste
Et l'avaliez, soit froid ou chaut ;
Puis vous couchez le cul en haut,
Et que la teste pende en bas :
Ainsi sera guary michaut i. -
Le mot est identique à Michaut, nom propre d'homme, ap-
pliqué plaisamment à cette partie du corps.
Parangonner, âUgnor ensemble des caractères d'imprimerie
de ft)rce différente, proprement les mettre en comparaison,
sens ancien du mot : se parangonner, se consolider en s'ap-
puyant, s'arranger de façon à ne pas tomber lorsqu'on se sent
peu solide sur ses jambes (Boulmy).
Retiration, action d'imprimer le second côté d'une fouille,'
terme qui remonte, avec ce sens technique, au xvi*^ siècle {v.
Dict. général) : Etre en retiration désigne l'état de l'ouvrier
typographe qui commence à vieillir et qui trouve difficilement
de l'ouvrage (Virmaître).
Trie, signe que se font entre eux les ouvriers typographes
pour s'esquiver de l'atelier et aller chez le marchand de vin :
faire le ^/'tc, déserter à un signal donné l'atelier, pour aller
prendre des forces chez le marchand de vin (Rigaud). Le mot
est donné par le Trévoux (1752) : « Trie, espèce de terme d'ar-
got. C'est un mot inventé par les compagnons imprimeurs
qui leur sert de signal pour quitter leur ouvrage et aller
faire la débauche ». Le règlement de l'imprimerie de 1618 dé-
1. La vraye Médecine qui giiarit de tous maux, Rouen, 1602, p. 5.
192 FACTEURS SOCIAUX
fend déjà le trie dans son article 34 (v. Fr. -Michel, p. 407).
Le mot signifie réunion, triage, avec ce dernier sens en-
core vivace dans le langage des chiffonniers et dans les patois
du Centre.
2. — Termes de jargon.
Ce qui distingue l'argot moderne des typos, ce sont les
nombreux éléments qu'il a tirés du jargon et auquel il a
souvent su imprimer un cachet particulier : Barboter, voler
des sortes ; casquer, payer plus souvent qu'à son tour ; s'enquil-
1er, être embauché ; gail. cheval ; morasse, épreuve faite à la
brosse d'une page de journal ; planquer, cacher des sortes,
etc.
En revanche, c'est du langage des imprimeurs que dérive
le terme jargonnesque marron, en flagrant délit de vol,
qu'on lit pour la première fois chez Vidocq (1837). Marron
désignait l'ouvrier typographe qui travaillait clandestiuement
ainsi que le libelle ou l'ouvrage publié sans permission (sens
déjà donné par le Trévoux de 1752) ; aujourd'hui, le mot dé-
signe l'ouvrier compositeur travaillant pour son propre
compte chez un maître imprimeur (Boutmy).
3. — Formes vulgaires.
Les formes vulgaires sont peu nombreuses, mais caractéris-
tiques :
Batiau, projet, provision de sortes, prononciation vulgaire
de bateau, c'est-à-dire galée. Parler batiau, c'est parler des
choses de sa profession, c'est-à-dire, pour les typographes, des
choses de l'imprimerie ; jour de batiau, celui où le composi-
teur fait son bordereau et arrête son compte do la semaine
ou de la quinzaine (Boutmy).
D'Hautel consacre au mot cet article intéressant : « Batiau.
Terme consacré parmi les imprimeurs et qui signifie gain,
profit, bonne affaire, avantage que l'on retire d'une chose sur
laquelle on faisait fonds ; J'aire son batiau, calculer une af-
faire de manière à y trouver son compte... Dans l'imprimerie,
les compositeurs appellent /ea;7^e de batiau, celle sur laquelle
ils n'ont fait que quelques pages...; batioter, comploter dans
l'atelier où l'on est employé ; batioteur, ouvrier intrigant,
batiotage. cabale d'ouvriers contre le maître ».
IMPRIMEURS 193
Plau, conte, menterie, et piausser, dire des piaux, mentir
(Boutmy), proprement peau, c'est-à-dire rien (cf. l'expression
négative \di peau!) : « Piau, terme d'imprimerie dont on se
sert pour dire que quelqu'un dit un mensonge; on dit aussi
conter sa pian, pour dire qu'on cause plutôt que de travail-
ler », Momoro (1793).
4. — Vocables facétieux.
Ajoutons les appellations plaisantes :
Barbe, ivresse, passion du vin chez les ouvriers imprimeurs :
« Les lundis, mardis, mercredis de chaque semaine, outre les
dimanches, sont les jours consacrés h. prendre la barbe, c'est-
à dire se griser, se soûler (avoir la barbe, êlre complètement
ivre). Lorsque quelqu'un tient des discours déraisonnables, ou
fait des propos ridicules, on lui demande s'il a la barbe. Tou-
tes ces locutions ne sont usitées que parmi les imprimeurs.
— S'embarber. prendre la barbe. Terme bacchico-lypogra-
phique qui signifie faire débauche de vin, se griser à perdre
la raison », dTIautel, 1808.
Au^xviii*' siècle, cette expression facétieuse avait une appli-
cation plus générale, comme le témoigne Philibert le Roux :
« Barbe fleurie signifie Bacchus. le dieu du vin, quelquefois
aussi un buveur à rouge trogne, qui, à force de boire, a la
face fleurie et enluminée. — Un homme enibarbé, dans le
style populaire, signifie un homme ivre, imbu de vin ».
D'ailleurs, la réputation des imprimeurs comme bons bibe-
rons a laissé une autre trace : c'est soulographie, ivresse com-
plète : « Si je donne les dix francs aux ouvriers. Monsieur, ils
feront de la soûl ogr api de. et adieu votre typographie, plus de
journal », Balzac, Un grand homme de province à Paris,
ch. XVII.
Cette expression^ est devenue d'un usage général : « 11 y a
bien deux ans qu'il n'-a pris son poteau télégraphique... sour-
lographie complète... », Poulot, p. 54. — « On liche d'abord
sans trop se causer, en silence; puis en s'épaississant, les lan-
gues se dégourdissent, la soulographie monte... », Almanach
du Père Peinard, 1894, p. 40.
Loup, dette criarde : faire un loup, c'est prendre à crédit,
1. «Alors Gervaise eut un soupir de soulagement, heureuse de le savoir
enfoui en repos, cuvant sa soulographie sur deux bons matelas », Zola, As-
sommoir, p. 157. — Le mot se lit déjà dans le Vocabulaire de Vidocq (1837).
13
194 FACTEURS SOCIAUX
principalement chez le marchand de vin (Boutmy). Ce sens est
déjà donné par d'HauLel : « Faire un loup ou des loups. Jar-
gon typographique, qui signifie faire des dettes criardes, de-
vant au marchand do vin, au boucher, au boulanger, a la
fruitière, etc. C'est surtout pour les marchands de vin que les
loups sont les plus redoutables ».
Ours, imprimeur à la presse « à cause de la rusticité, de la
grossièreté que l'on impute à la plupart de ces ouvriers. Ce
sens donné par Richelet est vieilli : le mot signifie aujour-
d'hui bavardage ennuyeux » (Boutmy).
Singe, ouvrier compositeur (Virmaître) : « C'est le nom que
les imprimeurs à la presse donnent aux compositeurs qui ne
font pour ainsi-dire que copier les manuscrits et (ceux-ci) pour
se venger de ces derniers, les appellent ours » (d'Hautel).
Symbole, crédit : avoir, demander symbole (Boutmy), mot
déjà donné par d'Hautel: « Dans le jargon typographique, ce
mot équivaut à crédit ». C'est une application burlesque du
symbole des Apôtres, analogue au credo, crédit, sens qu'on
lit déjà dans Rutebeuf et qui est encore vivace dans le par-
ler vulgaire.
5. — Termes généralisés.
Certaines expressions figurées des typos n'ont pas franchi
la sphère professionnelle; telle démonter ses balles : « Expres-
sion technique; au propre, l'action que font les imprimeurs
en détachant les cuirs cloués au bois des balles ; au figuré, et
parmi les ouvriers de cette profession, cette phrase signifie
s'en aller en langueur, dépérir à vue d'œil, approcher du
terme de sa carrière » (d'Hautel).
D'autres termes ont, par contre, trouvé une application plus
générale :
Bloquer, remplacer provisoirement un signe typographique
par un bloc, d'où, par extension, manquer, faire défaut, fail-
lir ; bloquer le mastroquet, c'est ne pas payer le marchand
de vin. Ce double sens se lit chez d'Hautel : « Bloquer, au pro-
pre, terme d'imprimerie, suppléer à une lettre manquante par
une autre lettre que l'on renverse ; au figuré, oublier quel-
qu'un dans une distribution où il avait droit : on Va bloqué,
on a pris sa part, on l'a totalement oublié ».
Carton, dans la locution de carton, de peu de valeur :
correcteur, compositeur de carton, inhabile, qui ne connaît
IMPRIMEURS 195
pas son métier; de là, de mauvaise qualité ou condition : mi-
che de carton, amant de passage qui esquive à payer; être
carton, revenir sans argent, en parlant des filles (Bruant,
Rue, t. II, p. 92).
Le dérivé se décartonner, s'affaiblir, devenir poitrinaire,
est une image tirée des relieurs : « Quoi donc que t'as, ma
vieille ? Ça va pas ? On dirait que tu te décartonnes » (cité
dans Bruant, Dict., p. loi).
Cran, encoche faite à la lettre pour en distinguer le sens,
est devenu l'expression de la mauvaise humeur ; avoir son
cran, être en colère (Boutmy), aussi être à cran, même sens :
« On ne sait vraiment comment la contenter, elle est toujours
à cran; d'un bout de l'année à l'autre, elle rogne », Bercy,
XV F lettre, p. 5.
L'ouvrier compositeur est toujours grognon : le gourgous-
seur est un type bien connu dans les imprimeries. De là plu-
sieurs synonymes typographiques pour exprimer le crescendo
de la mauvaise humeur : Avoir son bœuj, gober sa chèvre,
avoir son cran, et gourgousser, ce dernier exprimant le de-
gré le plus élevé : « se répandre en récriminations de toutes
sortes et à propos de tout » (Boutmy). C'est un emprunt pro-
vincial : dans le Bas-Maine, (/ow/'^owsse/' signifie gronder sour-
dement comme une marmite qui bout (en Anjou faire enten-
dre des glouglous ; en Picardie : commencer à bouillir).
Marque-mal, homme de mauvaise mine, proprement nom
du receveur des feuilles à la machine (Bruant, Route, p. 52).
Mèche, travail : demander mèche, offrir ses services dajis
une imprimerie. Voici ce qu'en dit d'Hautel : « Mèche, en terme
de typographe, lorsque les ouvriers viennent à proposer leur
service au prote de l'imprimerie, ils demandent s'il y a mè-
che, c'est-à-dire si l'on peut les occuper. Les compositeurs de-
mandent s'il y a mèche pour la case, et les pressiers, s'il y a
mèche pour la presse ».
Le travail est ici assimilé à la mèche d'une chandelle,
d'une lampe, c'est-à-dire à la matière qui les alimente; de
là, la locution populaire, il n'y a pas mèche, il n'y a pas
moyen, l'une et l'autre expression généralisées dans le bas-
langage :
1° Chez les ouvriers en général : « Y a-.t-il mèche? y a-t-il
moyen ? — Il y a pas mèche. Beaucoup d'ouvriers, quand ils
demandent à un patron s'il a de l'ouvrage à leur donner, di-
196 FACTEURS SOCIAUX
sent : y-a-t-il mèche f » (Rig-aud). — « Peux-tu me faire tra-
vailler chez toi ? — Il n'y a pas mèche, il n'y a pas d'ouvrage »
(Rossignol).
2" En dehors du monde ouvrier : « Y a-t-il mèche d'aller au
théâtre à l'œil ? — Non, il n'y a pas mèche. — Prête-moi un
louis? — 11 n'y a pas mèche, je n'ai pas le sou » (Rossignol).
Saint-Jean, ensemble des outils d'un compositeur ; prendre
son saint-Jean, quitter l'atelier (Saint- Jean-Porte-Latine est
le patron des imprimeurs) : « On appelle saint-Jean les outils
d'un imprimeur » (d'Hautel, 1808). Ce terme est devenu syno-
nyme de saint-frusquin (Rig-aud).
Sorte, mystification, histoire drôle et interminable, propre-
ment tout le stock des lettres d'un même caractère, d'une
même sorte : « Conter une sorte, c'est narrer une histoire im-
possible, interminable, cocasse et que tout le monde raconte à
peu près dans les mêmes termes » (Boutmy).
Ce sens est déjà donné pai* d'Hautel : « Sorte, plaisanterie,
conte fait à plaisir ; c^est une sorte, une bonne sorte, un conte
en l'air ».
Terme généralisé dans le bas-langage : « Les galonnés lui
faisaient des sortes, asticotant les pousse-cailloux pour qu'ils
se payent sa tête, » Père Peinard, 13 mars, 1892.
Voilà les éléments constitutifs de ce curieux langage des
typos. dont l'influence restreinte ne méritait pas moins d'être
retenue dans cette revue d'ensemble des sources techniques
du vulgaire parisien.
III
CORDONNIERS
Parmi les conipag-nons cordonniers nommés dans les statuts
de la communauté, approuvés et confirmés par lettres paten-
tes en 1573, on trouve le Carcassonnais, dit le Pontif. Ce so-
briquet se généralisa ensuite pour un mauvais cordonnier,
pour un savetier (d'Hautel), aujourd'hui maître-cordonnier.
Celte appellation plaisante, qui fait allusion à son tablier de
cuir professionnel, trouve ses pendants dans plusieurs autres
surnoms tels que :
Gniaf, forme réduite de gnafre (« cordonnier en vieux, » à
Lyon), proprement goinfre, le gnafron, ou glouton, étant le
compère du guignol dans les marionnettes lyonnaises : cf.
d'une part, le prov. gnaflâ. bâfrer, et d'autre part, le picard
gnafrée, grande quantité d'aliments, soupe, ragoût, etc. (Jou-
ancourt). Ce sont là des formations onomatopéiques, comme
le montre cette chanson populaire (E. Rolland, t. I. p. 167) :
Une jeune fille, dans un vert pré,
Par accident a déchiré :
Elle a déchiré son gnouff^-gnouffe,
Et son gnaff-gnaff.
Et son soulier.
Voici deux citations : « Les hoquets d'un gnaff abruti par
l'eau-de-vie poivrée ». Cuisin, Les Cabarets, 1821, p. 4. —
« Ceux qu'y disent qu'il n'y a rien à faire, c'est des gniaf s ! »
Rosny, Rues, p. 303.
Le terme est moderne ' et d'origine provinciale ; on le lit pour
1. Littré cite, d'après Lacurne, un texte du xiii» siècle, oîi la leçon gnaf
n'est nullement certaine (elle y alterne avec gnif, gnouf, gnauf) et dont le
sens est obscur. Wilfried Challemel, dans sa brochure Tailleurs et cordon-
niers de Domfronl (1691), Flers-de-1'Orne, 1909, p. 10, note, prétend que « le
gniaf é\,a.\i dans l'argot du temps (1G91) l'ouvrier cordonnier, et le pignouf,
l'apprenti o. L'auteur n'appuie cette assertion d'aucune preuve documen-
taire. Quant à l'expansion du mot, dans les parlers provinciaux, voir Chr.
Thorn, « Quelques dénominations du cordonnier en français, étude de géogra-
phie linguistique » {Aic/iiv fur das Studium der neuern Sprachen, t. CXXIX,
1912, p. 130 suiv.).
198 FACTEURS SOCIAUX
la première fois chez d'Hautel : « Gnaf, sobriquet que l'on
donne à un savetier ».
Le sens primordial de « goinfre » se retrouve dans les ap-
pellations parallèles :
Bouif, bouiffe^ nom plaisant donné au cordonnier ou au sa-
vetier, à Paris et dans les provinces (Berry, Maine, etc) : en
Anjou, on dit bouif ei bouifre, et cette dernière forme est la
primitive (dérivée d'un verbe boutfrer, croisement des syno-
nymes bouffer et bâfrer) ! « Comment, toi. bouif... tu ne
connaissais pas la savate? » Descaves, Sous-ojfs, p. 76. —
« Rapetasseur de savates si vous préférez, gnouf ou mieux
bouijfe ». Almanach du Père Peinard, 1894, p. 33.
Galifard, cordonnier (Rigaud), proprement glouton, terine
provincial : « Il a mangé comme un galifard ; il faut dire,
selon les circonstances, il a mangé comme un glouton, comme
un gouliafre. comme un ogre », (Mulson), Langres, 1822.
Le correspondant français, sabrenas ou sabrenaud. égale-
ment d'origine dialectale*, semble représenter la même épi-
ihôte. Oudin (16i2) donne sabre, savetier, et, en Dauphiné,
sabourin, désigne le cordonnier (cf. sabourd. savourer).
D'autres sobriquets ont comme point de départ le trait com-
mun — la saleté — entre le chiffonnier et le savetier (biffîn
désigne l'un et l'autre). L'appellation suivante s'y i;attache :
Pignouf, nom de l'apprenti cordonnier, ensuite lourdeau,
rustre. Le mot représente un croisement de pignou, chiffon-
nier ^ (dans le Berry), et gnouf, forme parallèle à gnaf. Le
sens figuré de « pleutre, goujat » est populaire : « Et dire que
ce méchant populo n'en veut rien savoir ! Vrai c'est pignouf
de sa part », Père Peinard, 3 mars,*1889, p. 2.
En français, pignouf désigne l'homme à l'esprit étroit et
mesquin : « Le haut du pavé appartient aux gniafs, aux pi-
gnoufs », Concourt, Journal. 2 octobre 1864. — « 11 paraît que
tu étudies le pignouf; moi, je le fuis, je le connais trop, Ce
mot pignouf a sa profondeur ; il a été créé par les bourgeois
exclusivement, n'est-ce pas ? » Lettres de Georges Sand à
Flaubert^, 17 janvier 18(59. — « Je passerai pour un pignouf
1. Chabrenas et chahrenaut, savetier, se trouvent dès 1630 dans la Muse
Normande de David Ferrand, et la forme .correspondante parisienne dans
l'Agréable Conférence do 1059 (éd. Rosset, p. 13) : i Guillot le sabrenaiit ».
i. A. Genève, pignouf es.i l'appellation dérisoire du pioupiou, du soldat du
centre dans la réserve (cf. biffin, cliifïonnier, savetier et fantassin).
3. Celui-ci écrit à son tour le il oct. 1870 (Correspondance, t. IV, p. 46)
ï La France va suivre l'Espagne et l'Italie et le pignou flisme commence ».
CORDONNIERS 199
aux yeux de Christine », Theuriet, Tante Aurélie, p. 128.
Rappelons que certaines appellations, données aux savetiers,
chouflique et c/ioumaque, sont allemandes, cette profession
étant souvent et depuis longtemps exercée chez nous par des
gens de cette nation. Dans une ancienne farce, le savetier porte
le nom de lancement, c'est-à-dire Landsmann, compatriote
allemand {Ancien Théâtre, t. I, p. 226) :
Et puis il faut au lancement
De l'argent, pour mes carreleures...
Citons maintenant quelques termes de métier plus ou moins
généralisés :
Astiquer, polir, lisser les semelles des souliers à l'aide de
Vastic ; de là, nettoyer, vernir le fourniment militaire. Terme
de cordonnier étendu à l'ensemble de l'uniforme de l'arme-
ment : un soldat bien astiqué, et. plaisamment, un bourgeois
bien astiqué, dont la mise est soignée.
Baquet de science, appellation ironique pour baquet où les
cordonniers mettent tremper les vieux cuirs, les vieilles chaus-
sures ; baquet d'eau, dans le langage des ouvriers : « Si tu ne
veux pas marcher mieux que ça, je te f... dans un baquet de
science. » Poulot, p. 181.
Botter, aller au pied, à la jambe, d'où, figurément, conve-
nir, plaire : « Si cette idée botte les aminches, qu'ils me la fas-
sent savoir », Père Peinard, 30 juin, p. 5. — « De ne rien
faire, c'est justement ce qui me botte », Rosny, Marthe,
p. 172.
On disait chausser, avec la même acception métaphorique :
(( Je ne chausse pas à son point, c'est-à-dire je ne suis pas de
mesme humeur, de mesme volonté, de mesme nature », Ou-
din, Curiosités, 1640.
Ma?iique, pièce de cuir qui protège la main du cordonnier,
du savetier : tii'er la manique, faire le métier de cordonnier ;
c'est un homme de la manique, c'est un cordonnier, un save-
tier. De là :
1° Métier de cordonnier : « Sur quoi bavasser à deux bouif-
fes qu'on étaient... Pardine, on a parlé manique, » Père Pei-
nard, 0 juillet. 1891.
2" Profession, en général : « Il (l'ouvrier sublime) parle ma-
nique du matin au soir », Poulot, p. 97.
200 FACTEURS SOCIAUX
3° Moyen, procédé : savoir la manique, savoir s'y prendre \:
a Je ne savais pas comment m'y prendre pour atteler un che-
val, mais maintenant je connais la manique », Delboulle, i886.
Un exemple curieux de généralisation sémantique nous est
offert par rehouiser, terme dérivant de la même sphère tech-
nique. En voici les étapes intermédiaires :
Les cordonniers polissaient la semelle avec un brunissoir
de buis, le bouis, pour la rendre plus luisante : de là donner
le bouis, faire valoir, que Philibert Le Roux définit : « Manière
de parler parisienne qui signifie donner le bon air à quelque
chose, donner un œil aisé, agréable ; signifie aussi donner un
beau tour à un discours, dorer la pilule ».
Citons ces deux témoignages de l'époque : « C'est z'un ten-
dre amant qui a fait jouer ste machine pour donner le bouis à
mon cher père », Théâtre des boulevards, t, I, p. 99. —
« Faut que son père et sa mère lui ayons ben donné le bouis
quand ils l'avons faite », Pacquet des mouchoirs, 1750, p. 23.
C'est surtout le composé rebouiser qui a subi de forts chan-
gements sémantiques. Le sens initial en est donner le bouis,
la façon, le vernis, d'où :
1° Réparer de vieux souliers ; de là ribouis, vieux soulier
(et savetier) : « T'as rien à toi sur le dos, pas seulement tes
ribouis ». Méténier, Lutte, p. 194. — « Le ribouis n'est pas tout
à fait un savetier, c'est plus ou moins : c'est le fabricant de
dix-huit, soulier redevenu nœuf », Privât d'Anglemont, p. 155.
2° Nettoyer et lustrer un chapeau (Littré).
Les sens figurés sont nombreux (tromper, rabrouer, etc.)
dans le poissard du xviii" siècle -, mais ils n'ont laissé que
cette acception dans le bas-langage parisien : regarder, con-
sidérer attentivement : « Rebouiser. Regarder quelqu'un de-
puis la tète jusqu'aux pieds, l'examiner d'une manière affec-
tée et de mauvais dessein » (d'IIautel).
Certains sens poissards du verbe sont encore vivaces dans
quelques parlers provinciaux ; en Anjou, rebouiser signifie
contrecarrer, reprendre, redresser (Verrier et Onillon); à
Troycs, rebouiser, c'est réprimander sèchement (Mulson).
Ajoutons que la forme ribouis, vieux soulier (qui remonte à re-
1. Cf. Philibert Le Roux : «i On dit d'un homme adroit qu'î7 entend la tua-
nique >.
-. Voir, pour ces sens poissards, Ch. Nisard, Parisianismes, p. 3i à 37.
CORDONNIERS 201
boais)a. produit analogiquement les deux synonymes suivants :
Ripatin, soulier grand et large {patin, soulier à semelle de
bois), à côté de ripaton, vieux soulier ', et, plaisamment, pied,
jambe (jouer des ripatons, décamper), acception passée dans
les parlers provinciaux (Anjou, Lyonnais, etc.) : patoti dési-
gne le morceau de cuir qu'on met en dedans du soulier, au
bout de l'empeigne : « Alors, lentement traînant sa paire de
ripatons éculés, elle descendit la rue... », Zola, Assommoir,
p. 521.
Rigadin, gros soulier, à côté de rigodon, même sens (Rossi-
gnol), proprement soulier en bois : gadin, godon, bouchon en
liège ou en bois (au jeu de bouchon), répondant au synonyme
galoche, bouchon et gros sabot (Richepin, Gueux, p. 173) :
« Mes rigadins font des risettes... »
Finissons par une remarque psychologico-linguistique. On
lit dans l'Histoire de la cordonnerie de Senfelder ce passage:
« Une chose assez curieuse, c'est que chaque mélier imprime
aux artisans qui l'exercent un caractère particulier, une na-
ture spéciale. Le boucher est généralement grave et plein de
son importance, le peintre en bâtiment est étourdi et bambo-
cheur, le tailleur est sensuel, l'épicier stupide, le portier cu-
rieux et bavard, le cordonnier et le savetier, enfin, sont gais,
égrillards, parfois ayant toujours un refrain à la bouche... » ^
Dans une farce du xyi*^ siècle, celle d'un savetier nommé
Galbain ^ celui-ci ne fait que chanter et répliquer par des chan-
sons aux griefs de sa femme.
Et le fameux savetier Blondeau de Des Périers (Nouvelle xix)
« qui ne fut oncq en sa vie melancholié que deux fois, et
comment il y pourveut. »
Cette constatation n'est pas toujours confirmée par la lan-
1. De là ripatonner, réparer de vieilles chaussures, terme passé à l'Ecole
Polytechnique avec le sens généralisé de « raccommoder, réparer des ha-
bits » et même, avec l'acception figurée : « On ripatonne un édifice en le recré-
pissant, on ripatonne un livre en publiant une édition revue et corrigée i>,
E. de la BédoUiére, l'Ecole Polytechnique (dans Les Français peints par eux-
mêmes, 18i0-1842, t. V, p. 116). Mais lorsque l'auteur y ajoute : «... réparer,
tâche dont s'acquittait avec succès un tailleur nommé Ripaton, longtemps
logé aux frais de l'Etat, dans les combles du casernement », c'est là un
personnage inventé de toutes pièces pour le besoin de l'étymologie, et dont
l'Argot de l'X s'en est fait l'écho : « Ripaton, synonyme -de tailleur... Le mot
a beaucoup vieilli ».
2. Cité dans Joseph Barberet, Le Travail en France, Paris, 1880-1890, t. V,
p. 63.
3. Ancien Théâtre français, t. II, p. 63. La farce est de 1548.
202 FACTEURS SOCIAUX
gue : à côté de chabrenas K étourdi (comme un savetier) du
patois havrais, il y a le manceau c/io.wnacre, individu triste,
de caractère peu ouvert (Picard, clioumaque, savetier), et
déjà au xvi*^ siècle, le savetier avait cette réputation d'esprit
chagrin. Voici de quelle façon le caractérise M. de la Porte,
Parisien, dans ses Epithètes, 1571, f° 368 v° : « Savetier, Bo-
belineux, carreleur, pauvre, revaudeur, mechanique, rapetas-
seur, maussade, incivil, rapieceur, mâcherive et gausseur».
Nous voici loin de l'humeur chansonnière du Savetier du fa-
buliste (La Fontaine, 1. viii, fable 2) :
Un savetier chantait du matin jusqu'au soir,
C'était merveille de le voir,
Merveille de l'ouïr,. .
Il s'agit donc plutôt d'une dillerence de tempéraments et
les extrêmes ici. comme ailleurs, se touchent.
1. Dans la Mayenne, sabrenas désigne un individu d'une conduite peu ré-
gulière, attirant l'attention par le tapage, le désordre, Cf. Rigaud : « Bouif,
faiseur d'embarras ; faire du houif, prendre de grands airs î.
IV
BOUCHERS '
De tous les corps de métier, celui des bouchers est le seul
qui dispose d'un langage conventionnel ou plutôt d'un procédé
déformateur des vocables de la langue générale. Ce parler
spécial des bouchers ne possède, quant au vocabulaire, aucun
élément original et consiste uniquement dans la modification
formelle des mots courants. C'est un genre particulier de
transposition de l'initiale et de la finale de certains termes,
une sorte d'anagramme qui se complique d'amplifications
d'une nature spéciale.
On a essayé d'en établir les modalités % dont la plus géné-
rale est de remplacer la consonne initiale par un l et de la re-
porter à la fin du mot avec une terminaison aléatoire (surtout
ènié) : « Boucher » devient ainsi louclierbèine ; « truc », luc-
trème, etc.
Cet ème est souvent réduit a eou^' : «jargon » devient alors
largonji ; « prince », lincepré (aujourd'hui, inspecteur des
boucheries), etc.
Parfois, mais plus rarement, on décompose le mot en deux
éléments séparés par du : nonzesse du <jon pour (jonsesse
(Hayard).
Ce sont, on le voit, des procédés primitifs pour déguiser les
mots, procédés qui ne diffèrent pas essentiellement de ceux
employés par les écoliers pour arriver au même but\
Des altérations analogues au loucherbème se retrouvent
dans l'argot des marchands de porcs, des marchands de
grains, etc. au Tonkin *. Le procédé anagrammalique tout
1 Nous avons pu contrôler les données souvent confuses et erronées de
nos devanciers, grâce aux. rensei;^neinents obligeants de M. François Le-
cpnte, vice-président du Syndicat des bouchers en détail de Paris.
2. Voir à cet égard le Dictionnaire de Bruant, V jargon, et la préface de
Rossignol, p. vfi à xi.
3. Le Dnchaten fait déjà mention dans le DicLionnaire de Ménage, ^^ argot.
4. Voir le Bulletin de l' Ecole française de VExtrême-Orient, t. V, p. 47 et suiv
204 FACTETURS SOCIAUX
pur est d'ailleurs très usuel dans le slang anglais, dans la
germa/lia ei dans un argot savoyard '.
On a étrangement exagéré chez nous la portée et l'influence
de ce jargon des bouchers.
D'une part, on en a isolé les procédés pour en faire autant
de jargons qui n'ont jamais existé que dans l'imagination de
leurs auteurs - ; d'autre part, on est allé jusqu'à en fabriquer
des vocabulaires dans lesquels les neuf dixièmes des termes
sont purement illusoires ^
On a enfin attribué au loucherbème "plusiour s mots qui n'en
peuvent mais ^
Par exemple, loufoque, fou, -est à tort envisagé comme une
anagramme : c'est une simple amplification de louf, imbécile,
emprunt méridionnal, qu'on lit déjà dans les Scènes de la vie
de Bohème de Murger, ch. xix : « La lettre de son ancienne
maîtresse commençait par ces mots : Mon gros Louf-Louf! »
Il est difficile de préciser l'époque où les bouchers ont com-
mencé à se servir de ce langage. M. François Leconte pense
qu'il remonte à 1852, lors de la liberté commerciale de la
boucherie qui jeta une grande perturbation dans un com-
merce où la concurrence était jusqu'alors inconnue. Les mots
furent alors déformés pour permettre aux bouchers de corres-
pondre avec leurs garçons et de leur faire écouler à la clien-
tèle les morceaux qu'ils voulaient voir partir.
Cependant les témoignages positifs nous autorisent à le faire
remonter plus haut et à en fixer l'usage vers 1823, date où
nous pouvons relever les premières traces dans la langue des
malfaiteurs \
1. Cf. notre Argot Ancien, p. 48.
2. Dans le journal L'Eclair du 24 janvier 1897, M. Alph. Huiiibert distin-
gue le jar, ou argot pur, de l'arlogig des loucherbems, argot des bouchers, et
de Varno de go, ou argot routier, l'argot des saltimbanques et des péniten-
ciers militaires. — D'autre part, Larchey (préf., p. viii, et Dict.) mentionne,
un parler en lem, un autre en lom, un troisième en loque, un quatrième en
luche, un cinquième en dun, etc. Cf. Nyrop, Grammaire historique, t. I, p. 149 :
« Il y a eu aussi des parlers en lem, en rama, en mard et en gue... »
3. Voir, dans le Supplément de Larchey, le Vocabulaire du largonji, p. 261
à 279. Il suffit d'en citer cet exemple : Lobem, lontiebem, lonblem pour « bon »
— trois formes également erronnées, au lieu de l'unique lonbem qu'on lit
dans une lettre argotique de 1852 (cf. nos Sources, t. II, p. 194).
4. Dans l'article Jargon, d'ailleurs intéressant, du Dictionnaire àe Bruant,
p. 274 à 278, figurent, entre autres exemples douteux, focard et tingo, préten-
dues déformations de fou (alors qu'il s'agit de termes provinciaux) et les-
bombe, mis à tort en rapport avec femme (cf. ci-dessus, p. 118).
5. Feu Marcel Schwob s'était étrangement fourvoyé en cherchant, dans
le loucherbème de nos jours, une des ressources pour éclairer les obscurités
de l'ancien jargon. Voir notre Argot Ancien, p. 46-47
BOUCHERS 205
Le Nouveau Dictionnaire d'argot de 1829 donne, en ellet,
lanterne, fenêtre (pour vanterne) et tousse, gendarme (pour
pousse) ; on lit Lorcefé, prison (pour La Force), dans les Mé-
moires do Vidocq de 1829, et le Vocabulaire du môme (1837)
renferme linspré, prince, et largue, femme (c'est-à-dire lar-
gue pour marque); Halbert d'Angers ajoute, en 1849, lauiuir,
perdre (pour cliaumir), etc.
En somme, une demi-douzaine de termes de cette source. Ce
petit stock fut plus tard augmenté par quelques intrusions nou-
velles. Dans le Mémoire^ de Beauvilliers. garçon boucher de-
venu apache, on lit ce passage : « Mon mignon (ma maîtresse)
connaissait l'anglais, l'allemand, très bien le français, l'au-
vergnat et Vargot que je lui apprenais de la boucherie... »;
et plus loin : « iMon Dartagnan - file le luclrème dans la
porte... », c'est-à-dire la clé, déformation de/rac^
On a beaucoup exagéré le nombre de ces infiltrations. Tan-
dis que les Etudes d'argot (1891) d'Oscar Méténier, qui a connu
de près les milieux criminels," en sont presque dépourvues, les
fragments suspects, insérés par Macé dans son Musée criminel
(1890), abondent en pareilles déformations, dernière ressource
dos malfaiteurs pour échapper à la curiosité importune.
Les lexiques d'argot n'ont pas peu contribué, par leur man-
que de critique, à multiplier artificiellement ces prétendus
emprunts. On lit arantqué et argongi, à coté de larantquë et
largonji (ces deux derniers seuls exacts) dans Larchey, Dele-
salle et Virmaîlre, tandis que Delvau donne rancké. pièce de
doux francs (pour larantequé, quarante sous) ; Hector France
insère les mêmes termes à la fois aux lettres i et l.
Rossignol, seul, nous en donne un relevé exact, dans lequel
dominent presque exclusivement les noms dénombre: leudé{2)-,
loitré (3), latqué (4), lincé (o), lixdé (10), linoé (vingt) et la-
rantequé (40).
Ajoutons-y graoudjem, ou graou*. charcutier, forme abré-
gée de gras-double ; latronspème, patron, ei lope % pédéraste
1. Publié dans le Figaro du 4 août 1873, sous le titre : « Notes d'un voleur >>.
2. Nom d'un garçon des halles, complice de Beauvilliers.
3. Voir les hypothèses fantaisistes, sur l'origine de luclrème, dans liigaud,
Larchey {Supplém.} et Delesalle.
4. a Le vendredi saint, les loucherbènies et les g r nous îont la bombe » (cité
dans Bruant, Dict., p. 98).
5. La déformation latronspème se lit dans Bruant (Rue, t. II, p. 178) ; celle
de lope, dans Hirsch (Le Tigre, p. 132 et 341). — Dans le langage du soldat
genevois, lope désigne par dénigrement le premier lieutenant, et demi-lope,
le simple lieutenant (Henri Mercier).
206 FACTEURS SOCIAUX
(=: cope, pour copaille) — tout au plus une douzaine de pareil-
les déformations ^ qui n'ont d'ailleurs laissé aucune trace dans
le bas langage.
Si l'influence du largonji a été insignifiante sur le jargon
des voleurs et à peu près nulle sur le langage populaire pari-
sien, il a par contre laissé quelques vestiges en littérature.
Tout une partie de la Chanson des gueux de Richepin est
intitulée : « Au pays de largonji » et son autre « Sonnet bi-
gorne » se termine par ces vers :
Je me camouffle en pélican.
J'ai du pellard à la tignasse.
Vive la ïampagne du cam!
11 en explique le mécanisme dans le glossaire argotique qui
clôt ses poèmes.
Catulle Mendès, dans son roman Gog (1896), a tiré un cu-
rieux .parti du largonji. Un gueiix ivre, du nom de Ratier, y
parodie affreusement les litanies de la Vierge. Tandis que le
Père Prémice psalmodiait (t. I, p. 277) :
Sainte Marie, priez pour nous,
Sainte Mère de Dieu,
Sainte mère de sVierges,
Mère de Jésus-Christ,
Mère de la divme grâce.
Priez pour nous !
l'ivrogne éjaculait à son tour :
Sainte Lariemuche, jacte pour nosorgues :
Sainte daronne du Dabuche,
Daronne très lurepoi^ue,
Daronne gironde,
Daronne épatante,
Marmite remplie des thumes de la Sainte-Essence,
Jacte pour nosorgues !
Nous avons reproduit cette page pour montrer jusqu'où peut
aller la fantaisie de certains auteurs... Tout le morceau
1. Mentionnons encore ces curieuses déformations analogiques qu'on
trouve dans le Supplément de Larchey : Fif/nedé, anUs, mot qui a subi l'in-
fluence de lif/nedé (zr digne), comme phalangehes, doigt (rr phalange), celle de
luillerkès {=■ cuiller) : « Je lui trempi; une phalangekés dans la niirette j, Le
Bourg (dans le Gaulois, 3 oct. 1881).
BOUCHERS 207
est un exemple grotesque d'uu prétendu argot que l'auteur
met dans la bouche d'un truand. Rendre :
Mère de la divine grâce,
par :
Marmite remplie des thunes de la Sainte-Essence,
est le comble de l'absurde... Ajoutons que Jacter, parler, n'a
jamais eu le sens de « prier », et il est piquant de faire re-
marquer qu'Hector France corrobore ce sens fictif par l'em-
ploi (ju'en fait Catulle Mendès ^ !
Tandis que les poèmes de Jehan Rictus ignorent totalement,
et pour cause, le larcjoriji. Bruant a cru devoir en émailler ses
chansons : lacromuche, maquereau {Rue, t. II, p. 62) ; laran-
tequé, quarante (t. II. p. 93); latronspèmes, patrons (t. II,
p. 178); lirondgème, gironde (t. II, p. 73) ; naquer du fia,
flasquer (t. II, p. 97), etc. -
Actuellement ce jargon est beaucoup moins employé dans
les boucheries parisiennes ; les jeunes bouchers l'ignorent.
Si le jargon récent des bouchers n'a eu aucune action réelle
sur le bas-langage, leur vocabulaire spécial y a laissé quelques
termes professionnels qui ont pris, dans ce milieu, une exten-
sion plus ou moins importante. Tels sont :
Gobet, quartier de bœuf (Rigaud), morceau de rebut que se
disputent à vil prix les gargotiers de bas-étage (Larchey,
Supplément), proprement bouchée, ce qu'on gobe.
Jacques, mollets (Virmaître), et jacquots, même sens (Dele-
salle), appellation plaisante déjà ancienne : « Un Jacques, une
pièce de rosty, qu'a traisné longtemps à la broche, qui est
dure et vieille cuitte. C'est ainsi que nos rostisseurs l'appellent
entre eux », Oudin, lôi-O.
Nioet, déchets d'abattoir et de boucherie, est donné par
Bescherelle avec cette acception spéciale : « Bénéfice illicite et
caché qu'un agent, un mandataire, obtient sur un marché qu'il
fait pour autrui ».
1. Cf. aussi le chapitre final des Messieurs les Ronds-de-cuir par Gourteline :
« Et pourquoi donc laquépem? — C'est de l'argot des bouchers. Ça veut
dire paquet ».
2. Ajoutons : Libi, le membre (^ bitte) : « Peau de libi, non, ne pas, dans le
jargon du régiment » (Rigaud); — lubé, chosette, affaire (= but) : « Faire le
petit lubé, faie l'amour » (Hayard); — loubé, le membre (=r bout) et chose,
machin (Brnant, Rue, t. II, p. 97) : « J'en ai mon pied de ce loubé-là... »
208 FACTEURS SOCIAUX
Réjouissance, os que les bouchers pèsent avec la viande.
Autre appellation ironique passée dans le bas-langage pour
désigner une femme maigre.
Par contre, c'est le bas-langage qui a fourni aux bouchers
de la halle le mot pampine, viande de qualité inférieure (Lar-
chey, S uppL). En effet, ce mot est déjà donné par d'Hautel :
<( Pampine, terme bas et trivial, surnom que l'on donne
parmi le peuple à une fille de mauvaise vie. » Aujourd'hui, le
même terme désigne, ironiquement, la sœur de charité (Ri-
gaud). Son acception primordiale est babine ' : « Sa bouche
comme les pampines d'une vache qu'a la foire», Riches en-
gueule, 1821. p. 30.
Comme on le voit, le parler artificiel des bouchers est resté
à peu près isolé. On peut à la rigueur en faire abstraction
dans une apprécation générale de l'influence que les facteurs
professionnels ont exercée sur le développement du langage
parisien.
\. Cf. le manceau papiner, remuer souvent les lèvres, prier en remuant
les lèvres.
LIVRE TROISIEME
VOCABULAIRE. — FACTEURS SOCIAUX
(suite)
SECTION DEUXIEME
EN MARGE DE LA SOCIÉTÉ
Les classes cliLes dangereuses — malfaileiirs, gueux, filous,
souteneurs, etc. — ont exercé une influence considérable sur
le vocabulaire du langage populaire parisien de nos jours.
Elles lui ont fourni le contingent le plus abondant et le plus
original. Comment l'argot des voleurs, qui a conservé son ca-
ractère strictement fermé jusque dans la première moitié du
xix*^ siècle, s'esL-il, dans sa seconde moitié, torrenticllement
déversé dans le parler vulgaire de la capitale? C'est là un
fait social et linguistique du plus haut intérêt. Il y a eu
certes, à toutes les époques, des infiltrations isolées entre ces
deux langages essentiellement différents, mais ce n'est qu'au
xix^ siècle qu'ils se sont fondus à peu près intégralement, en
ne constituant qu'un seul idiome parlé par toutes les basses
classes de la population parisienne.
Le fait, en lui même, ne saurait nous surprendre. Lo même
phénomène s'est passé chez les autres peuples romans, Ita-
liens et Espagnols, dont les dictionnaires ont absorbé la plu-
part des vocables argotiques du fourbesqiie et de la fjennania.
Il ne s'est pas d'ailleurs produit, chez nous, ni d'un seul coup
ni sans intermédiaires. Les principaux facteurs en ont été les
filles, les soldats, les ouvriers, les professionels de la rue —
saltimbanques, camelots, etc. — et cet enfant perdu du pavé,
le voyou.
Essayons de démêler le rôle joué par chacun do ses agents
de propagande dans la constitution du parler vulgaire.
14
CHAPITRE PREMIER
APACHES
Chaque siècle a fourni un nom particulier aux malfaiteurs,
aux larrons. Le plus usuel aujourd'hui, celui de voleur, ne
date que du début du xvi'' siècle : « Audict an... couroient
parmy le royaume de France plusieurs maulvais garçons ap-
pelez voleurs », lit-on dans le Journal d'un bourgeois de Pa-
ris, sous l'année 1516. C'était jusqu'alors un terme de volerie
ou de fauconnerie, art qui a fourni nombre de métaphores
(déluré^ leurrer^ piper, etc.). Ce sens technique du mot, « chas-
seur au vol avec des oiseaux de proie », est encore sensible
dans ce§ vers de Guillaume Coquillart (t. II, p. 207) :
Danseurs, mignons, fringans et gentz,
Chasseurs, vollcurs, tous telles gens...
Cette appellation a empiété de plus en plus sur l'ancien sy-
nonyme larron, sans pourtant réussir à le supplanter entière-
ment. Ce n'est que tout récemment que voleur a vu apparaître
un nouveau rival, Vapache, qui est d'ailleurs un voleur doublé
d'un souteneur et d'un assassin. Ce nom ne figure encore dans
aucun dictionnaire avant 1906, lorsqu'il est donné par le Sup-
plément du Nouveau Larousse illustré ; et quant aux recueils
de l'argot parisien, on le lii pour la première fois en 1910 dans
l'Appendice au Vocabulaire d'Hector France.
On en est redevable à un reporter du Matin, Victor Moris,
qui le lança en 1902. 11 fit rapidement fortune, bien que
la vogue du roman de Cooper, les Apaches (tribu de Peaux-
Rouges fameuse par sa férocité), fut passée depuis bien long-
temps. Le nom est aujourd'hui universellement admis. Aris-
tide Bruant lui donne encore, en 1897, son acception ethnique
de « sauvages d'Amérique » (Tioute, p. 114) :
Et (les loucherbèmes en sauvages
Qui vont guincher le soir en pince-cul
Avec des gonzcsses en Apaches...
APACHES 211
En 1905, E. Villiod consacre la première étude aux Apaclies
parisiens cl un des derniers romans de Rosny aîné, Les Ra-
fales, porte comme sous-titre « Mœurs apaclies ». '
Passons sur les vicissitudes antérieures du jargon - et abor-
dons immédiatement son état actuel 'K
A partir do 1850, ou à peu près, l'ancien argot des malfai-
teurs se fond de plus en plus dans la langue populaire pari-
sienne. Plusieurs termes du jargon tombent en désuétude,
d'autres subissent des modifications formelles plus ou moins
curieuses. L'argot moderne n'est plus constitué que de simples
réminiscences dupasse ou d'expédients externes comme l'alté-
ration des finales. 11 est môme allé, sous ce dernier rapport,
jus(iu'à s'approprier certaines déformations de l'argot des bou-
chers, mais qui ne semblent avoir eu qu'une durée éphémère.
En ce qui touche l'altération des finales, il ne s'agit pas de
suffixes proprement dits, mais plutôt de croisements, de fu-
sions analogiques. Voici quelques exemples :
Balanstiquer, jeter (contamination de balancer et ramasti-
quev, ramasser) : « On balaiistique un vieux chapeau » (Rossi-
gnol) ; de là, analogiquement, chanstiquer, changer : « A cha-
que coup qu'on nous chanstique de condition », Liard-Courtois,
Souvenirs de bagne, p. 137.
BalinstruKjuer, jeter de haut en bas (^Larchey, Suppl.), fu-
sion de balancer et bàstringuer.
Galetoiue, argent, fusion de galette et de talmouse (« gâ-
teau » = argent) : « Quand la galetouse a rappliqué, aurait
fallu tortorer », Méténier, La Lutte, p. 120.
Morningue, bourse (H. -France), fusion des synonymes mor-
nifle et j^ingue, à côté de morlingue, monnaie (Rigaud) et
i. E. Villiod, Les Plaies sociales. Conunent on nous lue. Commenl on nous vole,
Paris, 1905, p. 309 à 320 : les Apaches.
2. Voir Appendice E : Coup d'œil en arrière.
3. Oscar Méténier, La Lutte pour l'Amour, Paris, 1891. — Beauvillier, Notes
d'un voleur, mémoire autobiographique (dans le Figaro du 4 août 1S73), et Le
Bourg, dans le Gaulois dn 3 oct. 1881 (« Conversation entendue chez un char-
cutier de la rue des Martyrs »).
Les Mémoires de Canler (1862), de Claude (1881), de Goron (1897-1899), de
Rossignol (1900), anciens chefs ou inspecteurs de la Sûreté, sont dénués de
valeur linguistique.
Le chapitre que Maxime du Camp consacre aux malfaiteurs (dans son Pa-
ris, ses fondions, ses organes, sa vie, 1876, t. III, p. 3 à 50) est un tissu de don-
nées superficielles et d'étymologies absurdes. L'article de Louis Latzarus
sur les Malfaiteurs parisiens (Revue de Paris, 1912, t. III, p. 525-546) est pu-
rement descriptif.
21^ FACTEURS SOCIAUX
surtout porte-monnaie : « Je fouille mon morlingue, rien !
j'étais meule ! » Méténier, Lutte, p. 122.
Tortorei\ manger (de tortiller et picorer, becqueter) : « J'ai
pas besoin de saigner pour tortorer », Méténier, Lutte, p. 117.
Au bagne de la Nouvelle, cabot, caporal, devient cab^^ir
(cf. vi^ir), et fagot, forçat, analogiquement, y'a^Jt/'; « Pour un
fag^ir, vous n'avez pas l'air débrouillard », Boissac, p. S6.
Quant aux enrichissements ultérieurs à 1830, ils sont plu-
tôt factices et nous allons en examiner les différents aspects.
1. — Procédés artificiels.
La création des termes nouveaux par des procédés artifi-
ciels est de nature éminemment livresque. Leur action réelle
est restée à peu près insignifiante, mais ils n'en ont pas moins
continué à encombrer les recueils d'argot moderne. On y re-
marque tout d'abord une tendance de plus en plus accusée à
la synonymie, véritable germination factice, œuvre en grande
partie des argotistes de nos jours.
Pour désigner l'ancien forçat ou le camarade du bagne, Vi-
docq donne exclusivement le tonne fagot ; un petit diction-
naire d'argot de 1844 ajouta les synonymes coteret et fa-
lourde, obtenus par simple réflexion analogique. Ces termes,
•transcrits depuis, par tous les recueils argotiques, n'en sont
pas moins restés confinés dans le domaine livresque. Le Dic-
tionnaire de Rossignol, qui reflète seul la réalité, ignore cette
floraison artificielle.
La surveillance de la haute police, remplacée aujourd'hui par
l'interdiction de séjour, porte, chez Vidocq, le nom de canne.
On y ajouta : trique et bâton (le premier, seul, se trouve chez
Rossignol).
La dernière édition du Jargon, celle de 1849, donnait : lam-
pion, sergent de ville (d'après son attitude raide et sa mission
de guider le passant). Les recueils d'argot moderne ont ajouté
bec de ga^, chandelle et cierge (ces deux derniers dans le lexi-
que suspect de Macé), mais aucun de ces synonymes ne se
trouve chez Rossignol. L'expression bec de gcu, calquée sur
celle de lampion, paraît seule en usage : « Si j'y trouvais
deux becs de.gas... », Méténier, Lutte, p. 196. — « Tu devrais
savoir que je ne parle pas pour les becs de gas », Rosny, Rues,
p. 79.
APACHES 213
Vidocq donne à l'agent de police le nom de 'raille, c'est-à-
dire racloir ou râteau à long manche. On en a ultérieurement
induit raclette et râteau, l'un et l'autre chez Rossignol.
Ajoutons que certains de ces décalques sont d'ailleurs de
fausses inductions ou de simples jeux de mots : Bourrique,
agent de police, calqué d'après .l'ancien synonyme roussin,
qui signifie proprement perfide (comme les hommes aux che-
veux roux, selon la croyance populaire), n'a rien de commun
avec l'âne,, le roussin d'Arcadie ^ De même, casserole, dénon-
ciateur, se rattache réellement à casser (le morceau), avouer,
dénoncer, proprement manger, d'où plaisamment remuer la
casserole, faire une fausse déclaration.
Les recueils et écrits d'argot contemporain, par leur man-
que de critique, ont beaucoup contribué à fausser le véritable
aspect des choses. Ils ont souvent déguisé le manque d'origi-
nalité du parler des voleurs de nos jours par une richesse
lexique apparente, formée, soit par des transcriptions erro-
nées, soit surtout par des vocables suspects, douteux ou faux.
Déjà la dernière édition du Jargon de 18i9, œuvre d'un il-
lettré, fait montre d'une ignorance surprenante dont un seul
exemple pourra donner idée :
« Bois au dessus de Vœil-jard, savoir et entendre l'argot »,
qui n'est autre chose que la transcription absurde de ce pas-
sage du Dictionnaire de Boiste de 1843 : « Argot, s. m., langage
particulier des filous... ; (fam.) entendre U argot, se dit d'un
homme adroit, intelligent, mais sans probité. — T. de jard.
bois au dessus de V œil... », c'est-à-dire, qu'en terme de jardi-
nage, argot désigne le bois au dessus de l'œil ou du bourgeon.
Notre éditeur a ainsi amalgamé deux sens foncièrement dif-
férents pour en faire un assemblage inextricable -.
De beaucoup plus funeste a été l'influence des écrits suspects
du policier Gustave Macé (mort en 190i).
Nous avons montré ailleurs ^ la source absolument trouble
1. De même, flèche, flécliard, sou, semblent calqués sur flique, flifiiiaixl, sou
(dans Vidocq : fligadier, sou et flir/ue à dard, sergent do ville), proprement
ser'gent, à l'instar de soldat, sou : « Vous n'avez pas une flèche à mettre dans
le commerce », Méténier, p. 246. — « Ça ne coûte que cinq fléc/tards », Bris-
sac, p. 56.
Le nom a passé des malfaiteurs aux ouvriers et aux soldats : « Doux flè-
ches de semper » (Rigaud).
2. On doit l'explication , de ce galimatias à M. Esnault, dans la Revue de
philologie française, t. XXVII, p. 163.
3. Voir Sources de l'Argot ancien, t. II, p. 45 à 51 et 74 à 75 (la plupart des
vocables qu'on y cite remontent à Macé).
214 FACTEURS SOCIAUX
du lexique inséré dans son ouvrage Mes Lundis en prison
(1889). Ce vocabulaire est le résultat d'une mystification de la
part d'un détenu espagnol Pastilla, qui a servi à notre policier
un singulier mélange delà gerniania de son pays et d'un argot
de fantaisie. Voici un fragment du dialogue entre le jnysti-
ficateur et sa victime (p. 263) :
PASTILLA, — L'argot espagnol se rapproche de l'argol français.
MAGE. — Dans ce glossaire, je constate la présence d'expressions
nouvelles et peu répandues.
l'ASTiLLA. — En voulez-vous une copie ? Vos agents le compléte-
ront.
Comme ce recueil a eu une influence absolument désastreuse
dans le domaine de la lexicographie argotique, on ne saurait
assez insister sur son caractère fantaisiste. Nous résumerons
plus loinf ceux de ces éléments erronés ou aventureux qui ont
passé dans les Dictionnaires de Delesallo - et de Bruant. On y
trouvera en même temps le relevé de quelques autres échan-
tillons d'un jargon purement imaginaire, qui témoignent avec
quelle désinvolture certains écrivains de nos jours ont traité
l'argot des malfaiteurs.
En parcourant les tableaux correspondants de notre Appen-
dice^ et les témoignages que nous venons d'alléguer, on peut
se convaincre qu'en ce qui concerne les voleurs, l'argot
moderne ne le cède guère à l'ancien : l'invention et les er-
reurs des copistes ignorants s'y rencontrent de part et d'au-
tre. On pourrait môme dire que la tendance à la fiction est
plus forte de nos jours, et pour cause. Les voleurs modernes
ne disposent pas, comme les anciens, d'une langue spéciale;
ils se servent, comme les autres classes professionnelles, du
bas-langage, quitte à le compléter par quelques termes de
métier qui d'ailleurs n'ont rien d'original.
2. — Mots nouveaux.
Ce qui distingue ces mots nouveaux, c'est leur manque d'ori-
ginalité, la plupart n'étant que de simples réminiscences ou
des rapprochements analogiques avec l'ancienne nomenclature.
1. Voir l'Apiiondico F : Erreurs et fanlaisies arr/otifjxes.
2. Dans la partie argot-français ou français-argot.
o. Voir Appendice F : Erreurs et fa?iUrisies argotif/iies.
APACHES 215
La notion d' « assassiner », par exemple, est rendue par :
Apaiser, terme favori de Lacenaire, répondant à soulager,
assassiner, d'un glossaire argotique de 1850 el rappelant la
grande soûlasse, Sissa-ssinai, proprement le grand soulagement,
expression du fameux voleur Cornu (cité dans Vidocq).
Dégringoler, terme parallèle à descendre, abattre d'un coup
de fusil, en parlant des chasseurs : « Pour lors les Anami-
tes usent de tous les trucs pour descendre nos petits soldats »,
Père Peinard, 10 novembre 1889, p. 3,
Saigner, expression qui sent l'abattoir (elle appartient aux
bouchers), à côté de sonner, assommer en cognant la tête
contre le mur ou le pavé, ce qui produit un retentissement
analogue au battant d'une cloche.
La notion d'(( arrêter » est représentée par :
Ceinturer, c'est-à-dire entourer d'une ceinture, sangler :
« Obligé de les ceinturer iouies deux », Méténier, Lutte, p. 217.
Cercler, proprement pincer .au demi-cercle, ce qu'on expri-
mait avant par arquepincer : « Ils ont tout de même réussi à
en cercler trois », Bercy, XXXIF lettre, p. 7.
Ramasser, c'est-à-dire cueillir dans le tas (Richepin, Gueux,
p. 175).
La prison est désignée par :
Ballon, terme nouveau, tandis qu'emballer, arrêter, se lit
déjà dans un glossaire argotique de 1829 et est encore popu-
laire ^ : « Y a pas quatre jours qu'elle sort du ballon », Mé-
ténier, Lutte, p. 31.
Case, dans l'expression vulgaire bouffer de la case, être
emprisonné, qu'on lit dans Bruant {Rue. t. II, p. 48).
Les malfaiteurs appelaient en outre bonde, c'est-à-dire bon-
don, une sorte de fromage rond, fabriqué à Neuchâtel, qui est
le fromage réglementaire dans les prisons (suivant Virmai-
tre) : de là le nom de la prison centrale, appelée aussi la Cen-
trouse aux bondes.
La notion de « voler » — si abondamment représentée dans
l'ancien argot — compte à peine quelques innovations : Effa-
roucher. c'est-à-dire faire disparaître, se lit dans la dernière
édition de Cartouche (1827) et chez Henri JVIonnier (v. Rigaud);
J'aire, et surtout fabriquer sont usuels (Rictus. Doléances,
p. 10):
1. « Elle envoie chercher un sergot et le fait emballer », Almanach du Père
Peinard, 1897, p. 44.
316 FACTEURS SOCIAUX
Le pègre s'échine
A fabriquer les porte-monnaie...
Les différents genres de vol ne diffèrent pas aujourd'hui de
ceux de l'époque de Vidocq. La nomenclature a peu varié : lo
fourche, ou pickpocket de nos jours, s'appelait jadis four-
chette, car il fouille les poches avec deux doigts seulement;
le monte- en- r air, ou cambrioleur moderne, rappelle le cheva-
lier grimpant de Vidocq, ces cambrioleurs opérant d'habi-
tude dans les chambres de- domestiques situées aux étages
supérieurs : « Les monte- en-V air ^oui des zigues et j'en suis »,
Méténier, Lutte, p. 123. -
Cambrioler, c'est faire une condition, c'est-à-dire dévaliser
une chambre : « Nous faut le valant et le carouble pour faire
condition d'un farfouillard chic », Méténier, Lutte, p. 122.
Cette dernière expression est tirée du langage des domesti-
ques : Etre en condition, c'est-à-dire en service mensuel ou
annuel, à des conditions convenues, par opposition à l'ouvrier
occupé à la journée. Le mot fut adopté, sous la forme abrégée
condice, tout d'abord par les filles et les souteneurs (Bruant,
Rue, t. II, p. 118) : « Et tu l'amènes à la condisse... »
De là il passa chez les apaches et les forçats, chez ces der-
niers avec le sens spécial de cellule de bagnard pendant le
transport à la Nouvelle-Calédonie.
Certains genres de vol ont laissé des traces isolées, tout par-
ticulièrement le vol à l'échange : Charrier, voler quelqu'un
en le mystifiant (Vidocq), s'est généralisé avec le sens de
« plaisanter » (Rictus, Cœur, p. 88) : « Sans charrier... nous
voilà chez nous... »
Et le compagnon du charrieur, V américain, escroc qui feint
d'arriver d'Amérique avec de l'argent, a fourni l'expression
œil américain, pour œil vif, attentif, perspicace ^
La police de sûreté est appellée tantôt renifle ou reniflette
(Hayard) et tantôt renâcle (Rossignol), c'est-à-dire celle qui a
le flair. Préoccupation constante des malfaiteurs, ils lui donnent
les épithètes les plus désobligeantes, comme pestaille et sur-
tout vache ; parfois les mêmes noms — poule, sonne, tante
— désignent à la fois le pédéraste et la police (Ricbepin,
Gueuse, p. 176).
1. Cf. Balzac, Père Goriot (1834): « Vous me faites l'œil américain j (Œuvres,
1843, p. 445).
APAGHKS 217
L'ancienne appellation rousse a subi la mémo déconsidéra-
tion, sous les formes dérivées : rousselette, rien, moins que
rien (Ilayard); roustampontie, chose vilaine ou qui ne vaut
rien (Rossignol), mot composé de rousse, police, et tampon-
ner, battre à coups de poing (Delvau) : « Des jobards pré-
tendent que, pour ramasser des rentes, y a pas de truc qui
vaille l'élevage des lapins; tralala, c'est de la roustam-
ponne! » Almancich du Père Peinard, 1897, p. 38.
La môme appellation ancienne a fourni d'autres dérivés à
la langue parisienne :
Rouspéter, résister en grommelant, proprement faire du
pétard contre la rousse ou la police. Terme familier aux
agents et passé de ceux-ci aux soldats, aux filles, aux ou-
vriers (Rictus, Doléances, p. 18) : « A quoi bon de rous-
péter ?... »
Rouspétance, résistance indignée faite à un agent de police:
« L'individu qui fait rébellion lorsqu'on l'arrête, fait de la
rouspétance » (Rossignol).
Terme policier généralisé dans la langue populaire.
Chez les troupiers : « Vous êtes une forte tôte, à ce que je
vois; vous voulez faire de la. rouspétance », Courteline, Gaietés,
p. 164.
Chez les ouvriers : « Rouspétance, mauvaise humeur, dans
le jargon des ouvriers » (Rigaud).
Ajoutons les vocables :
Batte, bath, beau, joli, proprement, battant (neuf), mot
d'apache et do fille: « Ben, tu sais que t'as été hath... C'est
batli! déclara Rosalie », Rosny, Rues, p. 14 et 47.
Ce vocable a fait fortune en passant successivement :
Chez les troupiers: « Ah bah! une bath garnison hein? »
Courteline^ Train, p. 156.
Chez les typos : Batte, très bien (Boutmy).
Chez les ouvriers en général : « Et les gas lui ont donné
un bat/i coup d'épaule », Almanach du Père Peinard, 1894,
p. 36.
On lit pour la première fois ce mot * dans une pièce argo-
thique en vers, l'Assommoir de Belleville, de 1850. C'est une
forme abrégée de batif (dans Vidocq), parallèle à battant,
même sens (dans Oudin), expression vulgaire d'origine tech-
1. Il niauifue encore à Fr.-Michnl (1856).
218 FACTEURS SOCIAUX
nique : cf. battandier, batteur de chanvre, et dans l'ancienne
langue, battre comme toile.
Gomme ses synonymes chouette et rupin, le mot bath est
partout populaire : « Un bon patron est bath, du bon vin est
bath, le bon fricot est bath; être bien, c'es-t être bath » (Ros-
signol).
Blase, nom patronymique, proprement blason (ironique-
ment) : « Je prends la piaule sous faux blase », Méténier,
Lutte, p. 195.
Bingre, bourreau (« qui n'est pas petit-fils de bourreau »,
Rossignol), nom euphémique : c'est la forme nasalisée de bi-
gre, parallèle à l'angevin bouingre, pour bougre (Bruant, Bue,
t. Il, p. 76).
Bourrache, la Cour d'Assises, qui fait suer le malfaiteur
comme la plante sudorifique de ce nom; par contre, la Cour
de Cassation s'appelle Rebectage, c'est-à-dire réconfort, guéri-
son : le voleur en attend l'amélioration de sa situation critique.
Centrée, nom propre (Rossignol), point capital pour la sûreté
du voleur.
Mastic, individu, synonyme de mastoc (cf. au Canada, une
face de mastic, pour une figure replète et d'un jaune pâle) :
« Qu'est-ce que ça peut bien être que ce mastic-lk ? » Hirsch,
Le Tigre, p. 252.
Pâmeur, poisson (« hors de l'eau il se pâme », Rigaud) :
<( Pas plus de traînée qu'un becquant dans l'air ou qu'un pâ-
meur en Seine », Hirsch, Le Tigre, p. 172.
Père la Tuile, Dieu, par allusion aux tons rouges de la bri-
que, même représentation que son synonyme plus ancien Ha-
riadan Barberousse ' : « Tiens, regarde donc le ratichon qui
bécote le Père la Tuile qui pionce sur l'arbalète » (Virmaitre,
Suppl.).
Poteau, chef de bande, représentant moderne de l'archisup-
pôt du royaume de l'Argot.
Badiner, rentrer, arriver, verbe tiré de radin, gousset,
comme les synonymes engalner, arriver (Hayard) et rengai-
ner, rentrer (Rigaud) : « L'autre soir... je radinais à la piaule »,
Méténier, Lutte, p. 226.
Terme passé chez les troupiers ; « Nous radinons à Saint-
Mihiel, des canassons à ramener », Courteline, Train, p. 73.
I. Voir, sur ce nom, nos Sources de l'Argot ancien-, t. II, p. 373.
àPACHES 219
Et, par l'intermédiaire de ceux-ci, généralisé dans le peu-
ple (Bruant, Rue, t. I, p. 182).
Rigolo, revolver, proprement joyeux compère (appellation
ironique) : (( Qu'on m'embête, je regarde pas à un coup de lin-
gue ni à faire aboyer le rigolo », Rosny, Marthe, p. 6.
Sucre de pomme, pince à effraction (Rossig^nol), allusion à
la forme de l'outil.
Le jargon des forçats est le môme que celui des voleurs,
quelque ternies spéciaux mis à part ^ Contentons-nous de
mentionner les deux suivants qui ont vu s'élargir leur sphère
primitive :
Perpète, perpétuité, dans l'expression à perpète, condamné
à perpétuité, a passé dans le bas-langage : « Vous voudriez
que ça dure à perpète », Père Peinard, 20 mars 1891. — « Tous
les jours on voit monter le bouillon salé (il s'agit de l'Océan)...
puis il se baisse pour se relever à nouveau, et ainsi à per-
pète », Almanach du Père Peinard, 1894, p. 30.
Tirer, terme de bagne, pour subir une condamnation, une
peine, proprement tirer des longes, faire plusieurs années de
prison : « Le ratichon, qu'a-t-il mangé (= avoué) pour tirer
vingt longes? » Mémoires d'un forban, 1829, p. 84. — « Je
tire cinq berges à la Centrouse de Melun » (Virmaître).
Terme passé tout d'abord chez les troupiers : « L'idée de
tirer quinze jours à l'ombre... Oui, comme ça, je tire de la cel-
lule... » — « Ne te fais donc pas de bile! Pus que quatre ans à
tii^er et tu seras de la classe », Courteline, Gaietés, p. 219 et 306.
Ensuite généralisé : « 11 y a tiré quatre berges, le malheu-
reux », Père Peinard, 3 janvier, 1892, p. 2.
3. — Termes spéciaux.
La décapitation par la guillotine, adoptée le 20 mars 1792,
produisit toute une nomenclature, d'origine en grande par-
tie vulgaire, qui fit rapidement fortune.
1. Voir H. Brissac, Souvenirs de prison et de bague, Paris, 1880 (livre d'un
journaliste qui a pris part à la Commune). — Liard Courtois, Souvenirs de
bagne, 190j (l'auteur, anarchiste, fut condamné à cinq ans de travaux forcés).
— Alph. Hximhert, Montagne, 1912 (journaliste et homme politique, condamné
eu 1871 aux travaux forcés à perpétuité, fut amnistié en 1879).
Les ouvrages de Jean Carol (Le Bagne, Nouvelle Calédonie, 1903) et de Paul
Mirmande {Forçais et Proscrits, 1897), ce dernier, ancien directeur de la Nou-
velle, n'ont qu'une valeur pittoros(iue.
330 FACTEURS SOCIAUX
Le terme le plus général, raccourcir, g-uillotiner, remonte à
cette époque' : « Raccourcir. Mot révolutionnaire qui signifie
trancher la iôte à quelqu'un, lui faire subir le supplice de
la guillotine » (d'Hautel).
On le lit fréquemment dans le pamphlet d'Rébert : « Grand
jugement du Père Duchêne qui condamne Louis le Traître à
être raccourci avec l'infâme Antoinette et toutes les bêtes fé-
roces de la ménagerie, pour avoir voulu mettre la France à
feu et à sang et fait égorger les citoyens y), Père Duchêne,
n° 165, p. 1.
Et dans les Pièces du procès Babeuf de la même époque, t.
I, p. 134 :
Nous vous raccourcissons,
Vos tètes tomberont,
Dansons la carmagnole !
Aujourd'hui, ce terme est encore très usuel: « Ohl la cra-
pule, quelle canaille, en voilà un qui ne l'aura pas volé si on
le raccourcit », Poulot, p. 161. — « Tous poussèrent un cri
d'horreur. En voilà un, par exemple, qu'ils seraient allés voir
raccourcir avec plaisir ! » Zola, Assommoir, p. 278.
€'est un sens éminemment populaire; cf. Oudin (1640) : « On
lui a accourci d'un pied, c'est-à-dire on lui a tranché la teste » ^.
A coté de racourcir, on lit de nombreux synonymes dans la
feuille d'Hébert, dont la plupart accusent une origine vul-
gaire incontestable. Citons les suivantes qui sont universelle-
ment connues :
Mettre la tête à la fenêtre, c'est-à-dire à la fenêtre de la
guillotine, dont le châssis peut se mouvoir verticalement dans
une coulisse (variante : mettre la tête à la lunette) : « Que la
Convention établisse une douzaine de tribunaux pour faire
mettre promplemont la tête à la fenêtre à la louve autrichienne,
à l'infâme Brissot et aux autres CQquins qui ont trahi le peu-
ple et allumé la guerre civile... Que la Convention fasse promp-
tement mettre la tête à la lunette à l'infâme Brissot, à la louve
autrichienne... », Père Dur/iêne, n" 278, p. i et n" 286, p. 1.
1. Aucun recueil lexicographique de l'époque révolutionnaire ne donne ce
terme (il manque au Dictionnaire général).
2. David Martin, Parlement Nouveau, Strasbourg, 1637, ch. LX (« Du Bour-
reau »), cite cette expression avant Oudin : « L'office du bourreau est de...
leur {aux malfaiteurs) trancher la teste, les décapiter, décoller ou faire car-
dinaux en Grève, accourcir d'un demi-pied... »
APAGHES 231
Expression encore vivace : « Oh ! faut avoir un rude cœur
au ventre pour pas caner qu'on va mettre le nés à la fenê-
tre .. », Méténier, Lutte, p. 289.
Cette locution est également d'origine vulgaire. David Mar-
tin mentionne une expression analogue relative à la pendai-
son : « L'office du bourreau est de pendre iiaut et court les
criminels ou malfaiteurs, les brancher, les noyer sur un noyer,
les faire danser sous la corde, leur donner le moine par le col,
les {q.\tq regarder par une fenêtre àQ corde, les estrangler... ' »
Sébastien Mercier, à propos des fêtes de la Raison, attribue
cette métaphore et quelques autres aux Montagnards : « L'air
retentissait du rugissement de ces tigres ; les mots de guillo-
tine, de rasoir national ^ de mettre la tête à la petite fenêtre,
de raccourcissement patriotique, termes mignons des mon-
tagnards, frappoient tour à tour toutes les oreilles^ ».
Mercier a oublié une autre expression devenue également
populaire : rouler sa tête clans le sac. aujourd'hui cracher (ou
éternuer) dans le sac (ou dans le son), c'est-à-dire dans le sac
de sciure destiné à étancher le sang du supplicié.
On la lit dans la feuille d'Hébert : « Braves Sans-culottes,
vous allez voir aujourd'hui (16 octobre 1793) sauter la tête de
l'abominable furie qui vouloit vous accabler de fers... Ne
l'abandonnez pas jusqu'à ce que sa tête ait roulé dans le sac »,
Père Duchêne. n" 298, p. 7.
Elle subsiste toujours: « Ce malin, à quatre plombes et mè-
che, Guigne-à-Gauche a craché dans le sac, place de la Ro-
quette », Méténier, Lutte, p. 288. — « J'éternuerai dans le son
et on me conduira ensuite au Champ de navets », Beauvillier,
Mémoire (dans le Figaro du 4 août 1873).
Hébert emploie finalement, avec le même sens, deux autres
métaphores tirées des noms do jeux d'enfants : jouer à la boule
et jouer à la main chaude, allusion à la posture du patient,
le condamné, rais sur la bascule, ayant les mains attachées
derrière le dos : « Je craindrais toujours les têtes couronnées
jusqu'à ce ([uo je joue à la boule ^ avec elles... Les bons avis
1. Ouvr. elle. Cf. Oudin (1640), v fenestre : « Regarder par une fenestre de
chanvre, i. e. estre pendu ».
2. Tonne qu'on lit souvent dans le Père Duchêne.
3. S. Mercier, Le Nouveau Paris, 1799, t. YI, ch. GLXVl : Fêtes de la Rai-
son.
4. ('.ette expression se rencontre fréquemment dans le vocabulaire des bri-
gands Chauffeurs de l'an 1800 (voir nos Sources, t. II, p. 92 et 96).
222 FACTEUKS'SOC[AUX
à la Convention pour qu'on fasse promptement yoïier le géné-
ral à la main chaude, attendu qu'il est le chef de tous les bri-
gands», Père Dachêne, \V' 174, p. 7, et n""263, p. 1.
Cette dernière expression est donnée par d'Hautel : « Jouer
à la main chaude. Au propre, mettre une main derrière son
doSj comme au jeu de la main chaude. Le peuple, dans les
temps orageux de la Révolution, disait, en parlant des nom-
breuses victimes que l'on conduisait à la guillotine, les mains
liées derrière le dos, ils vont Jouer à la main chaude ».
Elle a également survécu : « Encore un que je voudrais voir
Jouer à la main chaude », Méténier, Lutte, p. 290.
L'unique survivance du passé est veuve, potence ou gibet ',
terme appliqué à la guillotine après l'abolition de la pendai-
son : « Je trouverai des guibolles pour marcher devant la
veuve », Méténier, Lutte ^ p. 149.
Ajoutons que les termes policiers encore vivaces remontent
également à un passé plus ou moins éloigné : Violon et souri-
cière sont déjà usuels à l'époque révolutionnaire et le premier,
au sens de corps de garde, accuse une association d'idées très
ancienne'; ligotte ei panier à salade sont dans Vidocq et ont
passé dans la langue générale : « Ce surnom de panier à sa-
lade vient de ce que, primitivement, la voiture était à claire-
voie de tous côtés, les prisonniers devaient y être secoués
absolument comme des salades^ ».
L'argot des voleurs de nos jours ne vit donc que de souve-
nirs du passé, de décalques de l'ancien vocabulaire ou d'ex-
pédients purement formels. En fait, il n'existe plus à l'état de
langue spéciale, mais tout simplement comme un des nom-
breux aspects de l'idiome populaire parisien.
Depuis que le jargon, avant de disparaître comme langage
fermé, a trouvé un dernier refuge dans le bas-langage, on
peut dire que l'argot proprement dit, celui dont les malfai-
teurs se sont servis pendant des siècles, est mort, bel eT bien
1. Victor Hugo donne à ce mot le sens de corde à pendre [Misérables, I. V,
p. a06) : i Grimper par ce tuyau avec cette veuve »), et cette acception erro-
née a passé chez Kigaud et ailleurs.
2. Voir nos Sources, t. I, p. 73 à 74. Cf. Balzac, Splendeur des Courlisanes.
1841), IIIc partie, p. 4 (éd. 1855) : « Les inculpés sont emmenés au corps-de-
garde voisin, et mis dans ce cabanon nommé par le peuple violon, sans doute
parce qu'on y fait de la musique ; on y crie et on y pleure ».
3. Balzac, oiivr, cité, p. 2.
APACHES 223
mort. Les apaches parlent essentiellement la môme langue
que les autres basses classes de la société parisienne.
Ce n'est pas là confondre le jargon avec le bas-langag-e,
comme le croyait Darmesteter '. Il ne s'agit nullement d'une
confusion, mais de la fusion effective de ces deux catégories
linguistiques. Elles ne forment aujourd'hui qu'un seul idiome
populaire, qu'un organe unique, commun à tous les groupe-
ments sociaux, légalement ou illégalement constitués.
1. « Confondre la langue populaire avec l'argot, parce qu'elle renferme des
mots d'argot, c'est commettre la même erreur que si on la confondait avec
la langue savante sous prétexte que des mots savants y sont entrés », Ar-
sène Darmesteter, La Créalion des mois nouveaux, 1877, p. 39.
CHAPITRE II
GUEUX
Les mendiants ont fourni à toutes les époques des contin-
gents aux bandes de malfaiteurs. Ils ont eu de bonne heure
une organisation hiérarchique qui a passé au royaume de
l'Argot. Leurs fausses maladies pour apitoyer les âmes sensi-
bles ont provoqué à différentes reprises les protestations indi-
gnées des écrivains. Eustache Deschamps fulmine contre eux
au xiv*^ siècle et au début du xvi", le célèbre Corneille Agrippa
les crible de son ironie indignée :
« Il y a un autre genre de scélérats qui professent la mendi-
cité : ce sont ceux qu'on nomme par dérision Gueux à mira-
cles, par la raison qu'ils sont sains ou malades, quand il leur
plaît. En effet, ces marauds des saints n'ont-ils pas les secrets
pour se blesser, pour s'estropier, pour enfler, pour se couvrir
tout le corps de plaies, de chancres et d'ulcères ? Tous ces
maux-là ne durent que le jour; et il n'est pas sans exemple,
qu'on ait quelquefois surpris la nuit ces impotens dansant, bu-
vant, faisant grande chère et bonne vie aux dépens de leurs
bienfaiteurs, à la sottise et à la crédulité desquels ils choquent
le verre sans se lasser » '.
Dès cette époque, leur langage secret se confond avec celui
des voleurs, et le mystère dauphinois des Trois Doms, repré-
senté en 1509 à Romans (Drôme), nous en fournit un curieux
témoignage. Des bêlitres, comblés d'aumônes par les trois
doms ou seigneurs, se félicitent de leur aubaine (v. 4983 et
suiv.) :
LE PREMIER PAUVRE.
Que te semble de nostre advoir ?
Avons nous pour fere grant chère ?
N'esse pas pour fere debvoir,
Et gaudir broucr sus l'encliiere ?
1. De Vanitate Scietitiarum, Cologne, 1527, ch. LXV (« Mendicité ») ; nous
citons d'après la version de Guedeville, Leyde, 1726, p. 830 à 847. Cette page
«UEUX 225
Si nostre millo nn n'est tiere,
Nous luy remplirons sa fouillouse.
Que te sambie de la matière ?
Lie SKCOND PAUVRE.
Je ne scey sus ([uoy Ton proupose,
S'on pouvoit avoir une louse.
Pour aitbert qu'on mist sus la dure,
Nous serions bi<^n.
Les vocables relevés se trouvent déjà dans le jargon des
Coquillards dijonnais de 1433 et dans les Ballades en jargon de
Villon do 1437. ^
Termes spéciaux.
Le nombre dos termes particuliers aux mendiants qui ont
passé dans le bas-langage parisien n'est pas considérable,
mais caractéristique. Voici les plus significatifs :
Arlequin, rogatons ramassés dans les restaurants et vendus
dans les marchés aux miséreux: « C'est avec les rogatons
qu'on compose les arlequins. Le nom vient de ce que ces plats
sont composés de pièces et de morceaux assemblés au hasard,
absolument comme l'habit du citoyen de Bergame », Privât
d'Anglemont, 183i, p. 43. — « Elle tombait aux arlequins,
dans les gargotes borgnes, où, pour un sou, elle avait des tas
d'arêtes de poisson mêlées à des rognures de rôti gâté »,
Zola, Assommoir, p. 416.
Ce mot se lit pour la première fois, en 1828, dans les Mé-
moires de Vidocq (t. IV, p. 93) : « Un arlequin qu'il avait acheté
au marché de Saint-Jean, » avec cette note : « Petit tas de
viandes mélangées que l'on vend à la halle pour les chats,
pour les chiens et pour les pauvres ».
Balader ou hallader, aller demander l'aumône, mot de gueux
par excellence: «... qui permettent que les frères puissent
truchcr et hallader cinq ou six luysaiis ( = mois) », lit on dans
le Jargon de V Argot réformé de 1628, p. 30.
Ce verbe qui signifie proprement chanter des ballades (sens
usuel en moyen français) fait allusion à une pratique des
peu connue peut être ajoutée aux nombreux textes sur la Cour des Miracles
qu'on trouvera dans nos Sources, t. I, p. 54 à 'o6, 245 et 297.
1. Rappelons sur les Gueux les recueils poétiques de Richepin, Bruant et
Jehan Rictus.
15
22G FACTEURS SOCIAUX
incndianls cl o jadis : ils conlretaisaionl les a\Guglps et allaient
par les villes jouant de la vielle et chantant dos ballades dans
les carrefours. Le Liber Varj ctorum do lolO parle, dans son
XXVllT' chapitre, des musiciens aveugles qui jouent sur lo
luth, devant les ég-lises, chantant des airs relatifs à des pays
qu'ils n'ont jamais vus et font un conte sur l'orig'ine de leur
cécité.
Du sons de mendier, en allant d'un endroit à l'autre, bala-
de/' acquit l'acception générale' de se promener sans but, ac-
ception devenue populaire V. donnée comme telle déjà par
Vidocq (1837) et aujourd'hui courante à Paris et dans les pro-
vinces'.
Engueuser , séduire par do belles paroles, à la manière des
g'ueux qui, pour s'attirer la bienveillance charitable, ali'ec-
taient des airs humbles et cajoleurs. Ce verbe se lit fréquem-
ment dans lo poissard du xviii'' siècle, et tout particulièrement
chez Vadé : « A c'te "heure-ci que Cadet Hustache vous a en-'
gueusée, y sembe quand je vous parle d'amiquié, ça vous
dévoyé », Lettres de la Grenoalllère, p. 92.
De même dans lo pamphlet révolutionnaire d'Hébert :
« Ceux qui vous engueusent avec leurs complimens.., vous ont-
ils jamais parlé ce lang'ag'e ? » PcVe Duc/iéne, n° Hl, p. 5.
Le mot était très populaire dans le premier quart du
xix" siècle, d'où la censure répétée des g^rammàiriens : « En-
gueuser, pour amorcer, enjôler, bercer, empaumer, etc. Ne
dites plus : Il m'a engueusé, c'est un homme qui cherche- à
engueuser tout le monde », Michel, 1807. • — « Ce joli mot ■
d'engueaser n'a jamais trouvé grâce qu'aux oreilles de nos
Midas du bas peuple », Dosgrànges, 1821.
Littré le qualifie de « terme populaire et bas » et, comme
tel, il est absent du Dictionnaire général ; mais il continue à
être vivace dans le peuple, à Paris et en Franco.
Pays, compatriote, sens aujourd'hui usuel surtout parmi les
soldats, était, au début du xyiii»^ siècle, un terme favori des
gueux : « Pays est aussi un salut de gueux, un nom dont ils
1. C'est à tort qu'on y voit un emprunt méridional: « L'argot de Paris
connaît ballade, déguisé sous la graphie balade, au sens de flânerie... Il pa-
rait emprunté au Midi où balado signifie fête patronale où l!on danse... »,
Nyrop, Grammaire historique, t. IV, p. 339. — La forme balade, ))allade, est
archaïque : c'est celle du xv^ siècle (Charles d'Orléans).
2. Le Glossaire de la Mayenne, de Dottin, donne à la fois: se balader, flâner,
courir les boutiques, et balauder, colporter une nouvelle. •
GUEUX 227
s'appellent l'un rauLre quand ils sont du même pays. Ainsi,
ils disent, pour signifier bonjour un tel, bonjour pays ! adieu,
pays ! adieu un tel » (Philibert Le Roux).
Plusieurs autres de ces termes spéciaux se rapportent aux
noms donnés par les mendianls aux petites pièces qu'ils re-
cevaient comme aumùue :
Pied, denier, mot qu'on lit dans la Vie généreuse (1596) et
dans le Jargon de V Argot (1628), proprement /«/cd de nés, ap-
pellation ironique qui exprime le désappointement des men-
diants espérant recevoir d'avantage: cf. « avoir un pied de
nej, estre ou demeuré fort cstonné; Jaii'e un pied de nés, faire
une lionte ou un affront » (Oudin, 16i0). Ce mot de gueux a
survécu, au xix*' siècle, tout d'abord chez les voleurs ( « rete-
nue faite par les .tireurs », Yidocq) ; ensuite, part, compte :
« J'ai quatre atouts dans mon jeu, j'ai mon pied » (Ros-
signol).
Pelot, sou (écrit à tort pelaud), forme parallèle à pelot,
petit poil, c'est-à-dire un rien, une bagatelle : « 11 ne s'en
fauldra un pelet, » lit-on dans Rabelais (1. III, ch. xii).
Chez les mendiants : « Une infirmité... de quoi ramasser des
pélos à pleine sébile », Richepin, Truandaille, p. 113.
Chez les apaches : « Piaule pas, dit-il, pour dix pélos, je lui
rendrai vingt ronds »,Rosny, Rues, p. 77.
Chez les troupiers : « Ça y est... fais voir les pélauds ».
Courteline, Gaietés, p 256.
Sens généralisé : « J'avais quelques pélos en poche, je ris-
quai le pa({uet », Almanacli du Père Peinard, 18!)4, p. 31.
Récite, sou, prop^'ement âpre au toucher, répondant à l'an-
cien synonyme des gueux Jierpe ou herpelu, liard, qu'on lit
dans la Vie généreuse (1596) et dans Guillaume Bouchel (1598).
Le mot est familier aux apaches et aux filles : « Toutes ces
histoires de quatre rèches ne mènent à rien », Rosny, Rues,
p. Ii9.
Il est devenu d'un usage général : « Je suis sans le sou, je
n'ai pas un rèche » (Rossignol).
Rotin, sou, proprement déconvenue (de roter, être étonné
ou dans une grande colère), rappelant l'ancien synonyme pied
(v. ci-dessus). Mot passé chez les voleurs (Vidocq), les ouvriers
et le bas peuple (Bruant, Route, p. 110) : « T'as pas le rond,
t'as pas le rotin f »
Le bâton a joué un rôle important dans la vie du gueux :
228 FACTEUR SOCIAUX
il lui servait à la fois comriio appui dans ses courses vagabon-
des et comme insLruinent pour faire ses tours ou subtilités de
métier. De là cette double notion :
1" Mendier ou vagabonder, sens de l'ancien mot bilUcr,
mendier, proprement aller avec son bâton ou bille, qu'on lit
dans le Roman de la Rose :
10471. Lors s'i puéent aler hillier...
De même, (rucher, gueuser, du Jargon (1()28), répond au
fourbesque truccare, vagabonder (de trucco, bâton de gueux).
2° L'expression tour de bâton remonte à la môme source.
Elle a passé dans la langue littéraire dès le xvi'- siècle. On la
lit dans les Joyeux Devis de Des Périers (nouv. XVI) : « Beau-
fort qui, de son costé, entendoit le tour de baston, voyant la
grande privante que luy faisoit le mary et le gracieux accuril
que luy faisoit la jeune femme,... trouve aisément l'occasion,
en devisant avec elle, de la conduire au propos d'aimer ».
La Monnoye, en commentant l'expression, l'explique ainsi :
« qui ... entendoit le tour dubaston, c'est-à-dire qui étoit adroit.
Proverbe tiré du petit bâton avec lequel les joueurs de gobe-
lets font des tours de passe-passe » *.
Moisant de Brieux, dans son opuscule Les origines de plu-
sieurs façons de parler triviales (1672), pense que notre expres-
sion fait allusion au bâton des maîtres d'bôtel : « Elle peut
tout aussi bien faire allusion au bâton d'huissier ou mieux
encore au bâton des juges suppléants, qui, toutes les fois qu'ils
étaient appelés à remplacer les titulaires dans le temps de la
féodalité, grevoient les plaideurs de quelque dépense surero-
gatoire ».
Borel, dans son Trésor (16G5), est d'un autre avis (v° ^a^'-
ton) : « Tour du baston, c'est-à-dire du bas ton. parce qu'on pro-
met tout bas et dit à l'oreille à celuy avec qui on traite, que
s'il fait réussir l'affaire, il y aura quelque chose pour luy au-
delà de ses prétentions ».
Remarquons qu'à partir du xyii« siècle, notre expression a
subi une évolution de sens.
Oudin la définit ainsi dans ses Curiosités (16i0) : « Le tour
1. Cette explication se lit encore dans le Dictionnaire des proverbes de Qui-
tard (Paris, 1S42, p. 123), dans Bescherelle et dans Littré (v° bâton) : i II s.iit
bien le tour du bâton, il est fin et adroit, il sait faire sa main, location prise
des joueurs de passe-passe, qui ont d'ordinaire en main un petit bâton ».
GUEUX 329
de baston, c'est-à-dire ce que l'on tire d'un office, par subtilité
ou invention ».
Philibert Le Roux est plus explicite dans son Dictionnaire
comique (1718) : « Tour de bâton, c'est le savoir faire d'une
personne, les profits qu'elle a l'adresse de faire dans son mé-
tier. En France, les fermiers généraux, les intendans, les gens
de robe appellent tour de bâton, ce qu'est friponnerie, volerie,
et voilà sa véritable signification ».
Et d'Hautel répète à son tour (1808) : a. Tour de bâton, es-
pèce de correctif que l'on donne aux monopoles, aux exactions,
aux friponneries que se permettent certaines gens dans leur
emploi. L'homme probe a en horreur le tour de bâton ».
Mais la signification primordiale est celle qu'on lit chez
Des Périers, à savoir subtilité, finesse. Le tour de bâton était
en effet un des trucs des mendiants du bon vieux temps, et
voici ce qu'on lit à ce sujet dans la Vie généreuse des Merce-
lots, Gueu^ et Boesniiens, contenant la façon de vivre, subti-
lités et gergon (Lyon, L596, p. 9), à propos de l'initiation d'un
jeune mercelot :
fjors me présentent un baston à deux bouts et une balle, voir si
je mettrois bien ma balle sur le dos, me défendre des chiens d'une
main, et de l'autre mettre la balle sur le dos en mesme temps, et
aussi si je sçavois Jouer du baston à deux bouts selon r antique cous-
tume, en disant: Je desroberaij bien. Je ne sçavois rien alors, mais
ils me monstrerent fidèlement et avec beaucoup d'affection ce que
dessus et outre m 'appri mirent à faire de mon baston le faux mon-
tant, le râteau, le quigehabin, ^ le bracelet, Vendosse, le courbier, et
plusieurs autres bons tours.
Ce sont là de « subtiles et sublimes tours de baston, qui se
peuvent comprendre par l'expérience, » ajoute en note l'édi-
teur qui signe « Pechon de Ruby, gentilhomme breton ».
Le passage cité d'un des monuments du jargon du xvi'' siècle
explique à la fois le sens de « tour subtil » ou « finesse de
métier » que tour du bâton a dans la nouvelle de Des Périers,
ainsi que son acception ultérieure notée par nos lexicographes.
Cette expression proverbiale, — comme cette autre subti-
lité de gueux, l'art àc plumer la poule sans crier ^ qui remonte
1. Propreiiient attrape-chien : tour subtil du bâton pour faire taii-e les
chiens.
2. Cette expression se lit fn'iqueniment aux xvi«-xvii'^ siècles, dans Bran-
tôme, ïalleniant des Réaux, etc. Voir ces textes dans le Dictiomiaire de Fr.
230 FACTEURS SOCIAUX
également au xvi'' siècle et dérive de la même source — est
un curieux souvenir de la vie des gueux du passé, lorsqu'ils
constituaient une véritable hiérarchie, ayant leurs coutumes
spéciales, leurs rites d'initiation et leur enseignement pro-
fessionnel.
Mendiants et malfaiteurs ont do tout temps été en rapports
intimes. Aux xv'^-xvi*^ siècles ils se sont souvent associés et
confondus, en adoptant mutuellement leurs langues spéciales.
De nos jours, par leur vie vagabonde, les gueux ont été un des
facteurs intermédiaires les plus efficaces pour l'expansion des
termes de jargon dans l'argot parisien.
Michel, au mot nguige-ornie, goujat: proprement attrape-poule (dans la Vie
r/cnéreuse de 1596).
CHAPITBE III
TRICHEURS
Les jeux de hasard sont souvent mentionnés dans le dossier
des Coquillards dijonnais de 1455 et leur jargon renferme de
nombreuses appellations pour désigner les filous chargés de
dépouiller les naïfs. Les vocables duper ai piper, qui ont passé
dans la langue générale dès le xvi'^ siècle, ont été primitive-
ment des termes de jargon, do même que fourbe et pigeon^.
Voleurs, gueux et filous sont inséparables.
L'argot des tricheurs ou des joueurs sur le tapis vert porte
le nom de langue verte, expression qu'on lit pour la première
fois dans le prologue d'un mélodrame de Marc Fournier, Les
Nuits de la Seine, joué en juin 1852 à la Porte-Saint-Martin.
Dans ce prologue, intitulé Le Professeur de Langue verte,
un personnage, nommé Ronccveaux, s'exprime ainsi: « Ah!
oui, à propos, parlons d'argot! Vous ne savez pas? Depuis no-
tre séparation j'ai fait des progrès étonnants dans les mystères
de la roulette. D'un bout de l'Allemagne à l'autre, on m'a pro-
clamé docteur en langue verte. On appelle ainsi. Madame, la
langue cabalistique du tapis vert. Je l'enseigne à tous les fils
de famille de Bade et de Brunswick. J'ai eu l'honneur de l'ex-
pliquer même à des têtes couronnées ».
On sait que Delvau en a abusivement étendu le sens spécial
à tout le vulgaire parisien dans son Dictionnaire de la langue
verte (1866), et cette acception nouvelle a fait fortune.
L — Nomenclature.
Le plus ancien synonyme du tricheur Qsi f loueur qu'on lit
dans les Ballades en jargon de Villon^^ous la forme môme de
floar, h côlé de celle phis fréquente //'oa/'/.
1. Cf. Oudin (1640) : « Un piqeon, une dupe, un homme qui se laisse attra-
per ou tromper en quelque breland ou bordel. Métaphore, Le pir/eon est au
Colombie!', il est attrapé, il est pris ».
232 FACTEURS SOCIAUX
L'une et l'autre ' remontent au verbe f rouer, tricher au jeu,
qu'on r-enconlre également dans les Ballades :
Pour double de frouer aux arques,
Gardez-vous des coffres massis !
Ce verbe représente une métaphore tirée du cri des oiseaux
nocturnes — froa ! J'rou ! — et particulièrement de la chouette,
association d'idées du même ordre que piper : on froue avant
de piper pour leurrer les oiseaux "-.
Les mots^YoMer, filouter au jeu, ci f loueur soni restés confi-
nés dans le jargon, d'où ils passèrent, dans la première moitié
du XIX'' siècle, dans le bas-langage parisien. Bescherelle ne les
donne que dans son Supplément (18i5), et ce n'est qu'en 1878
qu'ils passèrent dans le Dictionnaire de V Académie^.
Le synonyme piper, également métaphore d'oiseleur, avec
le sens de tromper aux dés, se lit tout d'abord dans le dossier
des Coquillards (1455) et dans les. Ballades en jargon de Vil-
lon (1457), avant de faire son apparition dans des textes litté-
raires du dernier quart du xv!" siècle.
Les voleurs étaient donc en môme temps des iloueurs. C'est
ce que prouve également le mot filou, qui a commencé par
désigner le voleur subtil avant de devenir le synonyme de
triclieur : « Un filou, c'esl-à-dire un pippeur ou voleur » (Ou-
din, 1640).
• Le idY ma filou est moderne. 11 remonte au début du xvii"' siè-
cle^, et sa finale nous renvoie à la Bretagne, à l'instar de gabelou
et de voyou : c'est la prononciation provinciale de Jileur, c'est-
1. L'alternance des liquides est un des phénomènes les plus fréquents,
commun à la fois au vulgaire parisien et aux parlers provinciaux (v. ci-des-
sus, p. 93).
2. Gomme frouer-floiier ne remonte pas au-delà du xv« siècle (terme fonciè-
rement différent de l'ancien homonyme fvoer, briser), il est illusoire de le
rattacher au lat. fraudare (v. Meyer-Liïbke, Dklionnaire, n" 3487).
3. Balzac s'en est le premier servi : « Nous sommes floués », Cousine Bette
(dans Œuvres, 1846, t. XVII, p. 173).
4. Vers la même époque, on rencontre un liomonyme, filou, "au^sens d'air
do chanson (v. Fr. -Michel), qu'on lit également dans la Comédie des Chan-
sons de 1640, acte V, se. 5 :
Pour vous endormir la belle,
J'ay dit cent fois le filou...
C'est également un dérivé de filer, dont le sens correspondant ressort de
ces vers de Ricliepin {La Mer, p. 217) :
Ecoute filer dans la nuit
L'air qui brise, le Ilot (jui luit,
"" ' Et le bateau qui se lialance,
Et tâche à filer des cha?isons.
TRICHEURS 233
à-dirc de Jîlear de laine, que Philibert Le Roux donne comme
synonyme do notre mot. Un Jlleav de laine, c'était un voleur
de manteaux, un détrousseur de passants dans les rues, ce
qu'on appelait au xvi'^ siècle un tire-laine.
Un arrêt du Parlement, en date du 16 août 1623, qualifie
les voleurs d' « hommes hardis se disant ^/z/oas ». Aux témoi-
gnages groupés par Fr. -Michel ajoutons celui-ci à peu près
contemporain de l'apparition même du mot et tiré de la Comé-
die des Proverbes, acte II, se. II : « Et voyant qu'il me faisait
la moue, je l'ay appelle... chien defllou, preneur de tabac ».
Aujourd'hui, les tricheurs portent généralement le nom de
Grecs, appellation déjà attesté au xviii^ siècle, dans le Tréooux
de 1732: « Grec, terme de bonneteur ou de filou. Ils appellent
Grecs ceux qui suivent leurs tours infâmes, et qui les prati-
quent ». Au XIX'' siècle, le nom est donné par Vidocq (1837) et
il figure en français pour la première fois dans le Supplément
de Bescherelle (1850).
II. — Variétés.
De nos jours, la tricherie se pratique surtout dans les foires
et les marchés. Les jeux d'adresse par excellence y sont :
l*" Le bonneteau, jeu de trois cartes (deux rouges et une
noire), dernier truc de l'ancien bonneteur, nom du xviii® siècle
ainsi défini par leTréooux de 1732: « Bonneteur, filou, trom-
peur, surtout au jeu... Apparemment on a appelé ainsi ces
filous, parce qu'ils bonnettent les gens pour les engager au jeu
et les filouter, c'est-à-dire qu'ils leur font des civilités, qu'ils
les préviennent d'honnêtetés pour les attirer au jeu »,
Dans le « bonneteau», le compère qui amorce la proie, porto
le nom de comtois, c'est-à-dire comte, appellation ironique de
la dupe, devenue analogiquement baron et marcpàs et, par
corruption, contre.
Pour opérer, les bonneteurs sont généralement au nombre
de trois: le bonneteur, qui tient le jeu, trouvant presque tou-
jours le moyen de dissimuler la bonne carte; Vengayeur, qui
ponte pour allécher les naïfs (v. ci-dessous), et le nonneur,
qui guette l'arrivée de la police.
2° Le calot, îcu de trois coquilles creuses sous l'une desquel-
les le teneur place une petite boule, le représentant moderne
du biribi.
234 FACTEURS SOCIAUX
Ce mot calot est d'origine provinciale : dans le patois de
l'Ouest, il désigne la coquille de noix et la noix elle-même.
La boule de liège, dans ce jeu, est dite aussi rohignolle
(proprement testicule), nom passé au jeu lui-même; do là,
rohignol, très amusant (Rigaud), comme les boniments des
compères pour attirer les dupes : « Rohignol. Mot employé
comme superlatif d'admiration pour une chose extraordinaire
qui dépasse l'imagination : Une évasion audacieuse, c'est rohi-
gnol » (Virraaître).
Le terme général, pour désigner le truc qui empêche de ga-
gner dans les jeux de hasard, c'est arnaque : « Faut avoir
l'atout et Varnaque et du fil et un tas de choses », Richepin,
^Truandaille, p. 71. C'est un dérivé d'arnaquer, frauder, ma-
chiner, prononciation vulgaire do renâcler: la tricherie est
conçue comme une subtilité qui fait rechigner la dupe.
Varnaque se joue sur la voie publique et sur les boulevards
extérieurs'. Ce jeu de hasard est une vraie duperie, le gagnant
étant presque toujours Vengayeur (v. ci-dessous), qui partage
le profit avec ses complices.
III. — Termes spéciaux.
Le plus ancien terme de tricheur est truc, qui a acquis de
nos jours un développement considérable et appartient pro-
bablement au môme ordre d'idées. On le rencontre, au sens
de « ruse » dès le xii" siècle, dans les Miracles de Gautliier de
Coincy, foi. 204 v° :
De truc savoit plus et de guile
Que toutes celés de la ville...
sens conservé au xv" (Le Franc, Champion des dames,
fol. 100 r°):
Soyez sagement escolée
De faire le trucq si couvert,
Que chascun ait la bien alée,
Et fust il diable de Vauvert.
Et aujourd'hui encore vivace : « Truc. Façon d'agir, bonne
ou mauvaise, synonyme de ruse, tromperie «(Boutmy) : « Leur
charité est un fameux truc... », Mirbeau, p. 338.
i. Voir la description dans Virmaîtro, p. 13.
TRICHEURS 235
Lo sens initial du mot a dû être coup, coup d'adresse, peut-
être au jeu de billard (appelé truc dans certains endroits).
Suivons maintenant l'évolution du terme dans le parler
vulgaire, où il a acquis les acceptions suivantes :
1° Habileté, savoir-faire; avoir le trac, savoir s'y prendre :
« J'ai le truc do chaque commerce», Balzac, L'illustre Gaudis-
sart, 1832, t. VI, p. 328.
2° Ficelle, secret du métier, chez les saltimbanques : débiner
le truc, révéler le secret d'un tour (Delvau).
3"^ Entreprise, métier qui fait vivre.
Chez les voleurs : Truc, manière de voler, profession de vo-
leur (Vidocq).
Chez les tricheurs : Truc, jeu de hasard, pratiqué dans la
banlieue : « On appelle truqueurs ces gens qui passent leur
vie à courir de foire en foire, de village en village, n'ayant
pour toute industrie qu'un petit jeu de hasard », Privât d'An-
glemont, p. 96.
Chez les filles : Truc, raccrochage (Richepin, Gueux, p. 187).
Chez les troupiers : équipement (synonyme de /0M/*6i) : « J'ai
mon truc à matriculer pour à ce soir ; si c'est pas fait, je
ramasserai de la boîte », Courteline, Gaietés, p. 84.
4° Commerce infime en plein air, petit trafic de toute sorte
d'objets de vieux-neuf, d'antiquités : « Le gamin de Paris fait
tous les petits commerces qu'on désigne sous l'appellation de
trucs » (cité dans Rigaud).
5° Objet quelconque, choseen général (synonyme de /om/'60 :
« Nous arrivons dans une espèce de sale truc, grand à peu près
comme vlà la chambre », Courteline, Gaietés, p. 23.
Les deux termes suivants remontent également au passé :
Eclairer, miser au jeu, c'est-à-dire éclairer le tapis, mettre
les enjeux en évidence sur la table, sens attesté dès lexvi^ siè-
cle ^ à côté à'éclaireur, compère du grec chargé de dénicher
des dupes (Rigaud). Le verbe a acquis le sens général de :
1" Donner de l'argent, payer d'avance (dans l'argot des
filles).
2^ Payer en général: « Tu me dois trois francs, éclaire! As-
tu éclairé la dépense? » (Rossignol). — « Y faut éclairer, c'est
six francs, sans compter la casse », Monselet, Voyous, p. 48.
1. Esclairer, donner de l'argent, se lit, au xvie siècle, dans (lyre Foucault
(v. F. Brunot, ie xvi'' siècle, p. 241, note).
336 FACTEURS SOCIAUX
Ce terme a produit plusieurs vocables analogiques : Allumer * ,
payer : « Celui qui solde une dépense, allume » (Rossignol) ;
— Bougie, pièce de cinq francs en argent : « Combien qu'i y
faudrait des bougies pour s'éclairer ? » (cité dans Bruant, p. 27).
— Veilleuse, pièce d'un franc, et demi- veilleuse, pièce de cin-
quante centimes : « Je trouve une demi-veilleuse », Monselet,
Voyous, p. 48.
Engailler ou engager, allécher au jeu, faire du boniment
(Hayard), d'où engayeur, complice du bonneteur qui mise pour
engager les pontes à jouer; il est aussi indispensable aux ca-
melots pour faire valoir leur marchandise truquée.
L'engayeur^ est le descendant moderne de l'ancien gailleux,
filou, qu'on lit déjà dans les Ballades de Villon :
Gayeux, bien faictz en piperie,
Pour fuer les ninars au loing. ..
Engrainer, allécher au jeu, proprement répandre les grains
dans un champ pour attirer les oiseaux, image analogue à
cell^ des synonymes frouer et piper : « Autour des jeux de
hasard, dans les fêtes, il y a toujours des compères qui misent
pour engrainer le jeu, le mettre en train et engager les poires
à faire de même » (Rossignol).
De là, le sens général d'attirer quelqu'un, de s'insinuer près
de lui, sens depuis longtemps populaire ^
Flancher, jouer, spécialement un jeu de hasard, le bonne-
teau ou le calot, proprement jouer franchement ou à la (bonne)
f languette ^ sens ironique; de là: jouer aux cartes ou à tout
autre jeu sur les places publiques (Rossignol) ; flancher au ga-
din, jouer au b;juchon (Delvau); — tricher; — blaguer, plai-
santer (Rossignol), sens déjà donné par un glossaire argotique
de 1846.
Le dérivé flanche a acquis un grand développement ; il si-
gnifie :
1. On dit aussi, analogiquement, illuminer pour payer (v. un exemple dans
H. -France). C'est là une formation analogique purement livresque.
2. Un autre sens est consigné dans Rossignol : a Engayeur, individu qui
par ses plaisanteries arrive à faire mettre quelqu'un en colère. Engayer est
synonyme de faire endéver, taquiner ». C'est le saintongeais engailler, met-
Ire en colère, proprement faire prendre la chèvre (de gaille, chèvre), verbe
qu'on lit déjà chez d'Aubigné : « Mes désirs s'engaillenl sans cesse... > (Œu-
vres, t. III, p. 306).
?>. Voir Nisard, Etude, p. 307.
4. Vidocq donne à la fois flancher et flanquer pour jouer franchement.
TRICHEURS 337
1'^ Jeu, surtout clandestin: grande flanche, ian do roulellc
et de trente-et-un (Vidocq).
2*^ Boniment de camelot: « Pour faire le camelot, pas besoin
d'apprentissage, il est vrai ; de l'aplomb, du bagou, voilà ce
qu'il faut; être assez à l'œil pour vanner àQS flanches d'ac-
tualités, brailler par les rues et faire le boniment au public »,
Père Peinard, 23 février 1890, p. 2.
3" Discours, en mauvaise part, article de journal : « Mainte-
nant que j'ai dégoisé mon petit flanche sur la kyrielle d'an-
nées », Almanac/i du père Peinard, 1894, p. 5. — « Toutes les
semaines le Père Peinard y va de ses flanches », Père Pei-
nard, 4 janvier 1891, p. 2.
4" Blague, plaisanterie (dans un glossaire de 184G).
5" Chose mauvaise (dans le même).
6'^ Chose quelconque que Ton connaît (Rossignol) : « C'est
mon flanche: fricot et vinasse », Dçscaves, Sous-offs, p. 180.
Ratisser, décaver, ruiner au jeu, même sens que nettoyer ei
rincer, d'où dépouiller complètement : « Elle le fouilla, lui
ratissa la nionnaie », Zola, Assoinnioir, p. 427.
Expression synonyme de ratiboiser, rafler tous les enjeux
(au baccara), d'où ironiquement maltraiter, rouer de coups:
(Rictus, Doléances, p. 38) : « On me ratiboise, on me saigne,
on me viole... »
Ser ou sert, signal convenu parmi les tricheurs (mot déjà
donné par Vidocq), forme abrégée de service, qui a un sens
analogu-e : « facilité de filouter au jeu » (Larchey, SappL).
Un synonyme plus récent est duce : « Le complice d'un escroc
au jeu de cartes envoie la duce à son compère, pour lui dire
la carte qu'il doit jouer » (Rossignol),
Envoyer la duce * est la même chose que faire le télégra-
plie, tricherie de grec (Larchey, Suppl.).
Verre en fleurs, ou vert en fleur, au jeu de l'écarté, jeu
superbe, la main pleine de belles cartes ou d'atouts: il y a
quatre ou cinq combinaisons où le pigeon est toujours attrapé. -
De là: monter le vert en fleur, tendre un piège (Rigaud), se
1. On pourrait en rapprocher le provençal dusso, conduit, tube par lequel
s'écoule l'eau d'un vase ou d'une fontaine.
2. Hogier-Grison, Le Monde où l'on triche, p. 212. Dans ses Mémoires,
ch. Lxix, Vidocq, parle déjà du verre en fleur, et dans la dernière édition du
poème de Cartouche (1827), on lit : « Monter un ver (sic), mentir pour décou-
vrir la vérité ».
338 FACTEURS SOCIAUX
monter le vert en fleur, s'illusionner {Dellesale); croire que
c'est arrivé (Virmaître). Expression d'origine obscure ^
Le jeu de cartes a été très fécond sous ce rapport : il a
fourni nombre d'applications métaphoriques. Retenons celles
qui se rapportent à notre sujet.
Arche, prendre Cardie, prendre en faisant une levée, par
allusion h pont, couper une carte avec l'atout; de là:
i'^ Ennuyer, importuner quelqu'un : « Moi, ça commençait
à me fendre l'arche », Monselet, Voyous, p. 48.
2° Se tourmenter: « Il avait bougrement l'air de se fendre
Varche...^- il balançait ses châsses », Méténier, Lutte, p. 291.
Banque, mise de celui qui, aux jeux de hasard, tient le jeu
contre tous les autres, terme passé chez les. marchands fo-
rains :
1" Métier de saltimbanque: « Nous verrons si tu as des dis-
positions pour la banque... les premiers six mois tu seras bien
nourri, bien vêtu; au bout de ce temps, tu auras un sixième
de la manche », Vidocq, Mémoires, éd. Villiod, t. 1, p. H.
De là l'expression /aire de la banque, aussi avec le sens:
faire valoir la marchandise, faire le boniment; et le dérivé
banquiste, forain, propriétaire d'une grande baraque, saltim-
banque.
2'- Escroquerie, tromperie {banquiste, escroc).
Comète, ancien nom de la manille (une des cartes y portait
la figure d'une comète). Le carabin de la comète était jadis
le joueur qui risquait un coup, d'où l'acception de filou : « On
nous prends bien plus tôt pour des carabins de la comète ! »,
s'écrie un des personnages de la Comédie des Proverbes, acte
III, se. I. Aujourd'hui comète désigne le grec qui opère lui-
même, ensuite le vagabond, le sans-asile; filer (ou refiler) la
comète, c'est se coucher à la belle étoile : « J'étais fatigué de
filer la comète, j'en avais assez de la belle », Méténier, p. 121.
Couper, couper dans le pont, couper le jeu de cartes à l'en-
droit oii le tricheur lui a donné une courbure imperceptible
(cf. être heureux à la coupe, gagner en trichant); de là :
1" Tomber dans un piège (sens usuel parmi les malfaiteurs):
« Il y en a deux en surbine et un autre tricard, ils n'y cou-
peront pas », Méténier, Lutte, p. 196.
1. Voir, pour des essais d'interprétation, le Supplément de Larchey.
2. Le condamné à être guillotiné.
TRICHEURS 339
2" Eviter adruitomcnl une faliguo ou un travail (à la ca-
serne) : « Tout l'art Je celui qui la connaît consiste à couper
à tout ce qu'il a raison de craindre » (Ginisly) ; n'y pas cou-
per, aller en prison ou à la salle de police. — « Ils trouvaient
mille prétextes pour couper à l'exercice », Descaves, Soas-
OJfs, p. 56. — « Si vous êtes pincé, vous n'y coujjcj pas moins
de soixante jours », Courteline, Gaietés, p. 41.
3'^ Eviter, en général : « Si jamais y en avait un de vou.^
autres qui donnait un poteau, je promets quil n'y coupera
pas d'avaler sa fourchette... La preuve, c'est que les traîtres
n'y couperaient pas d'avoir mon couteau dans le ventre »,
Rosny, Rues, p. 179 et 318.
4'^ Croire naïvement : « Couper, accepter comme vrai une
chose qui n'est pas, croire à la véracité d'un récit plus ou
moins vraisemblable ; je ne coupe pas, je n'en crois rien »
(Boutmy) : « Dites y qu'e//e ne coupe pas dans les boniments
d'Adolphe », Méténior, Lutte, p. 91. — « Faut-il couper dans
les prédictions de Nostradamus ? Evidemment non ! » Alma-
nach du Père Peinard, 1894, p. 37.
Faucher, perdre tout son argent au jeu, par allusion au ta-
pis vert, d'où fauché, ruiné, sans le sou (synonyme de coi^pe),
sens généralisé (Rictus, Doléances, p. 12).
Vade, somme avec laquelle un des joueurs ouvre le jeu de
brelan, a acquis le sens de foule de curieux, de rassemblement :
Cliez les forains : « Le camelot fait un vade pendant que
des complices fouillent les poches des badauds » (Virmaître).
Chez les malfaiteurs (déjà dans Vidocq) : « Toute la vade
qui grouillait autour de moi », Méténier, Lutte, p. 291.
Ces données trouveront un complément éventuel dans le
chapitre suivant.
CHAPITRE IV
CAMELOTS 1
Descendant moderne de l'ancien coesmelot, pclit mercier,
le camelot - en a essentiellement gardé le métier: il est avant
tout mercelot, colporteur, soit ambulant comme marchand
de bimbeloteries ou d'habits ^ soit stable comme employé
de magasins de mercerie.
Colporter des marchandises, en courant les rues ou la cam-
pagne, c'est chiner, proprement s'éciiiner en portant des far-
deaux, travail pénible.
De là des acceptions multiples:
1" Courir les rues, pour acheter de vieux vêtements ou
pour vendre des chiffons (Rossignol).
2" Travailler çà et là, trimbaler (Bruant, Roule, p. 51).
« Rémonencq... allait chiîier (le mot technique) dans la ban-
lieue de Paris... Le métier de chineur, tel est le nom descher-
clieurs d'occasion, du verbe chiner, aller à la recherche des
occasions et conclure de bons marchés avec des détenteurs
ignorants », Balzac, Cousin Pons (18i7), t. XVII, p. 467 et 468.
3° Travailler avec ardeur, travailler en général (Rictus,
Cœur, p. 28): « ... de malheureux qui chinent et peinent sus
la terre ».
4° Railler, critiquer, persifler : « Blaguer, plaisanter quel-
qu'un est le chiner » (Rossignol).
1. Voir A. Goffignon, Paris vivant. Le Pavé parisien, Paris, s. d. ch. IV: Les
Camelots (p. 47 à 72). — Richepin, Le Pavé, Paris, 18S6, p. Uî à 369: Les Ca-
melots.
2. On ne voit pas sans surprise Meyer-LiiJjlie (Dictioiuiaire, «"4021) rattacher,
d'après Mistral, notre camelot au provençal camalo, portefaix, mot turc d'in-
troduction récente et exclusivement usuel dans les Alpes-Maritimes où il a
été importé par les marins.
3. « Il y a trois variétés de chineurs à domicile : le diineur au balladage, au
moyen d'une balladeuse ou petite voiture qui se déplie et forme un bazar
ambulant ; le chineur en ballot, f[ui offre en vente des articles de mercerie, et
le chineur à la hoiterne, nom d'un petit évenlaire que déjeunes garçons portent
devant eux au moyen d'une courroie passée en bandoulière » (Coffignon).
c A M E 1, 0 r s 24 1
Ce dernier sens rappelle le synonyme ancien froller sui' la
balle, médire de (juel(|u"un, c'est-à-dire frotter snr la balle,
du jargon des mercelols. qui fut adopt/' au xvii'" siècle par
les malfaiteurs.
Le mot a pénétré dans les papiers provinciaux, où il a ac-
quis parfois des acceptions plus larges: en Anjou, cldner si-
gnifie vendre des. denrées de porte on porte (« se dit des gens
qui vont de ferme en ferme, la hotte sur le dos, chercher des
œufs, des poules, etc. pour les revendre ». Verrier et Onil-
lon) ; dans le Bas-Maine, cldner, c'est à la fois travailler avec
ardeur, faire l'article ou'atlirer des pratiques dans un maga-
sin et demander l'aumône avec instance (Dottin); en Norman-
die (Manche), chiner, quêter, demander, aller à la recherche
de quelque gain ou profit (il s'y attache un certain sentiment
de défiance), quêter pour une œuvre commune (Beaucoudrey).
Une autre expression familière aux camelots est fusiller,
vendre à vil prix des marchandises volées, c'est-à dire les
écouler en coup de fusil, h n'importe quel prix.
Les marchands d'habits ambulants, les chineurs, après leur
ronde, venaient dégorger leurs marchandises dans le grand
réservoir du Temple V, dans le quatrième carré appelé jadis
Forêt noire, affecté aux fripiers. On y parlait un argot spé-
cial : un franc, c'était un point ; une pratique, un gonse, et
marchander, se disait râler : « Les râleuses sont les courtiè-
res lâchées par le marchand du Temple sur le gonse pour le
forcer à acheter ». C'est de là que vient l'expression courante,
un décroclie.^-nioiçà, qui désignait à la fois la boutique du fri-
pier et sa marchandise.
Les habits en mauvais état y portaient différents noms:
Fripe, vêtement usé, chiffon, mot archaïque ifrepe) et dia-
lectal (fripe), devenu un terme injurieux : « Oh! la vieille //v/je,
disait-elle, se servant d'un mot qu'elle retrouvait soudain
dans l'air de la brocante », A Daudet. Rois en exil, p. 276.
De là fripouille, gueux, canaille (sens déjà familier à Vi-
docq), parisianisme très répandu (v. Mary Burns, p. 81), passé
dans les parlers provinciaux : « Il y a trop de fripouilles à
côté de quelques bons ouvriers », Poulot. p. 41.
Panas, habit usé jusqu'à la trame et ne pouvant servi)-
qu'aux chiffons (la langue littéraire ne conaait que le dérivé
1. Félix Mornand, La Vie de Paris, 1833, p. 179-180 : L'argot du Temple.
Voir notamment p. 180. Le marché dn Temple datait de 1,809.
16
2V2 FACTEURS SOCIAUX
penaille. tas ilc lu(|ues), d'où panaillcux , hrocanleur, surtout en
dehors des forùlications où se liennenl les inarcliés au.\ puces
ou marché pouilleux (comme les appelle le peuple de Paris).
Patouille, habit à l'état de cbiftou (sens du bourguignon '
et lyonnais pa^'e): « A Paris, il ne faudrait pas songer à écou-
ler la patouille », Goffignon, p. 78.
Les camelots stables ou employés de nouveautés ont fourni
l'expression dans les grands prix (ou dans les grandes largeurs),
employée tout d'abord aux qualités des draps ou soieries, 1 1
ensuite à l'excellence d'une chose : « Il finit par être convaincu ;
sur quoi, retourné comme un gant,*il s'amusa dans les grands
prix, gloussant, toussant... », Courtcline, Train, p. 162.
Les camelots se divisent en nombreuses catégories suivant
les produits qu'ils vendent — les baveux, par exemple, ven-
dent du savon à détacher, surtout le long des quais — ou
selon l'habileté avec laquelle ils travaillent.
Un mot cher aux calTielots est vanne ou vanneau, article
vendu au rabais et à perte (alhision à la vanne de décharge) :
« Le camelot forain met son article en vente au moyen des
vanneaux-», Goffignon, p. 62. — « Les camelots disent /'atre
une vanne, lorsqu'ils vendent un journal qui annonce une
fausse nouvelle à sensation » (Virmaître).
Le mot désigne également le jeu truqué du grec: « Faire
gagner quelqu'un à un jeu arnaqué est lui faire une vanne »
(Rossignol). Ce sens est déjà donné par Vidocq : « Faire un
vannage, faire gagner d'abord celui qu'on veut duper plus
tard. Ce terme n'est employé que par les voleurs et joueurs
de province ». Môme image que la précédente, tirée du van-
neur qui nettoie les grains en les secouant.
Ce vocable de camelot a fait fortune pour désigner tout ce
qui est faux. On dit, dans ce sens, pousser le vanne ou casser
un vanne : « C'est comme quand on nous pousse le vanne
qu'on va démolir Mazas... A me cassait un vanne qui. va t'é-
trangler », Bercy, III" lettre, p. 6, et XV lettre, p. 7.
Le camelot doit encore être envisagé sous un autre aspect :
nous voulons dire dans ses rapports intimes avec le forain.
Mais alors il se confond avec cette nouvelle classe sociale, que
nous allons aborder.
1. Pour la Lorraine, le mot est déjà relevé pur Michel (1807) : « Patle, pour
haillon, vieux linge, n'est pas français ».
CHAPITRE V
SALTIMBANQUES
Au moyen-àgo, les saltimbanques élaienl parfois représen-
tés par des jongleurs, menant en laisse des ours, des singes,
et débitant sur les places publiques des drogues merveilleuses. '
Ils attiraient les passants par des boniments semblables à
ceux de nos camelots forains.
Le type du jongleur, au xiii'' siècle, est Rutebeuf, auteur du
premier boniment que nous connaissions : Le Dit de VHerberie,
pastiche des parades que débitaient les marchands d'orvié-
tan. En voici le début :
Seigneur qui ri estes venu,
Petit et grant, jone et chenu,
Tl vos est trop bien avenu !
Sacliiez de voir.
Je ne vos vuel pas desovoir : '
Bien le porrcz aparsouvoir
Ainz que m'en voize. /
Asceiz vos ! Ne faites noise.
Si escouteiz, c'il ne vos poize.
Je suis uns mire. ..
Suit rénumération des pays éloignés ou fictifs, jusqu'aux
confins du monde, d'où le jongleur a rapporté des pierre^
précieuses qui ressuscitent de la mort et des herbes merveil-
leuses qui guérissent instantanément la fièvre, la goullo, la
pierre, la surdité :
Et ce voz saveiz homme sort,
Faites le venir à ma cort :
Ja iert touz sainz.
Rutebeuf nous a laissé un autre boniment en prose qui mé-
rite d'être cité comme le plus ancien modèle du genre :
Bêle gent, je ne suis pas de ces povres preecheors ne de ces po-
1. Edmond Faral, Les Jongleurs en France an moyen-âge, Paris, 1910.
2'i4 FACTEURS SOCIAUX
vres herbiers qui vont par devant ces mostiers... Or, ostez les cha-
perons, tendez les oreilles, regardez mes herbes... Ces herbes vos
ne les mangerez pas... Vos me les métrez trois jors dormir en bon
vin blanc ; se vos n'avez blanc, si prenez vermeil ; se vos n'avez
vermeil, prenez chastain; se vos n'avez chastain, prenez de la bêle
yaue clere ; quar tel a un puis devant son huis, qui n'a pas un tonel
de vin dans son celier... Et je vos di par la passion... que vos serez
gariz de diverses maladies et divers mehainz, de totes fièvres quar-
taines, de totes gotes sans palazine, de l'engeleure du cors, de la
vaine du cul s'ele vos débat ; quar se mes pères et ma mère estoient
au péril de la mort, il me demandoient la meillor herbe que je lor
peusse doner, je lor doneroie ceste. En tel manière vens je mes her-
bes et mes oignemenz ; qui voldra si en preingne, qui ne voldra si
les lest. *
Dans la seconde moitié du xvi^ siècle, nous trouvons un
autre échantillon du genre, ires peu connu et qui mérite de
l'être. Il se trouve dans le dernier des Mystères, dans la Vie
de Saint Chvistophle du poète dauphinois Antoine Chevalet,
Paris, 1530 {Maulouë y est le nom du bateleur):
Le Roy i)e D.\mas
Sces tu nulles chançons nouvelles ?
Voulentiers les vouldrois ouyr,
Pour la jcompaignie re.sjouyr.
Si tu sces rien, que Ton voye.
M.\ULQUÉ
Je faiz d'une chievre une oye,
D'ung pourceau un molui à vent,
Et d'un franc diz sols bien souvent.
Et en s'adressant aux auditeurs de la Cour, il leur débite
ce boniment (IV journée, fol. K v") :
Seigneurs, voici la pourtraiclure
Du glorieux sainct Alipantin .
Qui fut escorché d'un patin
Le jour do karesme prenant !
Après voici sainct Pimponant
Avec sainct Tribolandeau,
Qui furent tous deux d'un seau d'eau
Decillez, dont ce fut dommage...
i. Nous en citons le texte d'après l'édition récente d'Kilm. Faral, dans
Mimes français du xiu= siècle, 1910, p. 61 à 68.
SALTIMBANQUES 245
Si vous aviez intention
De les avoir, je vous les baille
Les deux pour trois deniers et maille.
Au xvii-xviii'' siècle, le lieu d'élcclion des saltimbanques
est le Pont-Neuf, où des charlatans débitent des drogues, de
l'orviélan. C'est l'âge dor des fêtes et des spectacles fo-
rains.
De nos jours ^ les exhibitions sont à peu près les mêmes,
et le principal attrait de la foire reste toujours la parade, le
boniment. On en trouvera de nombreux échantillons dans les
écrits mentionnés en note. Bornons-nous à citer le suivant
qu'on lit dans Richepin :
Accroupi, les doigts tripotant trois cartes au ras du sol, le pif en
l'air, les yeux dansants, un voyou en chapeau melon glapit son bo-
niment d'une voix à la fois traînante et volubile... « C'est moi qui
perds. Tant pire, mon petit père ! Rasé le banquier ! Encore un
tour, mon amour. V'iàle cœur, cochon de honheur ! C'est pour finir.
Mon fond qui se fond. Trèfle qui gagne. Carreau, c'est le bagne.
Cœur, du beurre pour le voyeur. Trèfle c'est tabac ! Tabac pour
papa. Qui qu'en veut ? Un peu, mon neveu ! La v'ià ? Le trètle gagne !
Le cœur perd. Le carreau perd. Voyez la danse ! Ça recommence. Je
le mets là. Il est ici, merci. Vous allez bien ? Moi aussi. Elle passe.
Elle dépasse. C'est moi qui trépasse, hélas. Regardez bien ! C'est le
coup de chien. Passe. C'est assez ? Enfoncé ! Il y a vingt-cinq francs
au jeu ! etc.. » {Le Pavé, p. 353).
Le monde des forains, la banque, est nettement divisé en
deux classes : la (ji'ande banque, sorte d'aristocratie foraine
dont l'exploitation exige d'importants capitaux et qui dirige
des ménageries, des cirques, des manèges, etc. ; et la petite
banque, composée de marchands forains, de camelots, de mer-
lifiches, etc.
Les éléments sont nombreux et variés. Léon de Bercy les
a résumés dans ces vers (cités dans Bruant, Dlct., p. 61) :
1. Privât d'Anglemont, F^aris anecdote, 1834, p. 92 et suiv. — .fuies Vallès, La
Rue, 1866, p. 91 à 176, et Richepin, Le Pavé, — Victor Fournel, Ce qu'on voit
dans les rues de Paris. II» éd. 1867, p. 132 à 134 : Industriels et saltimbanques.
Tous ces auteurs citent des exemples pittoresques de boniments.
Les écrits d'Escudier (Les Saltimbanques, 1814), do Gampardon {Les Spectacles
de la foire, 1877) et de Hugues Le Roux (Les Jeux de cirque et la vie foraine, 1889
n'ont qu'une valeur teclinique.
Daux forains, MM. Alexandre (« le roi des bonisseurs ») et Pérodin, nous
ont fourni oralement de précieux renseignements complémentaires.
24G FACTEURS SOCIAUX
Dans la banque ils sont tous frangins ;
Guincheurs de tortouse, manouches,
Arnaqueurs, postigeurs, mangins,
Légriors, géants, fausses-couches,
Tarottières, nègres, flambeurs,
SoUiceurs de vannes- à la manque,
Bicots, merlifiches, tombeurs... *
Ils sont tous franghis dans la banque.
,De même, les exhibitions : Hercules, femmes phénomènes,
avaleiirs d'épées, mangeurs de feu, nains, g-Bants, etc.
Les forains ont exercé une action importante sur le déve-
loppement du bas-lang'ag'e qu'ils ont enrichi d'une nomencla-
ture originale et pittoresque. Les bateleurs avaient jadis laissé
des traces isolées dans la langue: en italien, batjatella signifie
à la fois tour de bateleur et bagatelle; en français, ihani-
(jance, manœuvre artificieuse, signifie proprement tour de
manche, par allusion aux escamoteurs qui font disparaître
liabilement dilférents objets dans leur manclie (on dit encore,
au Languedoc, faire entre inan et manif/ue, faire entre la
main et la manclie, c'est-à-dire rapidement, subtilement).
Manigance est un terme méridional (dérivé àainanigo, Nice,
manigue, manche) qui a passé en français au xvi« siècle.
Tout autrement considérable a été de nos jours l'influence
des forains, dont nous allons passer en revue les éléments
constitutifs.
1. — Termes de jargon.
Les forains ont de bonne heure adopté l'argot des malfai-
teurs. Voici un témoignage curieux de la première moitié du
XIX" siècle : « Argot. Langage usité généralement parmi les
bateleurs, les baladins, les sauteurs, les escamoteurs, les
chanteurs et parmi tous les autres sallii;nbanques qui com-
posent la classe nomade des l)anquistes... Ce langage sert aux
saltimbanques dans toutes les circonstances qui n'admettent
pas la publicité ou qui intéressent les secrets de leur profes-
sion » '. Voici ces termes de jargon :
i?ow/me, quête simulée faite dans les foires par les truqueurs
p.)ur stimuler le zèle des badauds (Rigaud): « Alors les Iru-
*
1. La plupart de ces termes seront expliqués au cours de ce chapitre.
2. Elouin, Trébuchct et Labaf, Nouveau Dictionnaire de police. Taris, 1.^35,
t. I, p. 39.
SALTIMBANQUES 247
qiieurs font ce qu'ils appellcnl une bouline, c'est-à-dire une
collecte entre eux », Privât d'Anglemont, Paris anecdote,
1854, p. 96. Le mot signifie « bourse » dans Vidocq.
Cainhrousier, paysan, campagnard (la dupe habituelle du
forain): « M. llébard -captivant Tattention dos cainbroasiers :
c'est ainsi que les forains nomment les paysans... Le tour est
fait, le canibrousier a été mis dedans », Privât d'Anglemont,
p. 93 et 97. Le mot désigne, dans Vidocq, le marchand forain
lui-même ainsi que le voleur de campagne.
Condé. permission de tenir des jeux de iiasard dans les fê-
tes foraines ou sur la voie publique (sens déjà donné par Vi-
docq) : « Avoir un condé, c'est être autorisé à stationner sur
une place publique pour y débiter de la marchandise ou y
exercer un métier » (Rossignol).
Landière. boutique d(,' foire ( « terme des marchands forains
et des voleurs de campagne », Vidocq).
Lègre, fêle foraine, et lëgrier, marchand forain (les deux
dans Vidocq), à coté de légreur, forain qui tient un jeu dans
les foires et qui annonce, pour allécher le public, des lois
imaginaires (Virmaître).
Lègre est abrégé d'allègre (sous-entendu endroit), les mar-
chés étant pour les malfaiteurs une source de revenus, de
joie: dans la germania, alegria désigne le cabaret et, dans
l'argot roumain, oeselie, c'est-à-dire allégresse, est le nom de
toute réunion publique K
Miquel, dupe : « On appelle monter niiquel, prendre une
dupe et la vider..., lui faire croire qu'on va l'enrichir et la
ruiner », J. Vallès, Rue, p. 165.
Rabouins, surnom donné par les forains sérieux aux rou-
loltiers bohèmes, proprement diables (sens du mot dans Vi-
docq).
Sutou, matériel du forain, proprement du bois (sens du mot
en jargon).
Tortouse, corde, d'où gainbilleur de tourtouse, danseur de
corde, acrobate (déjà dans Vidocq),
1, Behrens {Beilvlirje zur franzosischen Worlgeschichte, 1910, p. 148) trouve
notre élymologie peu probante et propose, à son tour, l'alloin. Lù'rjev, dépôt,
dépôt de mrircliaiidisos : « r^'acception ultérieure de foire — ajoule-t-il —
que le mot possède en roinan{« iin Pioinaiiischon ») est facilement comprélion-
sijjle ». — Lo vocable est exclusivement jargonnesque (il figure pour la [ire-
mière fois dans Vidocq) et le jargon ignore tout emprunt allemand.
248 FACTEURS SOCIAUX
2. — Bohémiens.
Les Bohémiens sont nombreux parmi les forains, qui les ac-
cablent de leur mépris, en les considérant comme indignes
d'appartenir à la corporation. Ils n'ont laissé, dans ce voca-
bulaire technique, que les traces de leur nom ethnique: Ma-
nouches ou Romanichels \ ce dernier, abrégé en Romani et
Romanigo, désigne particulièrement les bohémiens forains.
Ceux-ci parcourent les campagnea en qualité de vanniers,
rétameurs, marchands.de vieilles ferrailles, mais en réalité
ils vivent en exploitant la population rurale. Leurs femmes
disent aussi, à la foire, la bonne aventure, la bonne ferte,
c'est-à-dire la bonne fortune : « Si le paysan est défiant à
l'égard du camelot, il craint les romanigos ou romanichels,
ces bohémiens qui s'en vont par les routes, en volant à la tire,
sous prétexte de dire la bonne ferte », Coffignon, p. S8.
3. — Italiens.
Parmi les étrangers qui pullulent dans la corporation foraine,
les Italiens et les Espagnols sont les plus nombreux. Leur ac-
tion a été féconde et les termes dont ils ont enrichi le voca-
bulaire des forains sont frappants et ont fait fortune '. Voici
tout d'abord les emprunts italiens :
Palque, tréteau (de l'italien /»a/co) : flamber ou flancher en
palqne, travailler eu foire sans baraque ni voilure(lI. -France).
Postiche, ou postige, parade de forain. C'est le prologue que
les saltimbanques jouent devant leur baraque pour allécher le
public en l'amusant aux bagatelles delà porte et qui finissait
invariablement ainsi ... « Entrez, messieurs, mesdames, en-
trez; vous y verrez ce que vous n'avez jamais vu ; et cola ne
coûte que deux sous. Deux sous ! Il faudrait ne pas avoir deux
sous dans sa poche, etc. » ^
1. On lit dans le Dictionnaire de police, déjà cité, au mot Romamichel (sic)
cette explication déconcertante : « Maison où logent ordinairement les sal-
timbanque-^, les voleurs ». Elle est d'ailleurs tirée du glossaire des Mémoire;;
d'an Forçai (1828). — e Le mot romanichel (fiii, dans l'argot ))arisit'n, désigne
le bohémien, est la corruption de romani Ichnve, gars Ijohémiens », P. Mé-
rimée, Carmen, fin.
2. V'oir, à titre de comparaison, l'argot des forains de Rome, dans Nice-
foro et Sighele, La mala vila a Borna, Turin, 1898.
3. Privât d'Anglemont, p. !J2. De là les dérivés :
Posliger, faire la postige, rassembler la foule sur la voie publique, allé-
cher les passants et leur vendre un article quelcomiue à un jnix qui semble
SALTIMBANQUES 249
Le moi postiche est déjà donné par Vidocq. Comme plusieurs
autres termes de cette catégorie, le vocable a fait fortune en
dehors du monde forain où il signifie:
Chez les typographes : « Postiche, ou parade, plaisante-
rie en parole ou en action, bonne ou mauvaise; quelquefois
faire une postiche, c'est chercher noise, faire des reproches »
(Boutmy).
Dans le bas-langage en général, terme synonyme de bo-
niment: « Faut voir les postiches qu'il (le politicien) va débi-
ter entre le café et le pousse-café, dans des gueuletons où l'on
bouffe bien », Père Peinard, 2i mars 1889, p. 2.
4. — Espagnols. '
L'espagnol a fourni aux forains un des nombreux synony-
mes du boniment :
Pallas, dans l'expression faire pallas, faire montre ou pa-
rade, répond à l'espagnol vulgaire hacer pala, se mettre devant
quelqu'un pour occuper son attention pendant qu'on le vole,
image tirée du jeu de la paume, proprement recevoir et ren-
voyer la paume avec le battoir (pala), sans la laisser rebon-
dir par terre : « Son pallas na variait pas : Voulez- vous,
disait-il, vous amuser en société ? achetez ma poudre, c'est
un secret que m'a légué un de mes aïeux... », Ch. Virmaître,
Paris oublié (cité dans IL-France). — « Finis, les bonisscurs
époilants, qui faisaient la parade devant des baraquettes gon-
dolantes... Ils vous envoyaient des palas (jui n'étaient pas
dans un sac... », Almanach du Père Peinard, 1894, p. 22.
Ce terme de forain, qui fait allusion aux boniments des ca-
melots, a également élargi sa splière en franchissant son mi-
lieu spécial. Il a passé :
Chez les typographes : « Pallas, discours emphatique ou
plutôt amphigourique ; pa^/asser, faire des phrases, discourir
avec emphase; /Ja//assear, qui a l'habitude de faire des pallas y>
(Boutmy).
dérisoire, mais qui en réalité est largement rémunérateur ((Jloffignon, p. 49).
Poslicheur, nom du camelot qui, sur la voie pulîlique, fait du boniment
pour attirer les passants et leur vendre sa camelote. On dit anssi postijaleur,
ce dernier répondant à l'italien vulgaire poslegffiatore, charlatan (« en jar-
gon », Oudin, 1642). Le poslijalcur, le premier dans la hiérarchie des came-
lots, est naturellement tloué d'une grande facilité d'éloculion et d"un aplomb
imperturbable.
250 FACTEURS SOCIAUX
Dans le bas -langage, en général : « Mossieu le nnaire
débâgouline un pallas patrioticard », Alnianach du Père Pei-
nard, 1894, p. 40.
L'expression faire pallas signifie (déjà chez Vidocq) faire
le grand seigneur, de l'embarras avec peu de chose ; aujour-
d'hui, faire des manières (Rossignol). On la lit déjà dans une
cfianson argotique de 1835 \ et de nos jours, dans Bruant
{Rue, t. II, p. 28) : « Vrai, c'est pas pour faire du pallas... »
Ce mot pallas, remarque Hayard, a deux significations :
comme substantif, il veut dire discours, boniment ; comme
adjectif, il sigviiifie beau, superbe : « C'était un couple pa-
las... », Richepin, Truandaille, p. 52.
5. —.Français.
Le contingent français est naturellement le plus important
et quelques-unes de ces contributions ont profondément péné-
tré dans la langue (cf. boniment) :
Battre comtois, servir de compère (comtois) à un forain,
c'est-à-dire feindre le niais pour mieux attraper la dupe :
« Dans les fêtes, aux abords des baraques de lutteurs, il y a
toujours des spectateurs qui demandent un gant ou caleçon
pour lutter avec le plus fort de la troupe ; on s'imagine que
c'est un adversaire sérieux, mais ce n'est qu'un compère qui
bat comtois, et qui se laisse toujours tomber pour avoir sa re-
vanche à la représentation suivante afin d'attirer le public »
(Rossignol). — « J'avais alors pour passetemps... de battre
comtois devant la baraque de lui tour tenue par Dubois », Riche-
pin, Truandaille, p. 15.
Cette expression est calquée sur la locution jargonnesque
battre l'antijfe, feindre le niais, dissimuler, proprement battre
l'estrade pour demander l'aumône, d'où la notion de « feinte »
attachée au verbe battre -.
De là, feindre, mentir, sens généralisé :
Chez les malfaiteurs : « Un voleur bat comtois lorsqu'il
ne veut pas comprendre les questions qu'on lui fait et ne dit
1. Voir nos Sources de /'Argot cuv^ien, t. II, p. 185.
2. Victor Ilugo (Les Misérables . 1. VII. ch. II) se trompe donc en soutenant :
« Pas une métaphore, pas une étymologin de l'argot qui ne contienne une
leçon. Parmi ces hommes hallre veut dire fp.indre; on bat une maladie ; la
ruse est leur force ».
SALTIMBANQUES 251
ce qu'il pense » (Rossignol). — « En altcndanl, je vais baiire
comtois... », Vidocq, Mémoires, t. III, p. 2o ^
Dans le bas-langage : « Une femme bai comtois lors-
qu'elle fait des infidélités à son homme et qu'elle jure qu'elle
lui est fidèle » (Rossignol).
Aussi, sous la forme abrégée battre, mentir : « Ne t'in-
quiète pas, je battrai si bien que je défie le plus malin de ne
pas me croire... T'as beau battre, on ne m'en conte pas à
moi », Vidocq, Mémoires, t. III, p. 29 -.
La locution battre comtois est parfois altérée en chiquer
contre (de chiquer, battre), mentir, simuler, également deve-
nue populaire : « Tu n'as pas besoin de me chiquer contre on
plaidant le faux pour savoir le vrai » ^Rossignol).
Boniment, long discours de forain pour attirer le public dans
une baraque , parade de pitre dont nous avons cité des échan-
tillons : « L'ouvrier mixte aime les fêtes de banlieue et écoute
le boniment de Paillasse », Poulot. p. 59.
Ce terme de forain est devenu très populaire, au sens de dis-
cours artificieux pour convaincre ou séduire : « Depuis le dé-
puté en tournée électorale jusqu'à l'épicier qui fait valoir sa
marchandise, tout le monde lance son petit boniment » (Ri-
gaud).
Chez les malfaiteurs : « Je lui détaillerai mon petit bo-
niment.... », Méténier, Lutte, p. 146. — « J'ai prêté loche
pour entraver le boniment du garçon qu'on allait brancher »,
Lettre argotique, 1837 (dans Sources, t. Il, p. 191). — « On me
prenait pour un mylord et j'envoyais bien mes boniments »,
Drissac. Moti bagne, p. 44.
Chez le peuple, qui l'applique surtout aux candidats élec-
toraux : « Ceux qui prennent la parole, dégoisent leur boni-
ment sans, magnes, ni flaflas... », Almanach du Père Peinard,
1890, p. 31.
Ce terme, déjà donné par Vidocq (1837), manque encore à
1. Dans l'édition des Mémoires par Villiod {191i), t. II, p. 17, on lit fautive-
ment : ballve comptoir.
2. De là, battage, mensonge, batteur, menteur, dérivés également devenus
populaires :
Chez les ouvriers imprimeurs : « Battage, plaisanterie, mensonge; bat-
teur, qui fait des mensonges » (Boutmy.)
Dans la langue populaire : « C'est donc des menteries... j'ai coupé dans
le pont... c'est donc du battage... Ilein, quel battage que ces fêtes de Tours
et ce gueuleton épastrouillant donné en l'iionneur des chemins de fer », /'ère
Peinard, .0 oct. 1890, et 2 nov. 1890, p. 2.
252 FACTEURS SOCIAUX
Bescherelle (i845). Tandis que Littré le caractérise comme
« mot très vulgaire et qui est presque d'argot », le Diction-
naire général le donne déjà à titre de néologisme familier.
C'est un dérivé de bonir ou bonnir, dire, parler, propre-
ment dire de bonnes histoires, mot adopté par les voleurs et
qu'on lit déjà dans les Mémoires (1828) de Vidocq.
Il est encore vivace chez les forains : « Le camelot bonnit
pour vendre sa camelote... » (Rossignol), d'où il a passé dans
le peuple : « J'en reviens à ce que je te bonissais dans le com-
mencement de ma babillarde », Bercy, X^ lettre, p. 7^
Caravane, réunion de voitures d'une tribu de nomades ou
d'un grand établissement (cirque, ménagerie), a aussi le sens
de voiture de forain, de roulote, sorte de maison roulante où il
.vit et meurt : « C'était un des meilleurs flambeurs de la cara-
vane ï) (cilé dans Bruant, Dict., p. 116).
Elle porte souvent le nom de maringote : « La mdringote,
dans le principe, était la voiture du marchand forain courant
la province, et ce n'est que par extension et depuis une qua-
rantaine d'années que l'appellation a été donnée à la voiture
des saltimbanques. Cette voiture est par eux quelquefois nom-
mée la caravane, la che^ soi » ^
Le mot est très répandu dans les parlers provinciaux, dans
lesquels maringote désigne habituellement une voiture légère
à deux roues : « Cochard dit qu'on les nomme ainsi parce que
les premières se sont faites à Maringucs, en Auvergne »^
Castelet, baraque de polichinelle ou de guignol, proprement
petit caslel, d'où castelier, imprésario de pareilles baraques
(H. -France),
Drague, fonds de saltimbanque, baraque de foire, table
d'escamoteur, (H. -France), d'où dragueur, hanquisie, esca-
moteur, qui drague ou soutire l'argent des badauds, des
dupes.
Entresort, baraque de forain (on y entre et on en sort conti-
nuellement) : « On appelle entresort, dans le monde des saltim-
banques, le tliéâtrc'cn toile ou en planches, voiture ou baraque,
i. De là bonisseur, no.u du pitre qui fait le boniment, et, ironiquement,
beau parleur (Ilayard) : « Les entendez-vous sur les tréteaux? Le bonisseur
aboie, la paillasse glapit. . s Vallès, Rue, p. 93.
2. Note d'Edmond de Goncourt, au chapitre VII des Frères Zeingano (1879),
roman de saltimbanques.
3. Cité par Nizier du ruilsindii, !,<■ Litirc de la Grand'Coie, 1903.
SALTIMBANQUES 253
dans laquelle se tiennent les monstres... Le mot est caracté-
ristique... On entre, on sort, voilà », Vallès, Rue, p. 119.
Flambeau, comédie foraine, parade, avec de nombreuses
acceptions secondaires :
1" Savoir faire, expérience : « Avoir le flambeau, c'est èlro
1res habile dans un métier » (Virmaîtrc).
2" Nœud d'une affaire :' Je sais où est \q flambeau (Idem).
3" Jeu de cartes : « Fais voir ton flambeau, je vais te dire
si tu as gagné » (Rossignol).
4° Affaire, chose quelconque que Pon connaît (Hayard : « Ce
qu'il a fait n'est pas un chouette //a/?ii»eaa (Rossignol). — « Ça
sera toujours el même flambeau », Bercy, IX^ lettre, p. 5.
Avec les dérivés : Flamber, installer un établissement fo-
rain, jouer la comédie, amuser le public; flambeur, comé-
dien de foire, flamboter , jouer aux jeux de hasard (Rossignol),
et flamboieur , tricheur (Hogier-Grison).
Merliflche, forain ambulant, proprement mirifique, mer-
veilleux (anc. fr. et pop. mirUfjque), terme qu'on lit dans Ri-
chepin. Gueux, p. H : « On nous prend pour des m,erli fiches... »
Merligaudier, vagabond qui est un peu saltimbanque : « Ce
n'est pas pour des prunes qu'on m'appelle Merlijîche; mon père
était merlitjauclier », Richepin (cité dans Bruant, Dict., p. 435).
En Picardie, merligaude a le sens de mélangé, en parlant des
aliments non solides et des boissons (cf. arlequins); dans la
Dole (Jura), mirlicodin désigne une personne naïve et co-
casse (Leconte).
Pélican, paysan, proprement homme long et dégingandé
(allusion à la taille du pélican) :'
Je me tiens souvent les jours de foire,
Sus la place où se trouve el marché,
Je fais le boniment à l'auditoire,
Au pélican endimanché K
Pëtrousquin, sobriquet donné au paysan et au bourgeois
(par les troupiers), désigne le badaud, le public, dans l'argot
des saltimbanques: «Lorsque les autres enfants balbutient papa,
maman, et jouent à la poupée, lui — l'enfant des forains —
il entortille déjà le pëtrousquin, en faisant la manche, il sait
attraper le public en -faisant la quête... Alors, malheur aux
pauvres pétrousquins, partfculiers qui s'aventurent à jouer!
1. Henry Bagaet, Autour de Jaquemart, Chansojis et monologues Moulinais,
suivis de la Purée et d'an glossaire argotique, Moulins, 1906, p. 106.
20% FACTEURS SOCIAUX
Ils sont rançonnés sans merci », Privât d'Anglemont, 1854,
p. 94 et 96.
Pingouin, public, proprement tas d'imbéciles (l'oiseau a une
apparence stupide; : « Vois-tu le pingouin, comme il s'al-
lume? » Eugène Suc (cité dans Rigaud).
Pitre, paillasse de foire, aide de saltimbanque (forme rouer-
gâte de piètre, chétif, misérable, gueux) : « Le père Godard
avec son pitre... », Yidojq, Mémoires, éd. Villiod, t. I, p. 17.
Terme généralisé au sens de bouffon, d'amuseur do société.
Tomber, terrasser, vaincre un adversaire en luttant, verbe
neutre passé de bonne heure au sens transitif ; de là tombeur,
lutteur qui terrasse tous ses adversaires, athlète forain: « un
tombeur d'hercules ».
Trèpe, treppe, affluence, foule, proprement trépignement
(du français ancien et dialectal -, treper, trépigner), terme
commun aux saltimbanques et aux voleurs parisiens (Vidocq) :
« Boniment susceptible de faire un treppe, c'est-à-dire un ras-
semblement autour du camelot », Coffignon, p. 92. — « Le
trèpe a pas rendu aujourd'hui, faut le repincer par ailleurs ».
Méténier, Lutte, p. 249.
Le terme est devenu populaire : « Treppe. rassemblement de
monde... Dans un café où il y a beaucoup de clients, il y a du
treppe » (Rossignol). — « Y a guère que la Toussaint qu'y a du
tr^èpe dans les cimetières », Bercy, XXXIV lettre, p. o.
Voyageurs. C'est le nom qu'on donne aux marchands fo-
rains qui font la province, en opposition à ceux qui ne font
que Paris et la banlieue (Rossignol).
Le nombre de ces termes spéciaux, qui ont trouvé accès dans
le langage populaire, est, comme on le voit, assez important.
Des professionnels de la rue, ce sont les camelots et les forains
qui lui ont fourni quelques-unes de ses contributions les plus
caractéristiques. 11 faudrait y ajouter le concours apporté dans
ce sens par l'enfant perdu de la voie publique, le voyou S
mais l'influence de ce dernier a été d'ordre trop général pour
être précisée par des exemples*.
1. Voir, sur tomber, ce que nous avons dit ci-dessus, p. 124.
2. Cf. Derjgranges (ls21) : t Tj'eper sur quelqu'un pour dire marcher. Voilà
un mot du Niais de Sologne ».
3. Voir Victor B'ournel, Ce qu'on voit dans les rues de Pans, 2» éd. 18G7, p. 348-
360 : Le gamin de Paris.
4. Cf. Charles Monselet, Les Voyous (dialogue que nous citons d'après l'Al-
manach de hi larif/ue verte pour 18G8), et A. Machard, L'Epopée au faubourg,
Les cent gosses, Paris, 1!J12.
CHAPITRE VI
CHIFFONNIERS
Les chitlonnicrs forment une population à part, vivant pôle-
môle, conservant des mœurs étranges. L'ivrognerie est leur
passion : après le débit de la hotte (où ils mettent tout ce
qu'ils trouvent de bon dans le tas d'ordures), la plupart d'en-
tre eux passent le reste de la journée à boire *.
Comme tout groupement qui vit en marge de la société, les
chiffonniers se servent d'une langue spéciale, du jargon, qui
était jadis d'un usage général parmi eux, comme le témoigne
une curieuse romance de 1830, V Assommoir de Belleville^.
« Tous lés chiffonniers savent et parlent argot ». c'est-à-dire
jargon, déclarait déjà en 1842 Emile de la Bédollière ^ Les
chiffonniers bretons de la Roche Derrien se servent également
d'un argot parliculier étudié par N. Quellien (1896).
Sobriquets et noms.
Celte petite industrie et ceux qui la pratiquent ont excité
la verve ironique des écrivains; de là toute une nomencla-
ture facétieuse, pour la plupart livresque et inconnue aux chif-
fonniers eux-mêmes : Amour ou Cupiclon, chevalier du crochet,
philosophe, elc, désignani le chiffonnier, et cabriolet, cache-
mire d'osier ^, carquois (cf. Cupidon), etc., désignant sa hotte ^
Ajoutons parfait amour du chiffonnier, eau de vie vendue
dans les assommoirs, et cette appellation qu'on lit chez d'Hau-
tel : « Une lingère au petit crochet. Nom que l'on donne par
1. Jules Barberet, le Travail en France, t. VI ; Le chiffonnier. — Louis Pau-
lian, la Holle du chiffonnier, Paris, s. d. 'purement technique).
2. Voy. Sources de P Argot ancien, t. II, p. 199 à 201.
3. Les Industriels, métiers et professions en France, Paris, 1842, p. 175.
4. Cette expression se lit dans la dernière édition du Jargon de 1849."
b. Un essai critique sur le vocabulaire des chiffonniers parisiens a été fait
par Otto Driesen, dans Festschrift Adolf Tobler, 1905, p. 135 à 152.
356 FACTEURS SOCIAUX
raillerie aux gens qui ramassent les chiffons de côté et d'au-
tre, avec un petit crochet enté au bout d'un bâton ».
Leur appellation vulgaire est bifjîn, chiffonnier : « Voici
les bifjhis qui passent le crochet au poing... », Richepin, Pavé,
p. 72.
Ce nom est tiré de biffe, chiffon, sens remontant à l'étoffe
rayée en usage du xiu*' au xvi^ siècle. La bijfe, dont on
faisait alors des robes et des manteaux, était un drap léger en
laine peignée de choix, d'une qualité spéciale, exempte de
bourre et de déchets. Elle se fabriquait dans le Hainaut et à
Douai, de môme à Provins et à Paris ^ : « Bijfcs rayées de
Provins », est cité par Du Gange, sous l'année 1293, et un
fabliau de l'époque nous dit (éd. Méon. t. IV, p. 179) :
Qui veut sa robe de brunete,
D'escarlate ou de violete,
Ou biffe de bonne manière.
La dégradation du sens a été le résultat de la fabrication
en qualités inférieures. Oudin, en 1640, explique déjà bijje-
ries par mauvaises marchandises, et le patois de la Mayenne
connaît encore biJPfer au sens de « tromper » (Dottin). Au xix"
siècle, biffe, ciiiffon ', a produit biffer, ramasser des chifï'ons;
biffln, qui désigne le chiffonnier, et. ironiquement, lesavetidr
(la saleté est commune aux deux métiers) ainsi que le fantas-
sin, dont le sac rappelle la hotte du chiffonnier : « Un pauvre
bougre, une fois la dèche noire arrivée, se faisait bifjin (sa-
vetier) », Père Peinard, 23 février 1890, p. 2.
Le nombre des termes que les chiffonniers ont fourni au bas-
langage est fort restreint. Citons les suivants :
Clioquote, os gras recueilli par les chiffonniers, servant à
la fabrication de la gélatine et des phosphates. De là, au sens
généralisé, chose agréable, bonne : « On prend tout à la bonne
et les incommodités deviennent de la choquotte », Richepin.
Pavé, p. 64.
Rogate, viande ou plutôt rognures de viande ramassées dans
les ordures (appelées aussi qaiqiii). proprement rogaton, a
acquis le sens figuré de mauvais, laid, défectueux : « Je
1. Voy. F. Bourquelot, Etude sur les foires de Champagne au xii% xiii" et
XIV' siècle, Paris. i8G5, t. I, p. 231 à 234.
2. Son diminutif hi/feton, billet (de chemin de fer, de loterie, de théâtre),
proprement petit cliilVon : « T'as les bi/fetonsf » Gourteline, Trai?i, p. 223.
CHIFFONNIERS 257
chine ce qui me semble roupe et rogate », Bercy, XXXIV let-
tre, p. o.
Triquer, trier des chiliens. C'est un terme des flotteurs de
la Nièvre : trier, et spécialement trier marque par marque
les bûches avancées par le Ilot, afin de pouvoir établir les piles
de chaque marchand. De là atiriqurr. acheter des ellets volés,
terme de chilfonnier passé dans le jargon (on le lit pour la
première fois dans Vidocq), et dont le sens propre est : soumet-
tre les objets dérobés à un triage.
En somme, peu de chose. Le rôle des chiffonniers, par leur
vie vagabonde, a été plus efficace comme propagateurs des
mots d'argot dans l'idiome parisien que comme créateurs de
termes nouveaux.
17
CHAPITRE YII
FILLES ET SOUTENEURS
Los filles ont été un des inlennédiaires les plus actifs pour
l'expansion des termes spéciaux dans le bas-langage. Leur
contact avec les soldats., les ouvriers, les apaclies. a facilité la
propagation et la fusion des divers ingrédients linguistiques.
Elles-mêmes possèdent un petit vocabulaire spécial, dont on
a eu tort de contester l'existence : « On a prétendu que toutes
les prostituées de Paris avaient un argot ou jargon qui leur
était particulier, et à l'aide duquel elles communiquaient en-
semble, comme les voleurs et les filous de profession... 11 est
faux que les filles aient un argot particulier ; mais elles ont
adopté certaines expressions, en petit nombre, qui leur sont
propres, et dont elles se servent lorsqu'elles sont entre elles.
Ainsi les inspecteurs du bureau des mœurs sont des rails, un
commissaire de police un f tique, une fille publique jolie est
une gironde ou chouette, une fille publique laide est un rou-
bion ; elles appellent la maîtresse d'un homme sa largue, et
l'amant d'une fille publique non paillasson ' ».
Ceci fut écrit eu 1830. Quelques années plus tard, en 1841.
un autre médecin spécialiste déclarait tout le contraire et in-
sérait dans son livre un « Vocabulaire pour comprendre le
langage des souteneurs et des filles publiques^ ». Les termes
s'y confondent souvent avec ceux employés par les malfaiteurs ;
tels brêine. carte d'inscription; carme ou carlo. argent; rousse,.
inspecteur de police; tine, réunion de souteneurs, etc.
Le plus important de ces termes est retappe, promenade
sur le trottoir (donné par Vidocq comme « terme des filles pu-
bliques »), mot qui vient en droite ligne des Chauffeurs de l'an
1300, qui désignaient ainsi la grande route où ils guettaient
1. Parent-Duchatelet, De la Prostitution clans la ville de Paris, 1816, p. 137.
2. D"' Aimé Lucas, Les dungers de la prostitution, Paris, 1841, p. 31 à 3S. Cf.
p. 32 : t Si l'on veut désigner quehiu'un mal vêtu, on dit, il joue la ruine,
il est de la détosse, c'est-à-dire en détresse ».
FILLES ET SOUTENEURS 259
les passants. Le vocable a passé dans le parler vulgaire et dans
la langue générale : « Après avoir fait la /'6'/a/Jpe toute la nuit»,
Concourt, Journal, 5 février 1868.
N'oublions pas qu'en 1815, dans un opuscule consacré aux
filles publiques du Palais Royal, on lit déjà un cliapitre, d'ail-
leurs insignifiant, intitulé : « Termes d'argot » *. Cette courte
liste présente l'intérêt d'être profondément influencée par le
jargon et d'avoir ainsi contribué à l'expansion de celui-ci dans
le parler vulgaire -.
1. — Noms spéciaux.
Plusieurs des appellations qui désignent les filles sont ca-
ractéristiques et remontent assez haut:
Grue. Terme injurieux et attesté, au sens actuel, dès le dé-
but du XY*^ siècle (dans Godefroy) : « Icellui Girard appela la
suppliante deux ou trois fois (jrus ! grus ! et pour ce qu'elle
n'entendoit pas que c'étuit à dire des dites paroles, demanda
audit Girard que c'estoit à dire ; lequel Girard lui dist que
c'estoit à dire ribaude, en l'appellant par plusieurs fois : grus,
ribaude ! gras, ribaude! »
Le mot désigne proprement la femme qui, par coquetterie,
redresse et tend. le cou comme font les grues. Cou de grue,
au sens défavorable, se lit déjà au xii'- siècle, dans le Mise-
rere de Reclus de Molliens. str. cxxxii :
Ent.-mt clia, urguicus, cous de ijrue !
C'était l'allure iiabituelle des femmes libres ou des galants.
Dans le « Sermon joyeulx des fcnilx » du xV siècle, on lit à pro-
pos des annaireux {Ancien llicàtre, t. II, p. 212) :
Je trouve aussi à mon proi)os
Une autre quantité de t'olz
Qui s'en vont de nuyt par les rues,
Estandant les colz comme grues!
Chameau. C'est pour une raison analogue que ce terme dé-
1. Le Palais- Royal ou les Filles en bonne fortune, Paris, 1815 (termes d'argot,
p. 122-123). Un opuscule de P. Guisin porte à peu près le même titre : Les
Nymphes du Palais-Royal, leurs mœurs, leurs expressions d'argot... Paris, 1815.
Les expressions d'argot no figurent que sur le titre.
2. Cf. Charles Virmaître, Paris impur, 1890, et Jean de Merlin, La Débauche
ù Paris, 1900.
Nous avons déjà parlé des romans sociaux de Piosny aîné et de Ch.-H. Hirsch
(v. ci-dessus, p. 53 et 55).
2G0 FACTEURS SOCIAUX
signe également la femme de mauvaise loiuMiurerOn lit dans un
« Sonnet contre une vieille courtisane » du Sieur de Sygogne:
Vostre tosto ressemble ;ui inarmouzcl cVun cistre...
Vostre longue encolure à celle d'un cliaineau.
Par contre les deux appellations qui suivent sont des mots
d'amitié :
Biche. Nom caressant que l'on donne aux jeunes filles et dont
l'emploi remonte au xviu*^ siècle : « Vous n'êtes pas ici tout
seul? Vous soupez donc ?... laquelle de nos sœurs est de la
partie? car vous êtes un courrcur de biches », Comte de Cay-
lus, Oeuvres, t. X, p. 29.
Le mot n'a donc pas été créé en 1857 par Nestor Roqueplan,
comme le prétend Dolvau.
On en trouve l'origine métaphorique dans ce passage de la
comédie Les Escoliers (1589) de François Perrin (acte IV,
se. III) :
Au vieil temps... la craintive fille...
Vergogneuso baissoit la teste
Et n'osoit voir un homme en front :
Mais maintenant nos filles vont
Plus effrontées que des biches
Qui battent des deux flancs les friches.
Cocotte. Le terme se lit, avec son sens général, chez d'Hau-
te! (1808) : « Mot flatteur et caressant que l'on donne à une pe-
tite fille. Mot enfantin pour dire une poule ^ ». Mais l'acception
moderne était déjà usuelle au xviii*^ -siècle : « Une certaine
Adeline qui représente aux Italiens et plusieurs autres cocot-
tes de même espèce », lit-on dans le Cahier des plaintes et
doléances de 1789, p. 16.
Ajoutons pierreuse, ainsi défini par d'iïautel : « Prosti-
tuée dans le plus bas degré. Ce sobriquet a été donné à ces
femmes, parce qu'elles font ordinairement leur honteux com-
merce dans les lieux où l'on bâtit et où il y a grand nom-
bre de pierres ».
Le nom a été censuré par les grammairiens: « Pierreuse.
Nom donné aux lilles des rues. C'est un barbarisme », Des-
granges, 1821. Il est encore usuel (Bruant, Rue, t. H. p. 8i).
Les autres appellations^ sont modernes :
1. En revanche, le mot poule, depuis quelques années, remplace complète-
ment cocotte.
2. Parmi les appellations spéciales citons : Brique, prostituée de bas-étage.
FILLES ET SOUTENELRS 261
Marmite, nom de la fille dans ses rapports avec le souLc-
neur qu'elle paie et nourrit : « Faire bouillir la mannite, four-
nir d'argent pour maintenir ou nourrir une famille » (Uudin,
16i0). Ce nom se trouve mentionné pour la première fois dans
le petit vocabulaire déjà cité du médecin Aimé Lucas (p. 31):
« Le souteneur appelle la prostituée qui lui donne l'argent sa
marmite. Elle est, selon qu'elle lui rapporte plus ou moins
d'argent : marmite de cuivre, de fonte, de carton... ».
Rouchie, sale prostituée (Rigaud) : « L'amante de cœur d'une
vieille rouchie des grands quartiers », Poulot, p. 128. — « Cette
rouchie avec ses oripeaux », Zola, p. 406.
Ce mot remonte à rouchi, gredia (dans Vidocq), et celui-ci
au sens primitif de « chien » que rouchi a dans le bellau, ar-
got des peigneurs de chanvre du Bas-Jura.
Morue, pendant de la nomenclature ichtyologique concer-
nant le souteneur : « Les femmes sont des ponifs, des crevet-
tes à filets, des morues », Poulot. p. 134.
Le client ou l'amoureux payant de la fille, c'est le miche,
la dupe, le simple : « Les filles appellent un miche l'homme
qu'elles font monter chez elles et qui paye », Le Palais Royal,
1815, p. 122. — « Lorsqu'une fille a raccroché un homme qui
a été avec elle, elle a fait un miche », Dr. Lucas, 18il, p. 32.
— « Elle lui persuade que son miche l'a quittée à cause de
lui », Poulot, p. 130.
Le nom était déjà usuel au xviu^ siècle: « Miche se dit d'un
sol qui se laisse duper. On le montre au doigt en disant:
Voilà le miche ! C'est un terme bas et qui n'est connu que du
peuple ». Dictionnaire de Trévoux, 1732. — « 11 faut cepen-
dant trouver quelque miche qui prenne la moitié de st'en-
fant », Comte de Caylus. Ecosseuses (dans Oeuvres badines,
t. X, p. 552).
Miellé est la prononciation vulgaire de Michel, nom tradi-
tionnel de la dupe, du niais ; au xv*' siècle, michault désignait
le cocu, dans Guillaume Coquillart (t. I, p. 111) :
Peut estre qu'elle a nom Denise
Et son mary Jehan ou Thil)ault,
Et néanmoins pour sa devise
Porte un M qui fait Michault.
proprcmiMit /'Oi7 de hrir/ue, (jui a les cheveux roux (tiossiguol) ; — /li/iocheuse.
prostilui'e rapace (Riguud), contaiainalion de lUbusfier et balocheuse. Celle qui
nppelle le client de safenétre, fait la quitourne, la fenêtre (« celle qui tourne »).
302 FACTEURS SOCIAUX
Faire le miclielet, c'est aujourd'Inii palper les femmes dans
une foule (Rigaud) ; au xV^ siècle, faire le saiiU miclielet,
c'était faire l'amour (Coquillart, t. I. p. 105).,
Ce miclielet est tout bonnement le pendant de michaut et de
miche (prononciation populaire de Michel).
Le commerce de la prostitution est généralement désigné
par persil {aller au persil, on faire persil, c'est raccrocher les
passants) : « On dit d'une prostituée qui se promène pour trou-
ver pratique, elle va au persil, elle arrache du chiendent, elle
donne du vague... Si son commerce ne va pas, elle dit que le
persil ne pousse pas ; si au contraire, le commerce va bien,
alors le persil est en fleur », D'' Lucas, 18il, p. 33.
Le sens en est : aller chercher de l'argent, pour acheter
du persil et en assaisonner la soupe (cf. marmite), répondant
à aller aux épinards, en parlant d'un souteneur, recevoir de
l'argent de sa marmite.
L'expression a d'ailleurs franchi le monde des filles pour
faire incursion dans le langage des mondaines et des salons :
Faire son persil a signifié aller aux Bois de bonne heure, pé-
destrement, sur le sol fraîchement arrosé: « Aujourd'hui, on
monte le matin !... il n'y a plus de Bois !... on ne fait plus son
persil », Gyp, Ohé ! la Grande Vie ! 1891. p. 153.
2. — Les souteneurs.
Le pendant de la fille est le souteneur que le Trévoux (1752)
définit ainsi : « Celui qui soutient. On ne le dit que de ceux
qui ont de mauvais lieux. C'est celui qui a soin de faire payer
celui qui les fréquente. Les souteneurs que les filles de joie
payent pour empêcher le désordre sont ordinairement eux-
mêmes des coquins qui les pillent, les volent, les maltraitent
et leur font dix fois plus de mal que celui qu'elles cherchent
à éviter ».
On rencontre fréquemment ce nom dans les écrits poissards :
Vadé, Les Porcherons, etc. '
Il portait encore, au xvni'^. siècle, le nom de guerlichon ou
greluchon : « C'est ainsi que l'on appelle l'amant favorisé se-
1. Voy. Louis Puibaraud, La Malfaiteurs de profession, Paris, 1S94, ch. V :
J,es souteneurs. — Cliarles-Louis Pliilii)pe, Buhu de Montparnasse, Paris, l'JOt.
Tout récemment, 'SI. Francis Garco s'est fait une spécialité de ce inonde
louche. Voir son roman Jésus la Caille (1914).
FILLES ET SOUTENEURS 263,
crèteinent par une femme entretenue ou qui se fait payer par
d'autres amants », Trévoux, 1752. — « Un essaim de ces
animaux rongeurs, que l'on nomme guerluclions, assiégeait
continuellement sa maison, la pilloit et partageoit toutes les
faveurs de la danseuse », Caylus, Œuvres, t. XI, p. 33.
Le plus ancien exemple se lit dans le poème Cartouche ou
le Vice jnini (il2ïï), de Nicolas Ragot dit Grandval, ch. IV :
« Je voulais la tuer, elle et son greluchon ».
Ce nom, d'origine obscure, était déjà usuel dans la seconde
moitié du xvi'' siècle. Pierre Viret parle, en 1560, d'un saint
Grelichoii \ et Henri Estienne, en 15(36, d'un saint Guerlichon
qui guérissait du mal de la stérilité. Ce prétendu saint « se
vante d'engroisser bravement autant de femmes qui le vien-
nent aborder, pourveu qu'elles faccnt leur devoir, c'est-à-dire
que pendant le temps de leur neufvaine faillent point clias-
cun jour plusieurs fois de s'estendre sur luy tout de leur
long... » ^
Au XIX*' siècle, le mot est donné par d'IIautel, et il est en-
core vivace sous la double forme greluchon et guerluchon
(v. H. - France) : « Apprends un peu, bougre do greluchon,
que la blouse est le plus beau Vêtement, oui ! le vêtement du
travail ! » Zola, Assommoir, p. 490.
Son équivalent moderne plus fréquent est marlou (nom pro-
vincial du matou), qu'une facétie de 1830 explique ainsi : « Un
marlou, c'est un beau jeune homme, fort, solide, sachant
étirer la savate, se mettant fort bien, dansant le chahut et le
cancan avec élégance, aimable auprès des filles dévouées
au culte de Vénus, les soutenant dans les dangers immi-
nents » ^
Terme du bas-langage très répandu : « Dire que cette
gueuse-là en était tombée à ce point, pour suivre quelque
marlou qui devait la battre », Zola, Assommoir, p. 403. —
« Ce marlou s'étendait en hauteur et boitillait », Rosny,
Marthe, p. 78.
L'ancien équivalent maquereau — avec sa forme abrégée
moderne />3ac ^ (Bruant, Rue, t. II, p. 98), fém. maca et les
1. Tralcté de la vraye et fausse religion, 1S60, 1. VII, ch. XXXV.
2. Apologie d'Herodole, éd. Ristelhubei', t. II, p. 321.
3. Ci?iqHaiile mille voleurs de plus à Paris ou Réclamations des anciens mar/ous
de la capitale contre l^ordonnance de M. le Préfet de police, concernant les filles
publiques, par le beau Théodore, ancien cancan, Paris. 1830, p. .j.
4. Mec, meg, par contre, est pris au jargon : un mec à la colle forte (image
364 FACTEURS SOCIAUX
tliiiiiriulifs maquet (Idem, t. I, p. 200) et macrotin — ainsi que
son synonyme également ancien poisson cVavril, qu'on lit
dans la Diablerie ded'Amerval (1507, fol. B 111 v''):
Vien ça, i le chief des ruffyens.
Houlier, putier, maïuereau infâme,
De maint homme et de mainte famé
Poisson, (l'apvnl, vien tost à moy !
ont produit toute une nomenclature ichtyologique désignant
le souteneur :
Barbeau, abrégé en barbe (diminutif barbillon) et amplifié
on barbiset : « L'homme qui reçoit de l'argent d'une prosti-
tuée est un barbillon, un meg », Dr. Lucas, 1841, p. 32. —
« Pas un bai'biset qu'aurait osé pousser un coup de vague »,
Mélénier, Laite, p. 156.
Brochet, abrégé en 6roc/ie (Bruant, Rue, t. II, p. 119), avec
le diminutif brocheton et le dérivé s'embrochiner, se coller
avec une femme (Virmaitre).
Dauphin, abrégé en daufe, d'où daujier, souteneur (Bruant,
Rue, t. I, p. 205); a donné, aussi, par jeu de mots: dos fln^
ou simplement dos ^ (Richepin. Gueuse, p. 19!) : « C'est nous
qu'est le dos... », à côté de dos vert, par allusion aux bandes
vertes qui sillonnent le dos du maquereau, ^ appellation déjà
usuelle dans le poissard (Les Porcherons, 1773, V® chant):
De ce dos vert ■'• de Jolicœur,
Le ton fanfaron et gouailleur,
Tout drès d'abord m'a fait com])rendre
Qu'i voulions faire ({ueute esclandre.
Une dernière appellation du souteneur, celle-là d'origine
provinciale; est costau (écrit costaud) qu'un glossaire argoti-
que de 1846 donne sous la forme costel : « 11 voulait devenir le
chef d'une bande réelle, un meg, un costaud, une terreur »,
Rosny, Rues, p. 7.
empruntée au menuisier, surnommé pol-à-colle) désigne un souteneur à poigne,
redoutaltle, en opposition à mec à la mie de pain, sobriquet du souteneur
inalaJroit et craintif.
1. r^ucifer, en ajiostrophant Satan.
2. De là dossière ou daitssiere (cf. dauphin à C(')té de dos fin], prostituée d'un
dos, d'un souteneur.
3. Bruant, v» maquereau, donne d'autres synonymes ; chueiine, écaillé, gou-
jon... Ce sont là des parasites forgés analogiquement et dont ce dictionnaire
attende.
4. Guy de Maup;issant le met dans la bouche d'une drôlesse parisienne
[Bel-Ami, p. 119) : « Elle lui tourna les talons en déclarant : « Je ne fréquente
pas les dos verls ».
FILLES ET SOUTENEURS 265
Le mot désigne proprement le fort, qui a des côtes : « On
a enterré des plus costauds que loi... il a des gas costauds »,
Rosny, Rues, p. 28 et 75.
Les costauds de Villetle sont les forts, les vigoureux, comme
les Nervi, les apachcs de Marseille, en chemises molles et pan-
talons à la hussarde. Ce nom a fait fortune, en franchissant
le monde louche auquel il appartient en propre pour pénétrer
dans d'autres milieux sociaux, par l'intermédiaire des filles
et des troupiers.
La Terreur, c'est le surnom que porte le plus fort entre les
souteneurs d'un même quartier : « Une Terreur peut se payer
des héguins tant qu'il veut, — il finit par se laisser prendre
par des flics », Merlin, p. 120.
Cette appellation se lit déjà, avec un sens rapproché, dans
les écrits de Vadé : « Faut l'appeler Monsieur la Terreur à
cette heure-ci », Racoleurs, se. XX.
Le souteneur de barrière, vers 1875, était reconnaissable à
ses pantalons à pattes d'éléphant, dits bénards * (du nom du
fabricant); à sa casquette très haute, à trois, à cinq, à six
ponts, nommés en dernier lieu - def^ ou desfous (du nom du
chapelier) ; à ses mèches collées sur les tempes et appelées
tour à tour : accroche-cœurs, appellation rustique et provia-
ciale, adoptée tout d'abord par les filles galantes et passée de
celles-ci aux souteneurs; — faces, terme de la langue générale
(« Faces. Ce nom se donne improprement aux boucles de che-
veux qui couvrent les oreilles »; Michel, 1807); — guiches,
allusion à la guiche de chartreux, bande d'étoffe attachée de
chaque côté de la robe pour la fermer ; de là, nom du soute-
neur et de sa, caste ^; — patères, c'est-à-dire tempes sembla-
bles aux crochets qui retiennent les rideaux; — et finalement
rouflaquettes, appellation récente, d'origine provinciale : « Un
seigneur h. rouflaquettes, petit et crapuleux, la veste ouverte
sur le chandail », V^.os,ny, Marthe, p. 78.
La forme primordiale rouf le (Bruant, Dict., p. 113) est
d'origine provinciale : en Normandie, faire le rouble, c'est
1. ï Avec un bénavd à pattes d'un thunard », Bercy, XLl" lettre, p. 6.
:2..Gf. Virmaître, Varis impur, p. 156 : i De 1830 à 1848, la casquette de
souteneur se nommait une joa^enfe ; de 1848 à 18oo, on l'appelait un david;
aujourd'hui (1890), les souteneurs portent la casquette plaie à large visière ».
'A. « Alors on m'a payé un def américain, tout ce qu'il y. a de gandin »,
Bercy, III" lettre, p. 5.
4. Richepin, Gueux, p. 191 : n Gare au bataillon de la guir/ie... »
266 FACTEURS SOCIAUX
prendre un air arrogant, se pavaner (cf. tiJfeSy cheveux, pro-
prement attifets) '.
Si long-temps que sa marmite travaille, qu'elle est sur le
tas (terme emprunté '' aux métiers), le souteneur roule son
existence fainéante; mais une fois qu'elle est arrêtée ou ma-
lade, il est sur le sable, à sec et sans savoir quoi faire ^ De
mangeur de blanc ^, qu'il était, il devient mangeur de rouge,
assassin: « Les criminels à Paris ont leur pépinière : ce sont
les souteneurs. Tout souteneur est du plant de criminel » ^
Devenu apaclie, le souteneur ne recule pas devant sa première
victime, Monsieur le bon (Bruant, Rue, t. II, p. 194).
Ce facteur social impur, la fille, a donc joué, lui aussi, un
rôle intermédiaire assez important pour la propagation des
mots nouveaux, venant tour à tour des malfaiteurs et des
troupiers, des matelots et des ouvriers. La part qu'elle a ainsi
prise, jointe à sa propre contribution, ne pouvait être négligée
dans l'examen d'ensemble des nombreux éléments, qui ont
concouru, chacun pour sa part, à former le langage popu-
laire de nos jours.
1. Le bal ou rendez-vous de^s souteneurs aux noms ichtyologiques portait
en conséquence le nom d.'aquariiim, et la partie des boulevards entre la Porte
Saint-Denis et la Madeleine, celui de Banc de Terre-Neuve ; la pèche des
morues y avait lieu de quatre heures du soir à une heure du matin : « Le soir,
l'ouvrier [sublime] viendra voir le défilé AnBanc de Terre-Neuve, il trouvera
là ses affaires dans les prix doux », Poulet, p. 129. Mais ces appellations
paraissent tout simplement livresques.
2. Cette image très expressive sur le tas semble empruntée à la corporation
des repousseurs sur métaux. La pièce que l'ouvrier repousse ou cisèle r"e-
pose sur une masse de plomb qui s'ajoute à l'enclume.
3. C'est ce qu'on exprime par calandriner, traîner la misère (verbe déjà
donné par Fr. -Michel) ou caler le sable (Rigaud) ; fusion de caler (cf. caleler)
et halandriner, se liallader, proprement colporter son balandrin ou balle de
mercier.
. 4. Cette appellation se lit déjà chez d'Hautel : « Maiigeur de blanc, libertin,
lâche et paresseux, qui n'a pas honte de se laisser entretenir par les fem-
mes ».
'6. Pny])araud, ourrar/e cité, p. 91.
CHAPITRE COMPLEMENTAIRE
LE CABARET
Le rendez-Vous général de tons ces professionnels — ou-
vriers, soldais, matelots, filles, malfaiteurs — est le cabaret,
véritable creuset où se sont mêlées et fondues les langues
spéciales. A côté des casernes qui réunissent les éléments so-
ciaux les plus divers, à côté de la rue où germent et se dé-
veloppent les excroissances des grandes capitales, le cabaret a
agi efficacement sur cette fusion des classes et dos idiomes.
Il mérite de clore cette enquête à la fois sociale et linguisti-
que. ^
1. — Noms divers.
Commençons par les appellations données au cabaret :
Guinguette, cabaret, bal de barrières, sur lequel le Trévoux
de 1752 nous donne ces renseignements : « Ce terme est nou-
veau et bas, mais il est fort en usage. Il a pris naissance
avec le siècle. On entend par là un petit cabaret dans les fau-
bourgs et environs de Paris où les artisans vont boire l'été les
dimanches et les fêtes ».
Il cite, à cette occasion, ces deux vers du poème de Grand-
val, Cartouche ou Le Vice puni, de 1723:
Vaillant dans les combats, scavants dans les rtHraitos,
Forme dans les malheurs, sobre dans les guinguettes...
et n'oublie pas d'en donner Porigine : « Ce mot vient appa-
ramment de ce qu'on ne vend dans ces cabarets que du mé-
chant petit vin vert qu'on appelle guintjuet, tel qu'est celui
qui se recueille aux environs de Paris ».
1. P. Guisin, f.es Cdharcts de Paris on l'homme peint d'aprèa nature... Petits
tableaux de mœurs philosophiqiies, galans, comiques, mêlés de couplets et
de diverses poésies légères, Paris, 1821. — Cet opuscule offre un tableau mo-
ral des cabarets de Paris : son intérêt linguistique est fort mince.
268 FACTEURS SOCIAUX
Cette origine est contestable. Une comédie de 1697 (v. le
Dict. général) en fait le nom d'un quartier de Paris, d'un
quartier latéral probablement (cf. guingois, de travers).
Guinche, cabaret et bal de barrière: « On dansait au guin-
che de la rue du Fouarre », Méténier, Latte, p. 187. Le mot
désigne proprement un cabaret borgne : Genève, guinche,
louche (de guenchir, obliquer).
Bastringue, même sens que le précédent, terme dont nous
avons déjà exposé le curieux historique.
Aujourd'hui, le cabaret de bas étage s'appelle bibine, pro-
prement débine, la taverne de la misère: « Tâche de te traî-
ner jusqu'à la bibine du père Thomas », Méténier, p. 151.
11 porte surtout le nom significatif d'assommoir: c'est là
qu'on consomme les fortes boissons alcooliques que le peuple
a dénommées casse-poitrine et tord-boyaux, eau-de-vie très
forte, dans laquelle le camphre, le poivre ^ et le vitriol ^ se
mélangent en doses différentes : « Les assommoirs sont des
mines à poivre », Poulot, p. 184. — « Toujours du vin, ja-
mais de casse-poitrine. . . Sa chopine da tord- boyaux p'dT iouv »,
Zola, Assommoir y p. 185 et 436.
Les appellations do trois-six^ ou de Jil en quatre se rappor-
tent à un ancien mode d'évaluation des alcools {\q Ji.l en trois
se lit chez d'Hautel « pour dire de l'eau-de-vie, du roide, du
sacré ciiien tout pur ») : « Si la paye fondait dans le fil en
quatre.,., on la buvait limpide et luisante comme du bel or
li(juide », Zola. p. 366.
2. — Sobriquets.
Le marchand de vin a souvent excité la verve populaire,
qui a envisagé tantôt son attitude machinale — le manne-
j^ingue, c'est le mannequin du zinc, comme le mannestringue
est le mannequin du bastringue — tantôt sa corpulence: le
mastroc ou mastroquet, c'est le marchand mastoc, le gros
bonhomme qui débite des strocs ou setiers.
Une autre appellation, bistro, est d'origine provinciale
1. Et avec le sons d'ivre : « Gervaiso était poivre », Zola, Assommoir, p. 448.
On se sert plus souvent, dans ce cas, du dérivé, poivrot, ivre et ivrogne.
2. Gomme le précédent, vitriol désigne à Paris l'eaii-de-vie : « Après trois
011 quatre tournées de vitriol pour se donner de l'aploml), ils vinrent nous
trouver », Poulot, p. 4.
3. Bruant, l\i/p, t. T, p. 10'.) : a Mon pai^a qu'adorait le trois si.r et la verte... s
Lie CABARET 269
(Anjou et Poitou, petit domestique destiné à garder les bes-
tiaux dans les champs) : « Je.vous retrouverai chez le bisù'o »,
Méténier, Lutte, p. 254. — « Ces hommes jeunes qui vaguent
autour du café-concert, du cinéma, du bistro et du bar »,
Rosny, Rues, p. 9.
Le mot a probablement désigné au début l'aide du mar-
chand de vin et ensuite le patron lui- môme.
3. — Termes spéciaux.
L'expression générale de boire, et surtout de boire à l'excès,
est rendue par des images correspondant aux occupations
professionnelles : Un marin prend sa biture et le typographe
prend la barbe ; un cocher, avant de se mettre en route,
graisse les roues; un boulanger ou un mécanicien chauffe le
four: « T'as donc chauffé le four hier? » Poulot, p. 72. ^
Ajoutons l'expression également technique faire cracher ses
soupapes, c'est-à-dire laisser échapper par les soupapes le
trop plein de vapeur: « Si ses soupapes ont craché le diman-
che, le lundi il a mal aux cheveux... Deux tournées de quatre
sous, puis ses soupapes crachent », Poulot, p. 57 et 93.
Dans la langue populaire, on exprime cette gradation par
les deux métaphores suivantes :
EmécheJ', s'émécher, se griser (comme la mèche d'une lampe
s'imbibe d'huile, avant d'être allumée): « A la cloche, /e7ais
éniéché », Poulot, p. 72.
Allumer, s'allumer, se griser, s'échauffer par le vin : « 11
laissait l'autre s'allumer,... lui se piquait le nez proprement,
sans qu'on s'en aperçut », Zola, Assommoir, p. 271.
Cette dernière image répond à celle (déjà mentionnée) de
chauffer le four, d'où cuite, pour ivresse complète, la quantité
des liqueurs chauffant l'estomac de Pivrogne.
1, Les mécaniciens des chemins de fer disposent d'ailleurs de toute une no-
menclature technique pour désigner les étapes multiples de la simple gri-
serie à l'ivresse complète (Poulot, p. 54) :
1° Attraper une petite allumette ronde, il est tout chose ;
2» Avoir son allumette de 7narcliand de vin, il est bavard, expahsif ;
3" Prendre son allumette de campagne, ce bois de chanvre souffre des deux
bouts : il envoie des postillons et donne la chanson bachique ;
4° Il a son poteau kilométrique : son aiguillette est affolée, mais il retrou-
vera son chemin ;
5» Enfin, le poteau télégraphique, le pinacle : soulographie complète ; ses
roues patinent, pas moyen de démarrer...
Mais toute cette nomenclature est bien livresque.
270 FACTEURS SOCIAUX
Son synonyme culotte'^, excès de boisson, a une orig-ine pro-
bablement soldatesque : aDoir ou prendre une culotte, être
soûl, exprime la même idée que les équivalents avoir son sac
ou s'en donner plein la ceinture^. L'expression est donnée par
Desgranges (1821) : « Prendre une culotte, c'est en langag-c
bas, s'enivrer. Celte culotte-\h. n'est pas de mise à l'Aca-
démie ».
Une autre expression pour boire (beaucoup)est étrangler un
perrocjuet ou étrangler un pierrot, suivant qu'on prend un
verre d'absinthe (= verte) ou de vin blanc : « L'homme se leva
d'une table da bistro où il achevait d'étrangler un perroquet »,
Rosny, Mart/ie, p. 79.
On disait, de même, un polichinelle, grand verre d"eau-de-
\ie : « En servant un polichinelle en deux verres », Cuisin,
Cabarets, 1815., p. 15, avec cette note: « C'est ainsi que les
fiacres nomment une chopine (demi-litre) en deux verres ».
Boire de l'eau-de-vie ou du vin blanc, le malin à jeun, c'est,
croit le vuigaire, tuer le ver : chacun de nous porterait en soi
un ver qu'il convient de tuer par des libations matinales. Celte
croyance est. ancienne, et le Journal cVun bourgeois de Paris
sous François /'''' en fait déjà mention (juillet 1519) : « Par
quoy il s'ensuyt qu'il est expédient de prendre du pain et du
vin au matin, au moings en temps dangereux, de peur de
prendre le ver ».
Celle expression en rappelle une autre : cliarnier les puces,
boire beaucoup le soir avant de se mettre au lit ( « par ce
moyen nous ne sentons pas les puces qui nous mordent »,.
Oudin, 1640), fréquente chez les écrivains du xvi'^ siècle (du
Fail, ^ Bouchel ^, etc.) et encore vivace : « S'ils gobelolaient
depuis six heures, ils restaient tout de même comme il faut,
juste à ce point où Von c/iarme ses puces, » Zola, Assommoir,
p. 3G3.
1. « Le lendemain de culotte, le zingueur avait mal aux cheveux », Zola,
p. 158, L'expression se lit dans Balzac, Ménage de garçon, 1842, .t. VI, p. 99 :
Il Les deux anciens troupiers s'étaient, pour employer une do leurs expres-
sions, donné une culotte i.
2. Pliilibert Le Roux^note cette expression comique : « Culotte de Suisse si-
gnifie à Paris certains verres à pattes dont on se sert pour boire. On les
nomme ainsi parce qu'ils ont la forme d'une culotte de Suisse ».
3. <s Après avoir embrassé et charmé les puces, il dort sur toutes ses deux
oreilles », Coiites d'Entrapel, cb. XVIII.
4. Bouchet em[)loie brider les puces, avec le même sens {Serées, t. IV, p. 183).
k
LE CABARET 371
Nous venons d'énuinéror les locutions vulgaires exprimant
l'action de s'enivrer ; une autre série se rattache à l'état
d'ivresse.
Go qui frappe, ciiez l'ivrogne, c'est son nez couvert de ru-
bis et do boutons, ce iie^ à pompettes^ ^ cooioie le décrivent
déjà Rabelais et du Fail ; on dit encore aujourd'hui : avoir
son aifirette, sa cocarde, son panache, son plumet, son pom-
pon : « Avec çà, que l'ouvrier, échiné, sans le sou... avait
tant de sujets de gaieté, et qu'on était bienvenu de lui repro-
cher une cocarde de temps à autre, prise à la seule fin de
voir la vie en rose... Elle quitta les hommes qui achevaient de
se cocarder », Zola, Assommoir, p. 228 et 326.
C'est au môme ordre d'idées que se rapporte l'expression :
avoir un coup de soleil, être à demi gris, que donne déjà
d'IIautel, en faisant remarquer que la plupart des aubergistes
et marchands de vins prennent pour enseigne le proverbe « le
soleil luit pour tout le monde ».
Après la trogne rubiconde, c'est à la tète de l'ivrogne que
se rapportent des expressions comme avoir son casque ^ ou
prendre le casque^ en réservant casquette pour un état d'ivresse
moins avancé.
On disait jadis se coiffer ou être coijjé : « Coëffer signifie
aussi quelquefois s'enivrer. Cet homme n'est pas accoustumé
à boire, il ne faut qu'une chopine de vin pour le coëffer »
(Furetière, 1690). On lit encore .dans VAmplujtrion de Molière
(acte III, se. Il) : •
Quel est le caljaret honnête
Où tu t'es coiffé le cerveau ?
Avant Molière, Jodelle, dans sa comédie Eugène (1352), en
parlant d'Alix qui s'était grisée de crainte de se morfondre,
dit (acte II, se, 1): « Elle avait son heaume coijfë... »
Et dans une lettre de rémission de juillet 1456 on lit : (( Qlie
ledit suppliant estoit embeguinë, qui estoit à dire qu'il estoit
yvre, » c'est-à-dire que sa tète était couverte d'un béguin ou
d'une coiffe. ^
1. « Du temps des robes à pompettes », Ancien Théâtre, t. II, p. 159. Cf. se
pimpeloter, boire copieusement (Larchoy), proprement s'attifer, sens du mot
dans la vieille langue.
2. « Il me demande si je veux m'immocter, je lui réponds comme ça que
j\d mon casque s, Monselet, Voyous, p. 47.
3. Les notions d'« ivresse » et de « caprice amoureux » se confondent, coiffe
désignant à la fois l'amoureux et le soûl (Oudin); aujourd'hui, béguin désigne
272 FACTEURS SOCIAUX
L'homme très ivre est plein ou raide : il est alors blindé,
cinglé (Rossignol) ou cuirassé, et lancé ou prêt à partir pour
la gloire. 11 a son jeune homme, c'est-à-dire il a ingurgité
un de ces brocs de quatre litres que les mastroquets appelaient
Jeune homme, moricaud ou petit père noir.
Ce vocabulaire spécial est riche en pareilles personnifica-
tions : une dame blanche, c'est une bouteille de vin blanc ;
une demoiselle, une demi-bouteille de vin rouge (en Norman-
die., c'est un décalitre d'eau-de-vie et la bouteille dans laquelle
on le sert) ; une fllle, une bouteille de vin boucht'e, et une
flllette, une demi-bouteille; une mominette, une petite absin-
the.
Voilà les facteurs sociaux qui ont contribué, chacun pour
son compte, à enrichir le vocabulaire du langage parisien de
nos jours. Grâce à ces intermédiaires multiples, notre vulgaire
a acquis cette variété et cette abondance qui lui donnent une
physionomie si caractéristique. Cette féconde élaboration s'est
accomplie presque toute entière au cours du xix*^ siècle et
avec une rapidité parfois vertigineuse, à la suite des trans-
formations sociales d'une portée considérable. Nous sommes
maintenant à même d'en apprécier les effets permanents et
transitoires.
plutôt une passion ou toquade : « Tout le monde disait en riant à Gervaise
que Goujet avait un béguin \)o\xi' elle », Zola, Assommoir, p. 160. Ce béguin ré-
pond exactement à coqueluche, capuchon de femme et personne aimée. Avoir
un béguin, airner quelqu'un, se lit dans la dernière édition du Jargon de 1849.
LIVRE QUATRIEME
CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Après avoir suivi les traces nombreuses laissées dans le
bas-langage par les facteurs sociaux et notamment par les
classes professionnelles, il nous reste à compléter notre en-
quête en étudiant les apports des différentes provinces, les
emprunts étrangers et les archaïsmes encore vivaces. Si ces
derniers contingents représentent la continuité de la tradition
linguistique, les deux premiers se rattachent intimement aux
facteurs sociaux déjà étudiés.
C'est toujours, en effet, à des professionnels, venus des
quatre points cardinaux à Paris, où ils font un séjour plus ou
moins prolongé, que sont dues l'introduction et l'expansion
des termes des provinces ou des régions limitrophes de la
France. On ne saurait assez insister sur ce va-et-vient, à la
fois social et linguistique, qui, au xix'' siècle tout particuliè-
rement, a acquis une importance capitale.
Dans la seconde moitié de ce siècle, le courant entre la pro-
vince et la capitale atteint le maximum de sa force d'expan-
sion. Son effet se dessine dans une double direction : d'une
part, il apporte au bas-langage parisien de nombreux élé-
ments du terroir ; et d'autre part, il flnit par imposer à peu
près partout dans les provinces l'argot de la capitale. Le
prestige que la métropole a de tout temps exercé sur le reste
du pays a répandu jusque dans les parlers provinciaux les plus
éloignés ce langage populaire parisien qui a fini par tout ab-
sorber : le jargon des malfaiteurs, les argots professionnels,
les parlers provinciaux.
18
CHAPITRE PREMIER
PROVINCIALISMES
Entre 1850 et 1870, grâce aux nouvelles voies de commu-
nication (chemins de fer et routes nationales), l'émigration
régionale vers Paris devient particulièrement intense. De
nouveaux venus accourent de toutes les régions du Nord
comme du Midi, de l'Ouest comme de l'Est. Après un séjour
plus ou moins long dans la capitale, ils rentrent presque tous
dans leur pays, non sans avoir laissé des traces dialectales
dans le vocabulaire parisien.
Le classement de ces éléments d'après leur provenance est
une tâche malaisée et parfois impossible. Nous allons néan-
moins en essayer un triage en gros, en tirant parti des nom-
breuses ressources dont on dispose actuellement pour l'étude
des parlers provinciaux et des patois. ^ Quelques critères s'im-
poseront dans le choix de ces termes.
Du nombre considérable de provincialismes que donnent
les dictionnaires d'argot parisien, particulièrement ceux de
Delvau, Delesalle et Bruant, nous n'admettrons dans notre
texte que ceux que nous aurons pu authentiquer à l'aide de
nos sources, en réservant pour les notes les vocables dépour-
vus de références.
Dans notre dénombrement nous ferons abstraction des
termes du terroir qu'on trouve exclusivement chez des écri-
vains àtendance régionaliste^, et des mots rustiques {amiteux,
1. La liste des glossaires régionaux, donnée à l'Appendice, peut être com-
plétée par la Bibliographie des palais gallo-romans de Behrens, Paris, 1893 (un
Supplément pour les années 1892 à 1902 a paru en 1903 dans la Zeitschrift fier
neufratizosische Sprache, t. XXV, p. 196 à 266).
2. Voir, à cet égard, les dissertations suivantes : Lotscli, Ueber Zola's Sprach-
(jehrauch, Greifswald, 1893. — E. Lam^recht, Die mundartlichen Worle in den
Romanen und Erzi'ihlangen von A. Theuriet, Programme, Berlin, 1900. — Olof
Bosson, Quelques recherches sur la langue de Guy de Maupassant, Lund, 1907. —
Steph. Hartmann, La langue de Richepin, Programme, Kornenbourg, 1910. —
K. Frey, La langue de J.-K. Huijsmans (dans Mélanges Brunot, 1910, p. 163
PROVINCIALISMES 275
besson, chapuser, etc.), familiers aux romans champêtres de
Georges Sand. ^
Remarquons finalement la tendance à franciser certains
termes picards : arnacher, maquiller un objet (Hayard), à
côté d'arnaquer, frauder au jeu (forme provinciale de renâ-
cler), et pichenette, chiquenaude (Zola, Nana, p. 164), à côté
du picard piquenote (c'est-à-dire piquenaude) : « D'une piche-
nette elle avait soufflé la vie au moniichard », Père Peinard,
27 juillet 1890, p. 4.
Certains de ces provincialismes appartiennent au passé et
sont depuis longtemps populaires :
Affiitiaux, a terme populaire signifiant bagatelles, affiquets,
etc. » (Trévoux, 1762). est donné par d'Hautel et est encore
vivace : « En voilà des femelles avec leurs chill'ons ! Je m'as-
seois sur les affutiaux », Zola, Assommoir, p. 409.
Fignoler, «.'ou flgnioler, raffiner, vouloir par présomption
surpasser les autres dans tout ce qu'on fait, enchérir sur
eux par des manières affectées. C'est un terme d'écolier et du
peuple... » (Trévoux, 1752). Encore usuel avec le double sens,
parfaire avec soin et se parer avec recherche : « Des bijoux...
tout c'était /?^no/e », Zola, p. 212. Lq fignoleux ^idiii, à la fin
du xviii'^ siècle, le petit maître, à la mise élégante et au lan-
gage affecté.
Voici maintenant les provincialismes du langage parisien
classés suivant leur provenance régionale.
à 188). — Mary Burns, La langue d'Alphojise Daudet, Paris, 1916, la dernière
et la plus copieuse de ces monographies.
Voir, en outre, les utiles Noies lexic dogiques publiées par M. F. Balden-
sperger dans la Revue de philologie française, t. XVII, 1903 et suiv.
1. Voy. la dissertation de Max Born, Georges Sdnd's Sprache in dem Ro-
mane Les Maîtres Sonneurs, Berlin, 1895, et tout récemment L. Vincent, La
langue et le style de Georges'Sand dans les romans champêtres, Paris, 1916.-
A. — Patois du Nord.
1. — Wallon.
Le wallon est à peine représenté clans l'arg-ot parisien.
Brader, vendre de vieilles choses au rabais : « Quand un
soldat vend à vil prix des marchandises qu'il n'a pas payéesr
il brade. Argot des camelots » (Virmaîlre, SuppL). A Lille,
brader, c'est vendre à vil prix, perdre sur un marché (en
wallon, gâter, gaspiller) : « Il se fait chaque année à Lille, le
premier lundi de septembre., un marché qu'on appelle la Bra-
derie, parce qu'on n'y vend que des objets ternis, salis, troués,
tachés, etc., en un mot bradés » (Vermesse).
Sorlot^ soulier (Rigaud), répond au sorlet du Hainaut (anc.
fr. soleret), mol provincial qu'on lit dans Jeh. Rictus (Solilo-
ques, p. 114): « Eune liquette, un tub, des sorlots... »
Ajoutons :
Boargeron, courte blouse de toile que portent les ouvriers :
« Il change de cotte et de bourgeron tous les huit jours »,
Poulot, p. 31. C'est un diminutif de bourge (cf. cotteron, petite
cotte), sorte de tissu : « Unes autres elles de vermeil et ynde
cendaus, enkievrée de bourges fringies de soie et ruban de fil »,
Document de 13S9 (dans Dehaisnos, Histoire de Vart en Flan-
dre, p. 408). Ce mot flamand a été propagé par les. marins nor-
mands qui disent aussi bougeron (d'où le guernesais boujarron)
et bergeron, celte dernière forme dans Bescherelle qui définit
ainsi le mot: « Petite casaque de toile... dont se couvrent les
gens qui travaillent sur les ports ». De là, ce sens spécial
donné par Rigaud : « Bourgeron, petit verre d'eau-devie,
ration accordée aux marins ».
Le, wallon a, en outre, fourni toute une nomenclature pro-
pre à l'industrie houillère. Plusieurs de ces termes spéciaux
remontent au xvi*^ et au xvii*' siècles. Nous ne tiendrons com-
pte que des vocables introduits de nos jours de la Belgique
wallonne (Liège, Namur, Mons) et dont la plupart se lisent
PROVINCIALISMES 277
dans le roman de Zola, Germinal (1885), unique œuvre litté-
raire qui en ait tiré parti. Voici ces wallonisrnes ' :
Coron, maison ^ de mineur (construite par la compagnie
houillère), prononciation populaire du dial. carron (anc. fr.
quarron), carreau, pierre ou brique carrée qui sert à ces
constructions. Dans le Hainaut, les bouilleurs désignent par
coirelle ou quarel « la quatrième » partie qui compose la
couverture pierreuse d'une bouiilère (Morand, p. 147), et à
Mons, la querière est la pierre tirée de la houille servant à la
bâtisse des maisons rustiques (Sigart).
Galibot ', dans les houillères, le manœuvre qui porte au
fond de la mine (Littré, Suppl.). Le liégeois galba, goinfre,
répond au picard ^atoat»(, galibiau, ^amin, mauvais sujet.
Porion, maître mineur, surveillant dans une houillère,
même mot que porion, poireau, légume dont on fait peu de
cas, métaphore fréquente dans l'ancienne langue. Cette ap-
pellation ironique se trouve dans Bescherelle et Littré *.
Terri ^ à Mons, monticule formé autour des fossés à char-
bon ^
2. - — Normand.
Les termes qui dérivent de cette source sont nombreux ':
Attignoles, boulettes de viande de porc hachées et cuites au
four, qui se vendent chez les charcutiers (Richepin. Gueux,
p. 79).
1. Voir, à ce sujet, Morand le Médecin, L'Art cVexploiter les mines de char-
bon de terre, Paris, 1768, et Borinans, Vocabulaire des houilleurs liégeois, Liège,
1863. Pour le Hainaut, le Glossaire de Hécart (1833) et, pour Namur. celui de
Sigart (1870).
2. Zola, Germinal {è.à. 1890), p. 197 : « De tous les corons arrivait une co-
hue de mineurs s>.
3. Ibidem, p. 8 : « J'ai tout fait la-dedans, galibot d'abord, puis herscheur,
quand j'ai eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit ans ».
4. Ibidem, p. 24 : « Un porion, le père Piichoinme, un gros à figure de bon
gendarme ». — Ajoutons-y cette citation du P'ere Peinard, du 2 mars 1890, p. 2 :
« Quant, aux portons..., ce sont des fourneaux qui ne doivent leur place qu'à
leur rosserie i.
5. Ibidem, p. 7 : « En bas du terri un silence s'était fait s.
6. Nous donnons en note les provincialismes suivants qui manquent à nos
sources :
Bique et bouc, pédéraste (mot donné par Bruant), même sens en wallon.
Cholelte, le membre (Id.) : Hainaut, balle de bois qu'on pousse avec une
crosse.
Drisse, colique (Id.) : même sens dans le Hainaut.
Ecafoter, écaler (Id.), de même dans le Hainaut.
Galoiife, glouton (Virmaitre, Suppl.) : même sens dans le Hainaut.
7. Voir surtout les Glossaires de Moisy (1885) et de Delboulle (1876).
278 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
En Normandie, aiignole, liâtignoUe, même sens (Moisy),
aussi avec l'acception figurée de coups : « Il a reçu de rudes
attignoles » (Virmaître). Le mot normand est identique à liâ-
tille (dans Rabelais, hastille) qui désigne à la fois la broche
pour rôtir et la viande rôtie.
Bagnole, voiture de place (Rossignol), vieille voiture
(Hayard), répond au normand bagniole, banniole, carriole,
mauvaise voiture (de banne, grand tombereau) : « On va te
chercher une bagnole... sois gentil », Hirsch,. Le Tigre, p. 333.
Delvau et Bruant donnent en outre au mot l'acception de
taudis, bouge (^ens également provincial : Picardie, Anjou,
Champagne), que nous n'avons pas retrouvé dans les textes
populaires.
Beflaude, viande de mouton dure et coriace (à cause du
grand âge de la bête), répond au normand berlaude, vieille va-
che stérile (en picard: vieille brebis).
Blesses, testicules (se graisser les blosses, fainéanter. Bruant,
Dici., p. 217), proprement grosses prunes, sens du normand
bloce, prune, prunelle (anc. fr. beloce). Le mot est surtout
employé dans la formule de refus : mes blosses ! (Bruant,
Dict., p. 387).
CarfouillerK fouiller jusqu'au fond (Delvau, aSop/»^.), répon-
dant au havrais carfouiller, chercher en remuant divers ob-
jets (Haigneré).
Chignole, voiture à bras : « Les marchandes de quatre-sai-
sons seraient pus forcées de faire la course à la chignole »,
Bercy, XXXV^ lettre, p. 5. En normand, chignolle désigne la
manivelle [chignoller, tourner) d'où, en français, chignolle,
fuseau de passementier.
Eberluer, étonner (Delvau), en normand, éblouir, donner
la berlue (Cotgrave donne déjà le mot comme normand) : « Il
demeure tout éberlué sur le trottoir », Iluysmans, Sœur Mar-
the, p. 3i3.
Foucade, lubie, coup de tête : « Après ces foucades on la
reprenait par charité », Zola, Assommoir, p. 416. Ce terme a
pénétré dans d'autres parlers provinciaux : Anjou, foucade,
accès de colère, frénésie ; Bas-Maine, mauvaise humeur, bou-
derie ; Yonne, caprice, désir brusque ; Poitou, colère, impa-
1. Bruant cite, en outre, la forme parallèle cafouiller, remuer en tous sens
et bredouiller (double sens familier au picard), d'où cafoiàUeux, bête, sot
(proprement bredouilleur).
PROVINGIALISMES 279
tience, etc. Mais le mot est essentiellement normand (dérivant
de fouc, troupeau) où il signiQe: 1° course désordonnée d'un
troupeau de moutons, de bœufs, etc., laissés en liberté dans
les pâtures ; 2'^ espèce de panique et d'effarouchement dont la
cause n'apparaît pas toujours; de là 3° coup de tête, action
irréfléchie (Moisy). C'est en outre un mot moderne, Littré et
le Dict. général s'étant trompés sur son historique *.
Gaviot, gosier (même sens en normand et ailleurs) : « Au
lieu de se serrer le gaviot, elle aurait commencé par se coller
quelque chose dans les badigoinces », Zola, Assommoir, p. 41S.
D'Hautel remarque, au mot gavion, g-osier : « On dit vul-
gairement et par corruption gaviau », et Desgranges ajoute
en 1821 : « Gaviau, pour gosier, barbarisme. Il s'en repasse
par le gaviau. Phrase triviale ».
Guibolle, jambe, surtout longue jambe : « Les lendemains
de culotte... le matin, il se plaignait d'avoir des guibolles de
coton... Jusqu'au jour on avait joué des guibolles », Zola, As-
sommoir, p. 138 et 432.
La forme parallèle ^Miùort^ie se trouve dans Richepin {Gueux
p. 166); celle de guibon, qu'on lit au xvni® siècle dans Caylus
(Œuvres, t. X, p. 23 : « Elle lui donnoifdes coups de souliers sur
les guibons ») et que Granval écrit déjà en 1725 ^ remonte
en dernier lieu au normand guibon ou gibon, les deux chez
David Ferrand ^ La forme^i6o/z nous met sur la trace de l'ori-
gine du mot, dérivant de giber, agiter, verbe ancien encore
vivace dans les patois, par exemple en Anjou, où il a le sens
de « ruer, regimber, lancer des coups de pieds ».
Maronner, grogner, gronder (même sens dans les patois
du Nord et ailleurs) : « Pour faire maronner sa femme », Pou-
lot, p. 201. D'Hautel en fait mention (v^' marmonner) : « Le
peuple dit par corruption maronner », et Desgranges (1821)
trouve que ce vocable « est du faubourg Saint-Antoine ».
1. Littré (suivi par le Dict. général) confond foucade avec fougade, pour
fougue, que Michel cite en 1807 : « Ne dites pas Quand sa fougade le prend.
Faute très commune. Quand sa fougue lui prend ». Dans le passage que
Littré cite de Jean Auffray (mort 1788); foucade est probablement pour fou-
gade. Cf. Dicrionnaire . des locutions vicieuses, 1835, V fougade : « Je le recon-
nais à cette foucade, pour à cette fougade... accès de gaieté, de colère, de
tristesse qui vient suintement... Fougade appartient à la famille de fougue ».
2. Voir Sources de l'Argot ancien, t. I, p. 333, et t. II, p. 371. Le mot a
donc passé au jargon du bas-langage provincial.
3. Voy. La Muse Normande, 1630, éd. Hémon, t. II, p. 62, et t. IV, p. 197.
Fr. -Michel, Etude, p. 212, cite guibon sous la forme erronée quihon.
280 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Potin, commérage (sens normand du mot qu'on rencontre
déjà fréquemment dans la Muse Normande de David Ferrand) :
« Potin, dans quelques localités, se dit familièrement pour
verbiage, caquet : Voilà bien du potin ; à quoi bon tant de
potin », Bescherelle, 1843. ^
3. — Picard,
Voici les provincialismes qui accusent cette origine ^ :
Baloclier, flâner, proprement osciller, vaciller, d'où la no-
tion de se promener en se dandinant ; à Saint-Pol, le mot
signifie flâner et travailler mollement, ^ insouciamment (Ri-
chepin, Gueux, p. 175).
De là, on picard, balochard, celui qui se balance d'un côté
et d'autre en marchant, et individu sans énergie à la démar*
che nonchalante qui ne travaille qu'avec insouciance et pour
ainsi dire machinalement (Edmont), ce dernier répondant à
un des sens du parisien balochard, ouvrier spirituel et in-
souciant, qui préfère le mastroquot à l'atelier (on dit aussi
halocheur). L'autre acception de baloclier, faire la noce (d'où
balochard, noceur et type de carnaval), en dérive.
Balouf, fort (Larchey, Supplément, en cite deux exemples,
avec ce sens, comme adjectif et comme adverbe), lourdeau
(Virmaître), proprement homme aux joues larges et plates
(sens du mot en picard ; dans le Hainaut, les balouf es dési-
gnent les lèvres du dogue). C'est un substantif devenu ad-
jectif.
Bistouille, mélange d'eau-de-vie et de café (Bruant, Dict.,
p. 173), forme commune à Saint-Pol (d'où bistouiller, boire au
cabaret). On dit en Anjou, bistrouillé, dont l'acception propre
1 Mots isolés cités par Delvau, Bruant, etc. :
Cadoullle, gourdin, mot usuel pariai les marins (Est-ce « chat douillet »,
appellation ironique?)
Capet, capiot, chapeau (forme normano-picarde).
Decarpiller, partager un vol commis en commun (Hayard) : Norm. décar-
piller, séparer, dégager.
Groller, remuer des tiroirs, ouvrir et fermer des portes (Delvau) : Norm .
fjroler, remuer, branler.
Gnlff, clair, limpide : du vin gniff (Delvau) ; — Norm. nif, clair, pétillant :
du cidre nif (Moisy).
2. Voir les Glossaires de l'abbé Gorblet (1851) et d'Edouard Edmont (1887).
3. De même, dans le Bas-Maine, baloclier, bambocher, mener une vie dé-
bauchée (Dottin).
PROVINCIALISMES 281
est rnélang-e, surtout mauvais mélange (voy. embistrouillei-)
Bistouille, bagatelle, conte, mensonge (sens^lu mot à Saint-
Pol), à côté de blstrouilie. même sens : « Jacques reprit de sa
voix âpre qu'alourdissait la traînerie du voyou : Tout ça
c'est de la bistrouille... Je pars après demain », Rosny,
Rues, p. 377.
Le sens propre du mot est celui de conte ' graveleux (« dire
des bistouilles, » Delboulle). Le composé tarabistoiiiller, im-
portuner (H, -France, qui cite un exemple de Raoul Ponchon),
représente un croisement de deux synonymes : bistoidller,
embrouiller, et tarabuster, molester.
Caliborgne, à côté de calorgne, calouche, borgne, louche : de
même en Picardie. Maine, Anjou, Berry, etc. Calorgne est
donné par d'Haulel (« mot burlesque et satirique pour dire
un bigle, un myope »), les autres par Desgranges (1821) :
« Caliborgne, calouche et calorgne. Tout cela est du bara-
gouinage. Il n'y a que le mot louche qui soit admis dans nos
dictionnaires ».
Canichotte, chambre petite et mal tenue (répondant au pi-
card canichou, cachette, et carnichotte, coin, niche) : « C'est
des canichottes grandes comme un blave où qu'on crève »,
Jiercy, XXXIII^ lettre, p. 6. De là canijatte, même sens (Bruant,
Dict., p. 80), à côté de la forme plus usuelle calijatte, cachot:
« J'ai boulotte de la calijatte », Mélénier, Lutte, p. 121 -. La
forme primitive est donnée par Desgranges (1821): « Caniche,
pour niche, est un barbarisme de province.
Choucarde, petit tombereau, dans le langage des casernes
(Merlin), du picard c/ioagMe, souche, désignant principalement
le timon sur lequel est montée cette charrette à bras (en
marine, chouque est le nom du billot sur lequel s'appuient les
mâts supérieurs).
Bringue, colique (Bruant, Dict., p. IIS), et, au Gguré, peur,
répondant au picard dringue, foire (dringuer, jaillir).
Muche, timide, réservé, en parlant d'un jeune homme
(« dans l'argot des petites dames, » Delvau), de muche, ta-
citurne, prononciation picarde du dial. musse, même sens.
Raquer, payer: « Quel est celui de nous qui va raquer la
1. Le sens primordial de bislou'dle, en normand (voy. Bruant, p. 40:;), est
testicule, d'où la notion de bagatelle et de blague.
2. Voir sur cette expression le Supplément de Virmaitre.
283 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
dépense ? » (Rossig^nol). Le sens propre du mot en picard est
cracher, d'où le sens de payer à contre cœur (à l'exemple de
cracher au bassin). *
1. Ajoutons les mots isolés.
Boudiné, nombril (Bruant), et brorjue, le membre (« broche »), même sens en
picard.
Clique, colique (Delvau), de même en picard, et cloquer, péter (Bruant),
proprement glousser, sens du dernier en picard.
Dauder, dandiner, battre (Bruant); cf. picard daudiffer, rosser.
B. — Patois de l'Ouest.
1. — Breton.
Commençons par noter le terme blague (à tabac), écrit hla-
qiie, par le Tréooux (1771) : (( Vessie où l'on met le tabac pour
le tenir friiis. Ce mot est en usage en Bretagne ». Boiste, en
1800, donne : « Blade ou blague, flaque, poche de pélican pour
mettre du tabac ». La forme primordiale blaque est encore
usuelle dans le pays wallon : « Blague, poche à tabac. Le pa-
tois prononce blaque... ce qui me fait penser que le mot n'est
pas du pays; en effet, avant les blagues, on se servait des
vessies de porc pour cet usage », Hécart, 1833.
Cette forme du mot, son sens spécial et la province où le
mot est dès l'abord notée par les lexicographes rendent fort
douteuse l'origine germanique (allem. Balg, peau en général)
qu'on donne habituellement à ce mot. *
Voici les emprunts bretons récents :
Doche. mère (Rossignol), surtout dans la bouche des soute-
neurs (Rictus, Soliloques, p. 156) : « Pleure comme eune doche
abandonnée ». Dans l'Ille-et-Vilaine, doche a le sens de catin
et de poupée {Atlas linguisti(iue), à coté de done (de.l'it.
donna), dont il paraît une déformation; à Rouen, au xvii® siè-
cle, on disait par notre docque, par notre Dame ! {Muse Nor-
mande, t. 1, p. 14). Delesalle cite une forme dauche qui est
une contamination sous l'influence du synonyme daussière
(dans Vidocq, dossière).
Fayot on fayol, haricot blanc et sec, terme de marin dont
il constitue la principale nourriture ; de là. le sobriquet donné
aux marins de carrière (Nibor, C/ia/i«!s, p. 226) : « Ridé comme
un vieux fagot ». Le mot s'applique aussi aux fèves de marais
que l'on sert aux forçats ou aux détenus.
\. Gette étymologie se lit die]k Adins,\Q Journal de la langue française de 1839,
III" série, t. II, p. 166. L'auteur, Burnouf, hésite entre « le gaulois bulga,
petit sac do cuir, et l'allem. Balg, sac de cuir ».
281 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Le dérivé fayusse, liaricot, désig-ne en Bretagne et chez les
matelots boulonnais une fête, avec repas, donnée par le maî-
tre à son équipage avant de partir pour une longue pêche
(Deseille) ; a Paris, fayousse s'appliquait à un jeu d'enfants,
ainsi décrit par d'Hautel : « Jouer à la fayousse, jeu auquel
se divertissent les petits enfants, les écoliers et notamment les
petits polissons des rues et qui consiste à introduire autant
de pièces que l'on peut d'un seul coup dans un petit trou fait
en terre que l'on nomme jjot ' ».
Ce jeu était encore usuel dans la seconde moitié du xix'^ siè-
cle : « Et tu t'arrêtes sur le boulevard du Temple pour jouer
à la fayousse... », Bédollière, p. 77. — « Gavroche allant,
venant, chantait, jouait k la f ay ousse, gTaitâil les ruisseaux»,
Victor Hugo, Misérables, ]W partie, 1. I, ch. xiii, p. 269.
Galetouse,. galtos, gamelle, chez les marins et chez les sol-
dats (Merlin), du mot breton galette, seau.
Growner, grogner : « Y a quantité de renaude.urs qui grou-
ment après le dévidage des saisons », Alinanach du Père
Peinard, 1898, p. 20. Dans le boulonnais, groumer, c'est mur-
murer (Deseille).
Ce mot se lit déjà plusieurs fois dans une mazarinade pa-
risienne do 1659 (éd. Rosset, p. 18 et passim): « Jarnigué,
Janin. groumcle mouay comme un chian... Morgue, Piarot,
tu me laisses comme ça groumer... » C'est une prononciation
provinciale de l'anc. fr. grommer, gronder '.
2. — Maine.
Cette région a fourni les vocables suivants ^:
Chipette, chiffon (sens du mot en manceau) et lesbienne : ça
ne vaut pas chipette, rien ; de même en Bourgogne (Bresse),
belle chipette, rien (Guillemaut).
Digue, la digue, rien : « Celui qui ne possède rien n'a que
la digue » (Rossignol). — x( Ailes étaient venues là pour la di-
gue... », Bercy, /F" lettre, p. 5. Expression tirée du jeu des
osselets : cf. Bas-Maine, digue, petit caillou dont se servent les
1. Et ailleurs : « Dir/, du;/, savallel Terme de jeu dont se servent les en-
fants, les écoliers en jouant à la faillouase ».
2. Le mot r/romiau, gamin (Delesalle), signifie proprement grognon. Ajou-
tons : Bine, liotle (Delesalle) : à Dol, bine, ventre.
3. Voir les Glossaires de Montesson (3" éd- 1899) et de Doltiii (1899).
PROVINGIALISMES 285
enfants pour jouer {jouer à la digue, jeu analogue aux os-
selets).
Gourgousser, se plaindre, grogner, terme usuel chez les
typographes (v. ci-dessus, p. 195).
Oribus, chandelle de résine (mot manceau et poitevin) :
« J'avais remplacé la lumière électrique par la lumière fu-
meuse et primordiale des oribus », Mirbeau, Les '21 Jours d'un
neurasthénique, p. 145.
Petoche, même sens que le précédent, mot venu du Maine
ou de la Normandie. Zola, Assommoir, p. 472, s'en sert au
figuré: être en petoche autour de quelqu'un', le suivre assidû-
ment, le flagorner.
Ribouler, rouler, et tout particulièrement rouFer les yeux,
même sens dans le Bas-Maine.
Pigoche, morceau de cuivre et ordinairement écrou avec
lequel les enfants font sauter un sou placé par terre en le
frappant sur les bords (DelvauX: dans le Haut-Maine, pigoche
signifie pointe (et /)t^oc/?e/', piquer, aiguillonner).
Tiolée, grand nombre d'enfants, marmaille et grand nom-
bre : « Les tiolées de gosses... La tiolée de mufleries », Père
Peinard, 9 et 16 novembre 1890. — « Ils regardèrent cette
tiolée de nigauds », Huysmanns, Sceur Marthe, p. 249. Mot
donné par Desgranges (1821) : « Thiolée ou chiolée d'enfants.
Barbarisme. Dites : une ribambelle. Gela vaut mieux ». Dans
le Bas-Maine, tiaulée, grande quantité (Yonne, troupe bruyante
d'enfants). Normandie, quiaulée, longue suite, séquelle (« eune
quiaulée d'enfants », Moisy). Le mot dialectal signifie primi-
tivement « nichée de petits chiens » : Bas-Maine, cliiau et
quiau (fém. chiaule et quiaule), petit chien ^
3. — Anjou.
Les vocables de cette source son-t nombreux et intéressants.
1. De même :
Accouflei', s'accoufter, s'accroupir (Delvau) : Haut-Maine, s'a<icoufler, même
sens (Montesson), comme, en Languedoc, shicouflà, se coucher dans son nid,
s'accroupir sur ses petits. C'est une variante de s^acouver, s'accroupir comme
une poule qui veut couver.
Rerlauder, aller de cabaret en cabaret (Delvau) : Bas-Maino, berlaiider, flà-
nee (Berry, s'amuser à des riens).
Digonner, grogner (Delvau) : Maine, piquer, quereller continuellement
(Dottin).
GroUer, gronder (Id.), même sens en manceau. La forme parallèle grouler,
grommeler, est donnée par Michel (1807).
286 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Nous en avons déjà cité quelques-uns qui ont acquis à Paris
un développement considérable, par exemple dégoter. En
voici d'autres :
Balandrin, balle de colporteur: « Ils étalent leur balan-
drin à môme le cliemin et appellent les passants... », G. Hé-
bert (cité dans Bruant, Dict., p. 44). En Anjou, balandrin
désigne le colporteur et ce qu'il porte (se bcdandriner, se
promener lentement).
Berdouille, bedaine (sens de l'angevin berdouille) : « T'as
la berdouille gonflée comme une biche », Richcpin, Pavé,
p. 75. La forme primitive est bedouille, variante morpholo-
gique de bedaine.
Bige ou bigeois, bête, dupe (mot vulgaire passé dans les
dernières éditions du Jargon de 1836 et 1849) : en Anjou, bi-
geois, sot, naïf (« dans nos faubourgs on dit la pêche est bi-
geoise pour la fille est bête », Ménicre), à côté du berrichon
biget, chevreau.
Burnes, testicules (Rossignol), même sens en Anjou (où
burne désigne proprement une grande corbeille de paille):
mes burnes! formule de refus (Bruant, Dict., p. 387).
Cabèche, caboche, tête (forme angevine) : « Couper une ca-
bèche..., c'est ça du velours », Méténier, Lutte p. 24. — « Elle
n'a pas la cabèche y>, Rosny, Rues, p. 159.
Canfouine, bicoque, sens du mot en Anjou et dans le Bas-
Maine (en Savoie, canfouin, taudis) : « Des canfouines noires
avec dos escailliers pleins d'ordures », Bercy, XXXIIP lettre,
p. 5. — « Ah, je donnerais mes tripes toutes chaudes pour
rentrer dans la canfouine », Hirsch, Le Tigre, p. 156.
Castapiane, blenorrhée, dans l'argot des casernes (Dolvau,
Suppl., et Bruant, Dict., p. 416): en Anjou, çastapia, même
sens, croisement de caste (pour casse), flaque, et cataplâme,
cataplasme (cf. norm. castafouine, excrément, et manceau
keste, diarrhée). ^
Claviot, crachat épais, forme citée par d'Hautel, à côté de
glaviot, plus usuelle (Rossignol) : « Vous qui jettez.,. un gla-
viau sur la face dos traîne-misères... On aurait profité de la
circonstance pour coller un glaoiot sur" la tronche aux fri-
pouilles », Père Peinard, 23 févr. et 14 sept. 1890, p. 3. En
Anjou, claviot, même sens et en môme temps hameçon (cf.
Reims, glaviot, à côté de grachat, crachat).
Crosser, critiquer, vilipender (Rossignol), et se carrer, af-
PROVINCIALISMES 28'
fecter de grands airs (Bruant, Dict., p. 12). En Anjou, crosser
signifie glousser (la poule, quand elle glousse, est ébouriffée
et sauvage),
Dèche, misère S ruine [battre la clèclie % traîner la misère,
décliner), sens du mot en angevin : « Dans la dèche il a fait
de bonnes réflexions », Poulot, p. 74. — « J'en ai assez de
battre la dèche », Rosny, Rues, p. 154. — « Quelle dèche, quel
décatissage, mes amis ! » Zola, Assommoir, p. 389. Le mot
angevin signifie primitivement tare héréditaire, maladie
congénitale (« il a une dèche de sa mère »), cette dernière
acception étant commune au poitevin et au provençal.
Déglingue, ruine : tomber dans la déglingue, être tout à fait
par terre (Virmaître); déglingué, débraillé (Rictus, Doléances,
p. 13), et déglinguer, déchirer (Rossignol). On dit, en i^njou,
en parlant d'une maison ou d'une santé, qu'elle est en dé-
glinde (à Lyon, délinguer, décliner, décroître, s'affaiblir,
mourir).
Dégouliner, tomber goutte à goutte, s'épancher (par exem-
ple, les larmes le long de la joue), verbe déjà familier au
poissard : « C'est qu'étoit de plus divartissant, c'étoit ces jeux
d'iau de vin qui dégoulinoient tant qu'à des noces », Vadé,
Œuvres, éd. 1787, t. Il, p. 300.
Ce vocable, répandu dans les parlers provinciaux, revêt en
Anjou la double forme : dégouliner et découliner, tomber lente-
ment et goutte à goutte, en parlant d'une source, ou d'un vase
trop plein, glisser sur une pente, sur la glace, etc., propre-
ment glisser le long d'une colline.
Embistrouiller, embrouiller (même sens en Anjou): « Les
grosses légumes ont tellement de roublardise pour nous em-
bistrouiller qu'on ne distingue pas le blanc du noir », Alma-
nach du Père Peinard, 1894, p. 44.
Faramineux , étonnant, extraordinaire. Littré, dans son
Supplément, écril pharamineusc et remarque ceci : « Mot qui
paraît avoir été en usage à la cour de Louis XV et qui n'est
usité aujourd'hui qu'en certaines contrées ». Cette remarque
est fondée sur ce passage des Souvenirs de la marquise de
Créquy (apocryphes d'ailleurs, et publiés par Decourchamp
1. Delesalle et Bruant donnent, en outre, au mot l'acception de « dépense »,
d'où décher, dépenser.
2. Expression employée par Guy de Maupassant, qui la met dans la bou-
che d'une fille parisienne, Toine, 1903, p. 3:2 : « Elle avait dit à Paulin que
je battais la dèche treize mois sur douze ».
288 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
en 1837). à propos des convulsionnaires de Saint-Médard :
« Aussitôt qu'ils voyaient arriver le chevalier de Folard, dans
leur cimetière ou dans leur galetas, les cris pharamineux ,
les bonds, les sauts de corps et les contorsions y centu-
plaient .. » Le mot a, dans ce passage, le sens encore usuel
dans l'Anjou « horrible, épouvantable », et se rapporte à une
croyance vulgaire : faramine y désigne la bête sauvage * ou
nuisible en général, et spécialement bête faramineuse y est,
comme dans le Berry, l'épithète appliquée aux loups-garous
et autres animaux fantastiques.
Dans le bas-langage parisien, l'acception du mot, atténuée,
est devenue synonyme de prodigieux, stupéfiant : « Ses pré-
dictions [de Nostradamus] avaient un succès faramineux »,
Almanach du Père Peinard, 1894,. p. 37. — « Malgré mes
premières prévisions, la récolte ne sera pas faramineuse »,
Père Peinard, 7 août 1892, p. 5 ^
C'est là le dernier reste d'une superstition très répandue
dans l'Ouest, et particulièrement dans la Vendée, touchant
la bête faramine : (c Animal fantastique qui, pendant le jour,
habile les nuages, et qui ne descend que la nuit sur la terre
pour manger des serpents ou pour troubler, par do mauvais
rêves, le sommeil des enfants » (Favre).
Flauper ou ftoper, battre, Qi flopée, grande quantité (pro-
prement volée de coups), de même en Anjou et ailleurs :
« Toute \-d flopée de mioches suivait en ordre », Zola, Assom-
moir, p. 197.
Si je te flaupais, tu sais pourquoi...
(Bruant, Rue, t. II, p. 27).
Le patois de l'Yonne possède à la ïo\s flauper et flauber,
battre à coups redoublés, ce dernier déjà donné par Philibert
Le Roux (1718).
Gadin, et gadiche, bouchon et jeu de bouchon {gadiner,
abattre le bouchon chargé de gros sous, Virmaître), dérivent
de l'angevin gade, quille, placée dans un rond qu'il faut abat-
tre. Le terme gadin désigne à Lyon un caillou, au jeu de
1. Cotte origine véritalile est déjà indiquée dans le Dictionnaire des patois
de l'Anjou de Verrier et Onillon, t. I, p. 380 : anc. fr. faramine, béte sauvage
(v. Godefroy), du bas-lat. feramen, pi. feramina, source de faramine.
2. Edmond Rostand s'en est souvenu (Chaniecler, acte III, se. I) :
... Je vois venir la file
Des coqs pliaramineux...
PROVINCIALISMES 289
boules : « Le mot lyonnais que je ne crois pas ancien, est-il
le même avec déviation du sens ? » se demande Ni«ier du
Puitspelu. On peut répondre affirmativement, le caillou jouant
un rôle analogue dans le jeu de boules : quand l'enjeu se
compose de ferrailles au lieu de sous, le bouchon est remplacé
par une pierre conique beaucoup plus grosse ^
Galipette, saut, cabriole (de môme en Anjou) : « En ce cas-
là écoute..., faut nous tirer des galipettes », Courteline, Train,
p. 147. — « Dans tous les patelins on fait des galipettes, le
mardi gras », Père Peinard, 8 février 1891, p. 1.
Galurin, et galure, chapeau et surtout chapeau de liauto
forme (plutôt ironiquement), rapproché de l'angevin calouret,
calotte, coiffure (en Poitou : mauvais chapeau). Au Canada,
caluron est une casquette qui ne recouvre que le sommet de
la tête (Dionne).
Grôle, et grolon, soulier, savate (grôle a le même sens en
Anjou et en Normandie) : « Les bouilles auront un turbin du
diable pour rapetasser les bouts de grolons usés... », Alnia-
nach da Père Peinard, 1894, p. 13.
Dans le jargon du Temple, le mot avait en outre l'accep-
lion méprisante d'apprentie : « (la rapioteuse à la râleuse),
La grolle, va-t-en vite essayer cet amour d'habit à mossieu »,
Mornand, p. 181. Avec le sens de « trottin », on dit égale-
ment groule (Rigaud), groulasse (Bruant), répondant aux' for-
mes méridionales groulo, groulasso, vieille savate.
Guenard (prononcé gnard), porte-carnier, rabatteur, en
terme de chasseur (Rigaud) : en Anjou, giiener, marcher à
travers l'herbe mouillée, traverser un taillis, des broussailles
par un temps humide ; de là, terme de chasse analogue au
synonyme fr. brousser, traverser les fourrés pour forcer le
gibier à passer à Pendroit où sont les chasseurs.
Hosteau (écrit aussi osto), avec les acceptions suivantes :
1° Logis, hôtel garni : « Osto. Mot baroque qui signifie mai-
son, ménage, son chez soi: Aller à Vosto, revenir à Vosto,
pour aller à la maison, retourner chez soi » (d'Hautel), — « A
Vliosto on me gardera ma clé ! » (Rictus, Doléances, p. 13).
2° Asile, hospice (sens donné par un glossaire argotique
de 1846).
1. Bescherelle donne gadln au sens de i coquille », et Delvau, avec celui
de mauvais chapeau qui tombe en loques.
19
290 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
3° Hôpital militaire, infirmerie: « Ça vaut bien ua peu de
mal, s'y m'envoycnl à Voasteaa avec toi, mon gosse! » Gour-
teline, Gaiet-és, p. 384.
4° Salle de police, prison (voy, ci-dessus, p. 133).
Ces sens sont aussi communs à l'angevin hosieau ou ousteaa,
et au provençal ouslau, maison, hospice, hôpital. La conser-
vation de Vs devant t indique plutôt un emprunt du Midi.
Moutard, petit garçon, parfois malpropre et bruyant, mot
donné par un glossaire argotique de 1827 (il figure déjà dans
le Bescherelle de 1845). En Anjou, on dit à la fois moutard
elmoustot, gamin, et dans le Boulonnais, moustajîa (Deseille),
ce dernier répondant au languedocien inoustafa, moustafard,
enfant au visage barbouillé ', c'est-à-dire sali avec du moût,
à côté de moutet, petit enfant, marmot, dans l'Isère (Mistral).
Les deux formes parallèles sont de simples variantes orthoé-
piques: moust SG prononce moût en Vivarais. Moutard désigne
donc tout d'abord le marmot malpropre ^ morveux (cf. dans
Rabelais « plus baveux qu'un pot à moustarde »), ensuite, le
petit enfant en général, et, ironiquement, le jeune homme :
« Sa camaraderie avec les moutards », Frères Concourt,
Journal du 7 janvier 1859.
Plancher, plaisanter: « Terme populaire qui équivaut à se
moquer de quelqu'un, le persifler » (d'Hautel) : en Anjou (et
en Blésois), plancher a le même sens que flancher, fléchir,
céder ; faire la planche, c'est ménager la chèvre et le chou
(d'où planche, individu faux et hypocrite).
Renauder, gronder de colère, grogner (Rossignol), d'où ?^e-
naud, colère, noise et bruit, de l'angevin renauder, gronder,
en parlant des chats dans la saison de leurs amours {renaud,
colère) : « Il est vexé et renaude le reste de la semaine », Pou-
1. De là le terme correspondant parisien écrit moustapha par Littré, qui
l'explique ainsi : « Mot populaire pour dire un gros homme barbu, tiré sans
doute d'un général turc de ce nom... »
2. Behrens (BeitrOge, p. 175), à propos dû franco-provençal moutet, motet,
petit garçon, trouve suspect le point de départ inoùt, attendu que le mot
simple n'a pas ce sens ; quant à moutard, il y aurait substitution de suffixe
et simple rapprochement populaire de s moust ». Pour ces raisons spécieu-
ses, l'auteur propose comme étymologie le franco-provençal mouto, moto,
motte de terre, en rappelant le provençal bouset, petit bonhomme, propre-
ment crotte de chèvre, etc.
La première objection ne résiste pas à l'examen, et le dernier exemple
qu'allègue l'auteur t bouse n'a pas non plus le sens figuré de bouset) le prouve
suffisamment. L'explication qu'il donne du parisien moulant est trop subtile
pour être prise en considération.
PROVINCIALISMES 291
lot. p. GO. — (( Il renaudait à propos de tout... », Zola, As-
sommoir, p. 369.
Le terme est déjà donné par d'Hautel (1808) : « Renauder,
maugréer, rechigner, regimber », et censuré par Desgran-
ges (1821) : « Renauder. Ce mot est le cousin germain de bis-
quer et ne vaut pas mieux ».
Tingo, timbré, toqué (llayard), répondant à l'angevin tin-
got, vieux vase ébrèché *.
4. — Poitou.
Quelques emprunts seulement :
Calot, au sens fondamental de coquille de noix (sens prin-
cipalement poitevin ^ du mot), d'où :
1*^ Coquille creuse, dans le jeu de trois coquilles (voy. p. 233).
2° Grosse bille de marbre avec laquelle jouent les enfants
(Delvau).
3'^ (Eil rond : « Qu'est-ce que t'as à ribouler des calots
comme un meulard qu'on va saigner? » Hirscli, Le Tigre,
p. 243.
1. Ajoutons :
Beil, hedaine {s'empi/frer le beil, tricher, Hogier-Grison), de l'angevin beille,
gros ventre.
Bicanai, paysan (Bruant), proprement qui marche de travers, de bicaner,
en Anjou, boiter.
Bouet, trou (Bruant, v bouchon), même sens en Anjou.
Bourdin, âne, baudet (Bruant), même sens en Anjou.
Botizou, singe (Id.), répond à l'angevin bouzou, saligaud (Berry, tout petit
enfant); Lyon, 6oso?i, enfant gros et lourd.
Broc, brocot, coup (Id.) : Anjou, broc, fourche en fer, et braquer, frapper
avec un objet fourchu.
Cabosser, bavarder, cancanner (Delvau), même sens en Anjoii. Delvau
ajoute : « signifie aussi tromper et même voler » : la preiniére acception est
archaïque, la deuxième, inexistante.
Cocambo, œil poché (Bruant) : en Anjou, concombre.
Dégoider, tomber, dépérir (Delesalle) : en Anjou, s'épancher, sortir à flots.
Dégrimonner, se démener, s'agiter (Delesalle) : en Anjou, grimonner, faire
des^efforts répétés, se fatiguer J)eaucoup.
Dériper, s'en aller (Bruant, v"> église et rnorl) : en Anjou, dériper, dévaller,
descendre rapidement.
Ginguer, envoyer des coups de jambe (Larchey) : en Anjou, ginguer, ruer,
lancer des coups de pied.
Gnac, dispute (Bruant) : en Anjou, niagre, noise (Yonne, gnac, dent).
Moufionner, se moucher (Delesalle), proprement renifler avec un bruit par-
ticulier (sens du mot en Anjou).
Péyou, savetier (Id.) : en Anjou, peuille, loque.
Bichonner, rire (Delvau) : en Anjou, richugner, sourire.
2. Au sens de « noix », le mot est beaucoup plus répandu, et il est déjà
donné comme provincial par Furetiére (1690) : « Calot. C'est ainsi que les
enfants nomment la noix, parce qu'on l'appelle ainsi presque par toute la
campagne ». '
292 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Citons un dernier sens « compte, affaire », qu'on rencontre
dans un écrit poissard de 1750, Le Paquet des mouchoirs,
p. 11 : « Ça ne seroit pas le calot du public qu'on nous oblige
d'agir de même envers leur endroit ». C'est là probablement
une acception induite du Jeu du calot, acception encore
usuelle dans le Bas-Maine (où la sphère du "mot a été élar-
gie): « Calot, paquet de cartes; faire le calot, préparer les
cartes, tricher au jeu;/ov're son calot, s'arranger pour avoir
la meilleure part, faire son affaire » iDottin). Dans le Hainaut,
faire son calot, c'est faire ses affaires, tirer parti d'une chose
qu'un autre dédaignerait.
Veziner, à côté de oejsouiller, puer (Delvau, Bruant) : Puit.
ve^ouner, vesser.
Zigouiller, tuer à coups de couteau: « Si on cane, c'est
eusses qui viendront nous zigouiller », Rosny, Rues, p. 244.
— « On ne peut pourtant pas le zigouiller pour y refaire son
billet », Rictus, Numéro gagnant.
En Poitou, zigouiller signifie couper avec un mauvais cou-
teau, en faisant des déchirures comme avec une scie (Anjou,
zigailler, couper malproprement comme avec un mauvais
outil, en déchiquetant). L'acception initiale est celle de couper
avec une scie (en Saintonge, sigue-zigue désigne un mauvais
couteau).
Le vocable, en s'acclimatant à Paris, a passé du sens de
scier ou couper maladroitement à celui de couper la gorge,
c'est-à-dire qu'il a tout simplement passé des objets aux. êtres
humains '.
1. Ajoutons :
Godelle, pipe (Delesalle) : en Poitou, couteau (Âunis : scie à lame large).
Fine, le membre (même sens en Poitou, proprement pomme de pin); piner,
pinocher, s'accoupler (Bruant).
Rarjuin, prostituée (Bruant), proprement requin, sobriquet du douanier
et de l'huissier (ils dévorent tout).
C. — Patois du Centre.
1. — Berry.
Cette province a fourni le contingent le plus nombreux et
les contributions de cette origine sont souvent d'une grande
importance'. Nous avons déjà cité gamin ç,\. piger ; voici les
autres emprunts berrichons^ :
Abat-foin, ouverture pratiquée dans le plancher des granges
pour faire descendre le foin (mot devenu français), et ahaf ointe,
ébahi : « Quand la bonne femme lui a fichu son sac, il s'y at-
tendait si peu qu'il en est resté abafointé » (cité dans Bruant,
Dict., p. 173). Le sens figuré remonte au berrichon tomber
dans V abat- foin, être coulé à fond, être déchu de sa fortune
ou de son intelligence. C'est une image tirée de l'économie
rurale.
Agriclier, saisir subitement, arrêter : « Il se sauvait, je l'ai
agriché par un abatis » (Rossignol). — « Ces petites bestioles
quand elles vous agrichent, se cramponnent à notre peau ».
Père Peinard, 8 juin 1893, p. 4. En 'Berry, agricher, accrocher,
agripper: « Ce petit s'a{/rtc/ie aux cottes de sa mère » (Jaubert);
dans le Bas-Maine, le verbe signifie saisir avec les dents (de
gricher, grincer, Dottin).
Arcanderie, embarras, difficultés. « Y a rien à gagner avec
toutes ces arcanderies-\h », Méténier, Lutte, p. 97. Le mot
signifie proprement métier ou marchandise à.' arcandier , petit
commerçant ambulant (Berry et ailleurs), à côté de iiari-
1. Certaines particularités orthoépiques jadis propres aux Parisiens sont
aujourd'hui encore usuelles dans le Berry. Telle la prononciation de paij'er,
pour payer, que Bèze reprochait jadis au menu peuple de Paris et qu'on lit
encore, sous la forme poijer, dans une mazarinade de la banlieue de Paris
de 1650 (voy. Nisard, Elude, p. 138). Robert Estienne (Grammaire françoise,
p. 10) mentionne déjà pajer, payer, dans quelques villages voisins de Parip.
Dérivent de la même source les formes pajel, pour paillet (tas de paille), et
pajol, pour paiJlot (paillasson), l'un et l'autre au sens de lit (en Berry, avec
celui de « grabat ») : « On s'a plumé dans un bon pajot tout en laine... Se
pagnoter à deux dans le même pajel'l Midi ! » (dans Bruant, Dict., p. 293).
2. Voir le Glossaire du Comte Jaubert (1864 à 1869).
294 CONTINGENTS LINGUISTIÇUES
cander, chamailler sur des vétilles (Delvaii) et ne pas faire
un travail d'un coup: « L'ouvrier qui fait un loup et veut
le réparer, haricande sa pièce » (Virmaître, SuppL). Cf. le
gâtinais aricandier^ commerçant ou industriel ambulant,
mal outillé, mal pourvu de marchandise.
Babouitie, babine (Berry, même sens), d'où se babouiner,
ou se caler les bahouines, manger : « Le samedi de paie, ils
se trouvaient ensemble, on lui a fait une connaissance, on ba-
bouine le zing de la paie », Poulot, p. 82.
Barbaque, viande : « N'allons pas dans ce restaurant, il y
a de la mauvaise barbaque )) (Rossignol) ; et surtout viande
de mauvaise qualité (llayard) : « Le gonce est aspic... Il ne
briffe que de la barbaque », Rosny, Rues, p. 165. Se dit ironi-
quement du corps humain : étaler sa barbaque, tomber
(Hayard). Le mot signifie proprement viande de brebis : Berry,
barbis, brebis. La forme provinciale barbi est donnée par
Bruant.
Beurlot, maître-cordonnier d'une petite maison (Rigaud), à
côté de beurloquin, patron d'une maison de chaussure do der-
nier ordre (Idem) : « Dans les boutiques des gnafs ou des ri-
bouiseurs , le patron se nomme beurloquin » (Virmaître,
SuppL). En Berry, berloquet désigne le vieillard qui bat la
berloquo(et berloquiri, en Anjou, le saint frusquiu ; Bas-Maine :
le petit mobilier). Desgranges note, en 1821 : « Beurloques,
breloques. Faute de prononciation ».
Biger, embrasser : « On ne bige pas son petit homme avant
de partir? » Méténier, Lutte, p. 250. Forme commune en Berry,
dans l'Anjou et ailleurs.
Bide et bidon, ventre, gros ventre (Berry, bide\ gros ventre,
et bidon, petit ventre), dans Rictus (Soliloques, p. 76): « Ah!
enfonce-toi les poings dans le bide... »
Bringue, femme dégingandée : « Donner congé à elle et à
sa grande bringue de sœur », Zola, Assommoir, p. 11. Le miot
est le même que le terme de manège bringue, cheval mal
1. Avec ce sens, on lit déjà le mot dans une moralité du début du xvi" siè-
cle, la Condamnacion de Bancquet de 1507 :
Je n'ay mangé que tout à point :
Encor y a il un boyau vuyde,
— Aussi avez-vous belle bidef...
(Ed. Jacob, Recueil de farces, p. 317)
L'éditeur moderne commente ainsi le mot : t Terme d'argot, trogne, face
enluminée ». Explication purement fantaisiste.
PROVINCIALISMES 295
bâti, l'un et l'autre d'origine provinciale: en Berry, bringue
(comme en Anjou et ailleurs) désigne à la fois un cheval mal
bâti, une rosse ^ et une grande femme de mauvaise tournure.
Ce dernier sens, usuel dans les parlers provinciaux, est at-
testé à Paris dès le début du xix*^ siècle : « On dit impropre-
ment d'une fille ou d'une femme de grande taille et qui a
l'air d'un homme : c'est une grande bringue, c'est une grande
dégingandée », Michel, 1807. — « Une grande bringue. Terme
injurieux et de mépris qui signifie une grande fille de mau-
vaise tournure», d'Hautel, 1808^.
Carcan^ rosse, (même sens en Berry et ailleurs); dans Ric-
tus, Cœur, p. 124 : « A turbiner pire qu'un carcan ».
Chigner, pleurnicher (même sens en Berry) : « Je veux sa-
voir pourquoi que tu chignes », Méténier, Lutte, p. 79. Le mot
est donné par iMichel en 1807 : « Chigner n'est pas français.
On l'emploie pour répandre des larmes pour rien ou par
-feinte, geindre, pleurnicher ». Il se lit déjà dans Hébert : « Et
toi, toujours grognant, toujours chignant, quelle source de
pleurs et de jérémiades pour ton génie larmoyant ! » Père
Duchêne, 73*^ lettre, p. 3.
Clanipin, fainéant, paresseux (même sens en Berry) : « Ar-
rive, clainpin! je paye un canon de la bouteille », Zola, As-
sommoir, p. 435. D'Hautel relève déjà le mot : « Clampin,
pour dire boiteux. C'est aussi un sobriquet que l'on donne
aux campagnards qui, sous un air niais et indolent, cachent
beaucoup de finesse et de subtilité ». L'acception de « boi-
teux » est encore vivace en Picardie et en Champagne. Des-
granges se borne à dire en 1821 : « Clampin est une expres-
sion triviale qui exprime rien en français ».
Cocotte, avec ce triple sens : -
1° Mal d'yeux, fièvre aphteuse (même sens en Berry et
ailleurs, proprement poule qui est sujette à ce mal), à côté de
gogotte, œil malsain, vue affaiblie par l'âge (la vue de la poule
est faible).
2° Gonorrhée, syphilis (et gogotte), désigne, dans le Berry
et ailleurs, une maladie des bêtes à cornes.
1. Avec ce sens péjoratif, l'angevin dit à la fois biringue et birogue, à côté
de bire, bourrique.
2. Le petit glossaire wallon, du duché de Bouillon, envoyé en 1790 par le
curé Aubri à Grégoire (éd. Gazier, p. 212), donne déjà bringue, femme sans
honneur. — Dans le Gàtinais, bringue désigne une brebis vieille et stérile.
296 GONTINGIÎNTS LINGUISTIQUES
3'' Malpropre (Delvau), comme un poulailler, d'où cocotier,
gogotter, puer (Rigaud)
Déluré, dégourdi (mot passé en français), forme berri-
chonne (déluré, alerte, dégagé, Jaubert) pour déleurré, qui
ne revient plus au leurre, en parlant d'un faucon. Le mot est
déjà donné en 1807 par Michel : « Allure, déluré ne sont pas
français. Ne dites pas : C'est un gaillard bien allure, c'est un
déluré compère, pour il est bien madré, c'est un fin matois.
Il est familier » ; et Blondin cite comme populaire, en 1823,
cette expression « un jeune homme déluré ».
Dépoitraillé, qui a la poitrinje découverte d'une manière in-
décente (Zola, Assommoir^ p. 193 et 497) : Berry, Poitou, etc.,
même sens.
Dringue, vêtement, redingote (Delvau, SuppL), répondant
au berrichon dringue, terme de mépris (« une vieille drin-
gue ))) ; Anjou, déringue, redingote.
Flube, peur, et fluber, avoir peur, proprement siffler (sens
de fluber en Berry et en Poitou) : le poltron siffle pour se don-
ner l'air crâne. De là flube, sifflement, terme de chasse, ana-
logue k frousse : « 11 a le flube, chuchota Petite-Rosse », Rosny,
Rues, p. 28.
Focard, fou (Hayard) : Berry et Poitou, foucard, extrava-
gant (cf. ci-dessus, p. 21 S, foucade).
Galoche, bouchon et jeu du bouchon (même sens on Berry
et ailleurs).
Gouille, dans l'expression, à la gouille, à la volée, au jeu
des billes (Delvau) ; de là envoyer à la gouille, jeter quelque
chose en l'air, au hasard : « Dans un baptême, le parrain en-
voie à la gouille des dragées aux enfants » (Rossignol) ; en-
voyer à la gouille, envoyer promener (Delvau). Dans le Berry,
gouille désigne une mare, un creux d'eau, d'où le nom appli-
qué au trou peu profond qui sert à jouer aux billes.
Ligorgniot, Limousin et garçon maçon (Rossignol), les Li-
mousins exerçant fréquemment ce métier. En Berry, ligougnat
désigne celui qui vient du Limousin ou de l'Auvergne (on dit :
« parler ligougnat »); et Ùgoustrat * y est un sobriquet donné
aux ouvriers des pays montagneux, du Centre de la France,
qui ont l'habitude d'émigrer chaque année vers Paris, tels,
par exemple, les maçons (qu'à ce titre on appelle même à Paris
1. Forme contaminée de ligougnat et fouchlra.
PROVINCIALISMES 297
Marchais et Limousins), les chaudronniers, les portefaix, etc.
Mascander, frapper avec violence (Berry, mascander, fra-
casser, briser, mettre en morceaux) : « Les voisins l'avaient
surpris en train Je mascander la malheureuse », Mélénier,
Lutte, p. 207.
Mercandier, boucher qui vend de la basse viande (Rigaud),
proprement petit marchand, sens du mot en Berry et ail-
leurs.
Mite, chassie, miteux, chassieux ', même sens en Berry (en
Anjou, mite, chatte : cf. « chassieux comme un chat de mars».
Oudin) : « Tout le monde connaît ce souhait ironique : Je" vous
souhaite une bonne année, la mite à l'œil... la morve au nez »
(cité dans Bruant, Dict., p. 99).
Le dérivé miteux est donné par d'Hautel (1808) et le mot
primitif par Desgranges (1821) : a 11 a la mitte à l'œil est un
barbarisme. Chassie est le seul mot français. Dire de la cire
et des yeux cirés ne vaut pas mieux que mitte ; mais c'est as-
sez parler d'une humeur dégoûtante ».
Panoufle et panouf, fourrure dont on garnit le dessus des
sabots (sens du mot berrichon). On le lit dans Bruant {Rue,
t. II, p. 98): « ... ribouis en panoufe .. » Delvau donne à pa-
noufle le sens de vieille femme ou vieille chose sans valeur
(cf. le mot suivant).
Panuche, prostituée (Rigaud), maîtresse d'une maison de
tolérance (Virmaître) : « Vlà \a panuche qui rapplique », Mé-
ténier, Lutte, p. 277. Larchey explique le mot par « femme
bien mise » (Hayard : femme élégante). En Berry, panuche
signifie la fourrure dont on garnit le dessus des sabots, pro-
prement guenille (cf. prov. panoucho, chiffon et femme en hail-
lons). Les acceptions citées ci-dessus sont donc ironiques.
Raffut, grand bruit, esclandre (Rossignol), même sens en
Berry et ailleurs : « Tu piges le raffut que ça devait faire »,
Bercy, XXIW lettre, p. 6.
Reniquer, pleurnicher, endêver (Delvau, SuppL), répondant
au berrichon reniquer, renâcler, grogner : « Il était fâché, je
commence à reniquer », Le Bourg, dans Le Gaulois du 3 oc-
tobre 1881.
Riclot, soulier : « A m'a payé des bath riclots » (cité dans
Bruant, Dict., p. 411). En Berry, riquer, se dit du bruit que
i. Hector France donne, en outre, miteux, misérable. Cf. en Anjou, mi-
teux, gueux, c'est-à-dire mendiant chassieux.
298 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
font les semelles des souliers neufs en marchant: « Nos villa-
geois aiment beaucoup les souliers qui riquent » (Jaubert).
Riper, prendre, voler : il lui a ripé sa galette (Virmaître).
En Berry, riper, se dit, au jeu, pour gagner le tout, faire ra-
fle. (Hector France); de là ripai ou ripeur, écumeur des bords
de la Seine. Le sens propre en est pousser ou retourner des
masses pesantes avec des leviers, glisser en arrière, répon-
dant à ripeur, déchargeur des pièces de vin, à Bercy, ou des
charbons de batenux, aux portes de la Villette et de Crimée
(Rossignol). Ce dernier sens est déjà donné par le Tréooux
de 1752 : « Ripper. Terme usité dans les douanes et sur les
ports des rivières, particulièrement à Paris ».
Roupettes, testicules (Rossignol), même sens en Berry.
Tata. mijaurée, proprement tante (sens du mot en Berry) :
« Un vrai serpent ! gentille et faisant sa tata, et vous lichant
comme un petit chien ! » Zola, Assommoir, p. 39o '.
2. — Orléanais.
Cette province a fourni au xyi"* siècle toute une série de
termes que Cotgrave signale comme « orleanois » et qui sont
devenus français : tels bougonner, escogriffe, saligaud, etc.
Les emprunts modernes sont peu nombreux :
Abalobé, étonné, ébahi- : « Quel potin ! j'en suis encore tout
abalobé y> (cité dans Bruant, Dict., p. 173). Même forme dans
l'orléanais (at>a/o&c. ahuri); Blésois, a/;e/'/ot'(3', qui a l'air bête
(Eudel) ; Berry et Poitou, éberlobé, étourdi, braque ;~ Anjou,
ébélobé, ahuri. La forme primitive berrichonne, éberlobé,
représente un croisement (Vébaubi (anc. fr. abaubi) et bei'lu
(cf. éberluer, étonner).
Aguicher, attirer, allécher par des œillades : « Si tu Vavais
1. Ajoutons :
Bigue, rosse (Bruant) : Berry, cheval petit et maijjfre (comme une bique).
Chézeaii, maison (Delesalle) : en Berry, le mot est vieilli.
Chignon, bout du pain (Bruant) : de même en Berry.
Clos-citl, dernier no d'une famille (Delesalle) : en Berry, dernier né d'une
couvée.
Grignolet, pain (H.-F'rance) : cf. Berry, grigne, grignon de pain.
Guclip, perchoir (Bruant) : même sens en Berry («y^^c/jer, jucher, des poules).
Tribouille, désordre (Id.) : Berry et ailleurs, confusion, trouble.
Vezon, prostituée (Id.) : en Berry, femme évaporée, extravagante, propre-
ment guêpe, liourdon.
2. Philibert I^e Roux explique erronément esbalobé par « réjoui, transporté
de joie et de plaisir, gai, joyeux », en citant ce passage du Parnasse des
Muses : c J'en suis tout esbalobé ».
PROVINCIALISMES ' 299
pas aguiché, il t'aurait laissé tranquille ». Rosny, Marthe,
p. 39. Kn Vendôinois, aguicher, c'est g-uolter, surpt-tinilre par
ruse (aiic. t"r. guiche. ruse) ; eu Anjou, regarilei* du coin Je
l'ti^il.
Chahut, danse échevelée et bruyante, d'où tumulte, nom
induit de chahuter, h Vendôme, crier comme un chahuant.
Le verbe et le nom sont déjà relevés par Desg-ranges (1821) :
« Il aime à chahuter, il danse en chahut. Voilà des mots de la
guinguette ». Le premier lexicographe (jui donne le mot est
Bescherelle (18io) : « Chahut, nom d'une danse extrêmement
indécente que la police interdit dans tous les lieux publics (et
chahuter, danser le chahut »). Le chahut a succédé au can-
can, dont il est l'exagération : « Fifîne... ne dansait pas un
chahut de bastringue... elle s'enlevait, retombait en ca-
dence... », Zola, Assommoir, p. 179.
Pétras, paysan, rustre (Delvau)., vocable donné par d'Hau-
tel (1808) : « Pétras. Mot vulgaire et trivial qui signifie ba-
lourd, ignorant, grossier personnage ». Nom censuré par Des-
granges (1821) : « Pétra, pour paysan, barbarisme. C'est du
charabia Orléannais ». Mot très usuel dans les parlers pro-
vinciaux (Anjou, Berry, Poitou, etc.) au sens de butor, iour-
deau.
D. — Patois du Nord-Est.
1. — Champagne.
Le plus ancien emprunt champenois est dégraigner, mé-
priser (même forme et même sens en champenois; en picard,
dégrigner), qu'on lit à la fois dans une mazarinade de 1649 :
« Ha, g"uay Janin, où vas-tu si vite., y semble que tu nous
dégraigne...'^ » Agréable. Conférence, éd. Rosset, p. 2. Et dans
un écrit poissard de 1750: « Si c'est à cause que je rafistolons
ses vieux passifs, que ne dégraigne-t-y de même son horlo-
geux quand il lui a rembouisé queuque patraque? » Le Pa-
quet des mouchoirs, p. 3.
Les emprunts modernes sont plus importants ' :
Anderlique, tonneau de vidange (du champenois danderlin,
tandelin) : « Je sors de chez Richer, j'étais pour la répara-
lion... des ander ligues... Le général A... c'est Vanderlique
du grand monde », Poulot, p. 163 et 167.
L'équivalent français tandelin, hotte en bois, également
d'origine dialectale (lorraine), est donné comme tel par Mi-
chel en 1807: « Tandelin, vaisseau de bois en forme de hotte
qui sert à transporter la vendange. Ce mot est consacré par
l'usage en Lorraine et n'a point de synonyme » '.
Bajaf, gros butor : « Gros bajaf, est synonyme Aa poussah y>
(Virmaîlre). En champenois, bajas signifie sot, goujat (Bas-
Maine, bajard, homme pesant, empêtré).
Camboler, tomber en chancelant (Delvau, Larchey), d'où
cambola (pour cambolard), faux épileptique (H. -France), à côté
de chainboler, chanceler ^ comme un homme ivre (sens du mot
en Champagne et en Lorraine) : « Chambouler ^c dit impropre-
ment d'un homme ivre : il chamboule, il est ivre, il chancelle »,
Michel, 1807.
1. Voir le Glossaire de Tarbo (1851) et de Baudouin (187T).
2. Voir, sur l'origine du mot, Behrens, Beilrùge. p. ^63-264.
3. Delesalle donne à chamboler le sens de « flâner », et Bruant celui de
« fainéanter » — acceptions suspectes,
PKOVINCIALISMES 301
Clieulard, ivrogne, mot tiré du champenois cheuler, boire '
d'un Irait (Verduno-chalonnais, trop boire, se soûler) : « Sois
tranquille, on ne m'y repincera plus avec ces c/ieulards-là »,
Poulot, p. 47. — « Les camarades avaient beau le blaguer, il
restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine
à poivre », Zola, Assommoir, p. 48.
De là : chelasse, soldasse, ivre: « Va pas croire que je suis
soldasse », Bercy, XLI^ lettre, p. 4.
Déhotter, partir (Hayard): Reims, déliotter, débourbor un
charriot ; wall. de Mons, ébranler, faire sortir ; llainaut, ti-
rer d'un mauvais pas, au propre et au figuré (cf. Michel, 1807 :
« En/iotté, pour embarrassé: vous voilà bien enhottë»).
FrapoixiUe, guenille, même sens en ciiampenois et en lor-
rain : « Frapouille, pour haillon, vieux drapeau, drille : Le
papier se fait avec de vieux frapouilles, ramasser des fra-
pouillesy), Michel, 1807. Avec l'acception parisienne de fripon
(abrégé parfois en frape) dans Bruant {Rue, t. 1, p. 200). On
dit ironiquement une bonne frape pour un bon drille.
La forme parallèle parisienne est /7'i/)owi/^e, au sens propre,
guenille {fripe, chiffon), et, au figuré, gueux, misérable.
Galifard, commissionnaire (dans le jargon des marchands
du Temple) : « Les galifards sont des façons de commission-
naires saute-ruisseau qui prêtent aux clients les marchan-
dises vendues ; il y a aussi des galifardes », Normand,
p. 180. Proprement goinfre (sens du champenois galifard) : « Il
a mangé comme un galifard. Il faut dire selon les circons-
tances il a mangé comme un glouton, comme un gouliafre,
comme un ogre », Mulson, 1822. Le terme champenois répond
au languedocien galafard, galouflard, vorace, goulu.
Gicler, et gigler, jaillir (Champagne, gicler, Berry, gigler,
etc.) : « Y a pas d'erreur, ça va gicler [la pluie], gare la sauce! »
Courteline, Train, p. 93. — « L'une avait le nez arraché, le
sang giglait par terre », Zola, Assommoir, p. 23i.
Littré, dans son Supplément, donne le mot sous sa double
forme ^; il est déjà relevé par Mulson (1822) : « 11 pressa l'orange
et lui gicla du jus dans l'œil. Servez- vous du mot lancer ».
1. Proprement sucer, en parlant des enfants : «. Ce mot cheuler n'est pas
français; il s'applique aux enfants qui, ayant été sevrés, ont contracté l'ha-
bitude de sucer leur langue ou leur pouce », Mulson, Langres, 1822.
2. En voici une troisième : « Quel meilleur moment pour fêter l'année
nouvelle que celui où le vin nouveau giscle des pressoirs? » Almanach du
Père Peinard, 1894, p. 25.
â03 CONTINGENTS LINGUISTIQUE^
Liquette, chemise (Rossignol), proprement morceau d'étoffe
(sens champenois du mot) : « Il l'avait prise... sans une li-
quette à se f... sur le dos », Méténier, Lutte, p. 189. — « Main-
tenant, apprête ta liquette », Rosny, Rues, p. 259,
Lopin, crachat (même sens en champenois) : « Ousqu'est la
liberté si on peut pus laisser tomber un lopin en omnibus ? »
(cité dans Bruant, Dict., p. 133). Mot provincial passé égale-
ment dans la technologie avec le sens de masse de fonte.
Pldienet, petit vin acide, vin d'une mauvaise provenance
ou d'une mauvaise récolte (Baudouin), proprement aigrelet,
piquant (pour piquenet), vocable devenu parisien : « C'est pas
un mauvais garçon ; quand il a un verre de pichenet dans le
fusil il n'y est plus... Ils maquillent bien le jOfc/ie/^e^, encore
mieux le vitriol », Poulot, p. 143 et 158.
tiffes (écrit aussi tifs), cheveux (Rossignol), proprement
ajustement de la tête (sens du champenois tiffe), c'est-à-dire
attifet (Rictus, Cœur, p. 157) : « Avec ses tifs blonds, sa tête
nue... » Dans l'ancienne langue, tiffer avait le sens de coiffer,
friser, sens encore vivace dans certains patois (cf. wallon de
Bouillon, 1790, tiffer, coiffer, Gazier, p. 251).
Trouille, colique (Bruant, p. 115) et, au figuré, peur ' : Si
tu ne vas pas, c'est que tu as la trouille (Rossignol): « Y a
ceux qui ont la trouille », Rosny, Rues, p. 13.
Le mot répond au champenois trouiller, péter (Baudouin),
d'où aussi trouilloter, puer (Hayard) : « Elle devait avoir
mangé ses pieds, tant elle trouillotait du goulot », Zola, As-
sommoir, p. 470. '
2. — Lorraine, Vosges.
Quelques termes isolés :
Gouache, ou couècJie {couetche), sorte de prune violette, al-
1. Rigaud donne un troisième sens ; trouille, souillon de cuisine, femme
malpropre.
2. Ajoutons :
Cftapiiiser, tailler du bois (Delvau) : même sens en Champagne et ailleurs.
Cholet, pain blanc (Delesalle) : Champ, chollat, pain mollet et blanc (Berry,
chaulnt, de la couleur de la chaux).
Cliché, colique (Bruant) : Champ, cliché, diarrhée.
Couiner,, {^voguer, gémir (Id.) : même sens en Champagne et ailleurs.
Ilogner, geindre (Delesalle) : de même en Champagne et ailleurs.
Mouveter, broncher (Id.) : (jhamp. moiijffeter, remuer.
Rafradîne {à la), mauvais (Bruant) : Cf. Champ, rafarder, mystifier (Vallée
d'Yères, chercher à olitenir (quelque chose par ruse).
PROVINGIALISMES â03
longée, particulière à la Lorraine : couetc/ie ou quetche, de
l'allemand dialectal Quetsche (forme littéraire Zwetschke);
dans le langage parisien, le mot désigne ironiquement le
visage : sucev la couetclie, embrasser (Bruant).
Dinguer, aller frapper le pied du mur, en parlant d'une
toupie qui a subi un choc (Esquieux, p. 10), du vosgien din-
guer, rebondir avec un bruit sonore (Lorraine, dinguer, tin-
ter ; Yonne, sonner une cloche et sauter en courant). L'ex-
pression envoyer dinguer, tirée du jeu de la toupie, a été
généralisée * : renvoyer, congédier brusquement (^Littré,
SuppL).
Dé là, dingue : aller à dingue, tomber, et envoyer à dingue,
culbuter, terrasser (^Bruant, Dict., p. 420 et 423), ei dingo, fou,
proprement fêlé: « T'es donc dingo'? » (Bruant, Dict., p. 412).
Frousse, peur, même sens dans les Vosges, proprement
onomatopée qui exprime un départ rapide (froust !), l'envolée
subite d'un oiseau en froissant les branchages : « Alors, vous
n'avez pas la//'oasse? demanda-t-elle », Rosny, i?aes, p. 76.
C'est proprement un terme de vénerie {frouste, en Cham-
pagne), avec ses deux sons : 1'^ bruit d'un animal qui sort
brusquement de. son buisson ^, d'un oiseau qui s'envole tout à
coup, et, par analogie, d'une personne qui s'échappe; 2° peur:
avoir la. frouste (Baudouin).
Polard, ou paulard, pénis (Rossignol), terme euphémique»
proprement poulard, du lorrain paule, poule.
Ronibier, vieux, vieillard (Rossignol), proprement grondeur,
tiré du lorrain romber; gronder sourdement.
Roufle, soufflet (le messin rouffe a le même sens, de
rouffer, roufler, souffler avec bruit, en parlant du vent) :
« Au lieu de trouver des exploits à vanter, il n'a rencontré
que des rouf/les, que des coups de pieds à décrire, que des
craquignoles à peindre », Père Ducliesne, 53'- lettre, p. 6. Le
mot désigne, en outre, une sorte de brimade : coup en tour-
nant sur le sommet de la tête, à l'Ecole des Arts et métiers
(H. -France). Son dérivé, rouflëe, volée de coups, raclée, est
un terme de troupier (« recevoir une rouflëe », Rigaud).
1. Delvau en induit l'acception douteuse de « flâner, se promener », en ajou-
tant cette autre qui semble réelle : « Dinguer, n'être pas d'aplomb, dans
l'argot des coulisses, où l'on emploie ce verbe à propos des décors et des
macTiinistes ».
2. Ce terme de gibier est, en français, brosser ou brousser.
E. — Patois de l'Est.
1. — Yonne.
Contributions nombreuses et caractéristiques :
Arpette, apprenti et apprentie (Yonne, arpeite, gamin, po-
lisson) : «' Je fraye pus avec... les marloupins et les arpettes »,
Bercy, IV^ lettre, p. 5. Le sens propre du mot afpette, comme
de sa forme parallèle arpiau, est rapace, voleur (du primitif
ai'pe, griffe, d'où arpion).
Bergosse, mouton (Rossignol) : Yonne, bergasse, même sens.
Cabot, chien, proprement chien de petite taille (sens du mot
dans l'Yonne; en Anjou et à Lyon, méchant petit chien): « Tu
fais comme un cabot qui ronge son os, tu grognes et lu mon-
tres les crocs », Père Peinard, 17 nov. 1889, p. 6.
Chariboter, avec les acceptions suivantes :
1" Embrouiller, d'où charibotage, écriture embrouillée :
« Ils savent lire un charibotage », Mélénier, Lutte, p. 120.
2° Embarrasser, sens d'e/ichariboter, terme provincial em-
ployé par Victor Ilugo: « Vous avez l'air tout enchariboté »,
Le Roi s'amuse, acte II, se. ii.
3*^ Railler: « J'aime pas les gens qui charibotent tout le
temps » (cilé dans Bruant, l)ict., p. 323).
Le sens primordial de c/iarboter ou chariboter est celui de
grouiller * comme une nichée d'escarbots (appelés charbots
ou charibots dans les différents patois). La forme bourgui-
gnonne esl encharboter, que le Trévoux de 1752 explique
ainsi : « Encharboté, embarrassé, brouillé, sans ordre. Tabou-
rot qui étoit de Dijon, s'est servi, au ch. xxi de ses Bigarru-
res, à' encharboté, comme d'un mot français ».
Flancher, faiblir, manquer de force, chanceler dans ses ré-
solutions, sens du mot dans l'Yonne (proprement être flasque,
sans vigueur) : « Tu hésites, tu flanelles » (Rossignol).
1. De là, dans le vulgaire parisien, charibotée, grand nombre : « Elle a
une charibolée d'enfants » (Virmaitre).
PROVINCIALISMES 305
Fouaiiler, lâcher, reculer, dans l'arg-ot des typographes
(Boutmy): Yonne, fouaiiler, faiblir, être sans force (propre-
ment étriller). Le mot se trouve déjà dans Vidocq.
Gabegie, fraude, mot bourguignon passé au français. Ce
provincialisme du début du xix*' siècle se lit dans Michel
(1807) : « Gabgie. On donne improprement ce nom à toute
espèce de prolit illicite. C'est une gabgie, il fait la gabgie là
dedans. C'est une filouterie, c'est un filou, il trompe, il vole...»
Il est aussi donné par d'IIautel (1808): « Gabegie, micmacs, in-
trigue, manigance : il y a là dessous de la gabegie, pour dire
quelque chose qui n'est pas naturel, quelque manège ».
Le bourguignon gabegie répond au languedocien gabusio,
'malversation, fraude, l'un et l'autre apparentés à l'anc. fr.
cabuser, tromper.
Gargavousse, gorge (répondant au r/ar^/an de l'Yonne), dans
Richcpin {Gueux, p. 175).
Redouiller, riposter, mot donné par d'Hautel: « Se redouil-
ler, riposter à des propos injurieux ou répondre vigoureuse-
ment à des voies de fait, en venir aux mains ». Dans l'Yonne,
redouiller signifie houspiller (de douiller, choquer une bille,
etc.). ^ Au jeu de cartes, redouiller, c'est revenir à la cou-
leur (une redouille, un retour dans une couleur déjà jouée).
2. — Bresse.
Cette province a fourni plusieurs termes :
Caboulot, cabaret infime, proprement petit réduit, pauvre
gîte, sens du mot dans la Bresse (caboulot) et dans le Jura
{cabourot et caboulot^, ce qu'on dit cabiole en Berry, en Sa-
voie etc. « Le mot a une vingtaine d'années », écrit Delvau
en 1866> et Rigaud cite ce passage d'un écrit de 1860 intitulé
Ces Dames : « Caboulot. Mot pittoresque du patois franc-com-
tois qui a obtenu droit de cité dans l'argot parisien... Le ca-
boulot de la rue des Cordiers, qui est le plus ancien de tous,
s'ouvrit en 1852 ». Ce mot a passé au français : « Les gens de
1. Ajoutons :
Aponiché, assis (Delesalle) : Yonne, accroupi.
Canej\ aller à la selle (Delvau) : de même dans l'Yonne, à côté de canots,
lieux d'aisance, propr. poulaillr-r (cf. Yonne, anas, immondices, à'ane, cane).
Drille, drouille, colique (Bruant) : Yonne, drille, drouille, colique, diarrhée.
20
306 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
talent qui n'ont pas traîné dans lecaboulot », Concourt, Jour-
nal, 13 déc. 1865.
Margalou, individu qui exerce toutes sortes de petits com-
merces (H. -France) : Bresse, margalou, même sens que mar-
goulin, maquignon, revendeur, en mauvaise part (à Fribourg,
margaler signifie crotler).
Pégot, paysan (Bruant) : Bresse, pégo, rustaud (cf. Landes,
pégot, niais, sot).
F. — Franco-Provençal.
1. — Lyonnais.
Les emprunts au parler lyonnais ont trouvé une large ex-
pansion, dans le langage populaire, comme nous l'avons
prouvé par le terme bic/ter, déjà cité. Les autres apports ne
sont pas moins intéressants :
Bafouiller, bredouiller, et bafouillage, bavardage, mots
populaires très répandus, du lyonnais barfouiller, barboter et
bavarder, parler mal (Vachet). Ce provincialisme est relevé
par Molard en 1810 : « Barfouiller , barfouillage. Dites : bar-
boter, barbotage. C'est l'action des oies par laquelle elles
cberchent à manger dans des ruisseaux bourbeux, en y four-
rant le bec. Au figuré, c'est mettre les mains dans Teau en
l'agitant ». Le sens essentiel du mot est barboter dans l'eau,
ensuite barboter en parlant.
Cabosser, bossuer (du lyonnais cabosser, même sens). Mot
donné par Molard en 1810 : « Cabosser, déformer. Il a cabossé
la boîte de sa montre. Ce mot est un vrai barbarisme. Dites:
bossuer ». Terme passé au français; Bescherelle (1845) l'ac-
compagne de cette remarque : « Ce verbe cabosser est très fa-
milier et tout à fait populaire surtout dans l'Ouest de la
France ». La forme parallèle crabosser, citée par Deslesalle,
répond au lyonnais carabosser (Anjou, crabosser, écraser).
Décaniller, se sauver : « Moi. j'ai décanillé, je n'avais pas
douze berges », Méténier, Lutte, p. 120. — « Veux-tu décanil-
ler de là ? » Zola, Assommoir, p. 409.
A Lyon, décaniller, même sens (Puitspelu), proprement
jouer des canilles (les gônes appellent canilles les jambes, pro-
prement petites cannes), synonyme à'escaner, se sauver, qui
présente la même image. Ce verbe est déjà donné par Des-
granges en 1821 : « Je l'ai fait décaniller, disent bien des gens.
C'est un barbarisme. Le mot de déguerpir est celui qui con-
vient; décamper serait mieux encore que décaniller ». Il a
passé dans plusieurs parlers provinciaux : Berry, Anjou, etc.
308 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Flapi, fatigué, éreinté. Terme lyonnais devenu populaire.
Gandoises, fariboles, sens figuré donné par Desgranges,
1821 : « Conter des gandoises, pour faire des contes. Voilà du
français des provinces ». Cf. Molard, 1810 : « IJ raconte des
(jandoises, des farces, des plaisanteries ». C'est la forme pro-
vinciale du nom de la oandoise, poisson d'eau douce peu es-
timé, d'où l'acception figurée de « bagatelle ».
Gandouse, gadoue (Rigaud), même sens en lyonnais.
Gobille, bille ou boule à jouer, dans les jeux d'enfants
(même sens à Lyon). Mot donné par Molard en 1810 : « Go-
bille. Jouet d'enfant fait de pierre ou de marbre, en forme de
boule. On l'appelle bille à Paris ».
Grajîgner, égratigner (Delvau), même sens en Lyonnais et
dans les patois de l'Ouest : « Elle saute aux yeux de sa bour-
geoise et la, grafigne »,Zola, Assommoir, p. 232. Delesalle donne
au mot, en outre, le sens de saisir et ramasser des chiffons.
Margoulin, colporteur de campagne et mauvais ouvrier :
« 11 n'y a que des margoulins, et puis on ne gagne pas sa vie
là-dedans », Poulot, p. 70. De là : margoulinage, achat dans
les conditions médiocres; et margouliner, faire de petites affai-
res (Bruant) : à Lyon, margoulin, colporteur (en Languedoc,
ouvrier jeune, et surtout mauvais ouvrier, ou petit charretier).
Molard, large crachat, proprement meulard, meule de
grande dimension : « Quand il s'étale sur le trottoir, on dit:
Quel beau molard! » (Virmaître). — « Vous aurez quatre
jours pour lancer dos molards sur les rangs » (dans Bruant,
DicL, p. 133).
Ramonât, petit ramoneur savoyard, nom donné par Des-
granges (1821) : « Ramonât, pour ramoneur de cheminée.
Faute » ; et d'Hautel l'explique ainsi (1808) : « C'est sans
doute pour imiter la manière des petits savoyards qui ont ha-
bitude d'annoncer dans les rues en criant : Ramona la che-
mina de haut en bas! »
Cette exclamation figure déjà dans un des Cris de Paris du
XVI*' siècle :
Puis verrez des Piemontoys
A peine saillys des escailles i
Crians : Ramona hault et bas !
Voz cheminées sans escalle. 2
1. A peine sortis des écailles, c'est-à-dire encore tout jeunes.
2. Echelle. — D'après Franklin, 'L'Atinonce et la Réclame, p. lo6.
PROVINCiALISiMKS 309
Rapiat, avare, grippe-sou (aussi sobriquet des Auvergnats
et des Savoyards) : « Je les connais tous, ces rapiats-\h ».
Balzac, Cousin Pons, 1847, t. XVII, p. 407. — « Ah! non,
pour sûr ces rapiats [les Lorilleux] n'étaient pas larg-es des
épaules, et toutes ces nianigances venaient de leur rage à
vouloir paraître pauvres », Zola, Assommoir, p. 256. Même
sens à Lyon. En Suisse, le mot signifie galeux (appliqué aux
pieds des chevaux) et, en Normandie, rapiat désigne le voleur,
le vag-abond.
Ressauter, tressauter, mettre en colère, et faire du ressaut,
faire de la résistance, se gendarmer (Rossignol) : Lyon, 7'es-
sauter, tressauter (en français, sauter de nouveau).
Ronchânner, grommeler, gronder sans cesse (mot très
usuel) : même sens à Lyon; en Dauphiné, roncha, ronchina,
grommeler, gronder ^
2. — Dauphiné.
Notons les emprunts suivants :
Cosse, grande paresse, synonyme de flème, et cossard, fai-
néant, répondent aux appellatifs de la Tienne, cosse, buse
et cossard, chouette (Rolland, t. III, p. 13), oiseaux indolents
par excellence : « Je t'ai pas écrit, j'avais la cosse » (dans
Bruant, Dict., p. 217). — « Le sabottage. les x\nglais l'ont
pigé aux Ecossais, car les Ecossais sont cossards ». Alinanach_
du Père Peinard, 1898, p. 30.
Enquiquiner, ennuyer (Dauph. enquiquina): « Ce qui Ven-
quiquinait le plus, c'était un petit tremblement de ses deux
mains », Zola, Assommoir, p. 431. En Anjou, enquiquiner,
même sens.
Galapiat, vaurien : « Un galapiat, un traîneur de rapière
en chambre », Courteline, Gaietés, p. 115. En Dauphiné, ga-
lapia, goinfre et mauvais sujet (d'où le mot a passé, avec ce
dernier sens, dans la pliiparl des patois du Centre et du Nord) :
« Galapia. Ce mot signifie un rustre, un Savoyard », Mul-
son, 1822.
\. Ajoutons :
Bardane, punaise (Bruant) : même sens en Lyonnais et en Dauphiné.
Chouigner, pleurer, gémir (IJ.) : de même à Lyon.
Moiiniche, sexe (Id.), proprement petite guenon. Dans le Hainaut, moniche a
le même sens (<( A Valenciennes, ce n'est qu'un terme familier... c'est un
nom d'amitié qu'on donne aux jeunes filles », Hécart).
310 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Gouliaffe ou gouillafre, goinfre (Delvau) : « Gouliafre, ce-
lui qui mange sans mesure et sans propreté », d'Hautel (1808)
et « Galafre, gouliafre et gouiaffe. Mot de cuisine pour expri-
mer gourmand. Ce sont des barbarismes », Desgranges, 1821.
Le dauphinois et lyonnais gouliafre, gouiafre, goinfre (donné
déjà par Oudin 1G40: Un gouiaffre, un gourmand) est encore
usuel dans le Berry, en Champagne, etc.
Mandale ou mandole, gifle, claque (« envoyer une mandale,
ieter une mandale »), proprement amande, sens du dauphi-
nois inandolo. Le mot se lit dans les Soliloques (p. 48) de
Jehan Rictus.
Pingaud, gentil, joli, élégant (Hayard), proprement mignon
comme la pie (Dauphinois jom^/o).
Sabourin, mauvais ouvrier, gâcheur : « Il n'y à que des
sabourins dans son échoppe, pas un capable », Poulot, p. 95.
En Dauphiné (comme dans le Poitou et l'Anjou), sabourin
désigne le savetier K
1. Ajoutons :
Goiiiou, gamin (Delvau) : Dauph. gouiou, garçon, fém. goyo, jeune fille.
Pimpions, espèces monnayées (Larchey) : Dauph. pimpio, même sens, pro-
prement noyaux (cf. Somme, pimpin, pépin, et Marne, pipion, pépin, Rol-
land, Flore, t. V, p. 7o).
G. — Patois du Midi.
1. — Languedoc.
Le languedocien avait déjà fourni au poissard nombre de
termes dont quelques-uns ont disparu du langage populaire,
tels que :
Flogner, flatter (Lang. flaugna, mignarder), qu'on lit dans
la comédie poissarde de 1754, Madame Engueule, se. Vlil:
« Suzon pour ton épouse ! Tu viens donc encore de flogner
son aloyau ».
De même, estourouiller , s'étaler, et galaminer, se dorloter,
se délecter — Lang. s'estourouia, se coucher au soleil (se tou-
rouia, se chauffer), et se galamina, se câliner au soleil (de
se gala, se réjouir et mino, chat), en parlant des chats * et
des poules — qu'on rencontre dans un pastiche poissard de
1821, le Riche-en-Gueule, p. 198:
Si je suis à la promenade
A m' estourouiller au soleil,
Soudain mon cœur bat la chamade
Et fait un tic-tac sans pareil.
Quant au Ut je me galamine.
Le soleil s'éloigne de moi
Et toujours sa peste de mine 2
Met tous mes sens en désarroi.
Voici maintenant outre bisquer et faraud, entrés dans la
langue générale, les emprunts provençaux encore usuels :
Agater, aux sens multiples :
1" Allécher, amadouer (Bruant), du Lang. agati, môme sens,
proprement attirer par des. chatteries ;
2° Plaisanter, blaguer quelqu'un, s'en moquer (Rossignol),
acception ironique comme la suivante;
1. Nisard, Parisianism<is, p. 103 et 107, doane d'esiourouiller et de galaminer
des interprétations erronées et des étymologies fantaisistes.
2. C'est-à-dire la mine de sa maîtresse.
312 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
3° Recevoir des coups, être pincé (H. -France).
Cacher, avaler, manger (Lang. cacha, casser avec les
dents), sens qu'on lit dans Bruant {Route, p. 37): « C'est dé-
goûtant ce que nous cachons... » Le terme répond à son syno-
nyme populaire casser {la croûte).
Cascaret, homme de mine malheureuse ou d'apparence
chétive (Delvau), mot donné par d'Hautel (1808) : « Nom baro-
que et injurieux que l'on donne à un homme de basse extrac-
tion ; ce nom ne s'applique qu'aux animaux, particulièrement
aux chiens et aux cochons ». C'est le languedocien cascare/,
cocon inachevé qui claque sous le doigt (proprement ^ grelot)
et homme décrépit, homme étourdi, écervelé, taquin. En Pi-
cardie, cascaret désigne un homme ou un animal de chétive
taille (en Gâtine, un fou, un toqué).
Emberlijîcoter, empêtrer, embarrasser, entortiller.
1° Au sens propre : « 11 s'emberlificota dans les jupons qui
lui barraient le chemin et faillit tomber », Zola, Assommoir,
p. 182.
2° Au figuré : « Les vérités les plus simples sont les plus
difficiles à comprendre — et cela parce que, vous autres de
la haute, vous em,berlificotes tellement les choses que vous
faites perdre le nord au populo ». Almanach du Père Pei-
nard, 1896, p. 38. C'est le languedocien embarlijicouta, em-
berlificouta, même sens (croisement d'emberlifa, engluer, et
de patricouta. patrouiller), terme passé dans la plupart des
parlers provinciaux : Normandie, Picardie, Berry, Champa-
gne, Yonne, etc. Ce provincialisme méridional a déjà été re-
levé par Mulson (1822): « Le voilà embarlijîcoté dans une
mauvaise affaire ; ils sont enibarliflcotés dans un compte de
société auquel personne n'entend rien. Le mot embarlijicoter
est un barbarisme. Dites: le voilà impliqué... ils sont embar-
rassés ».
FUngot^ fusil de troupier : « Cinq ans de forcés au /lingot,
cinq ans de service militaire » (Rigaud), à côté de flingue,
même sens (« cette forme est particulière aux marins », Ri-
gaud) : « Ça ne me battait pas d'aller faire connaissance avec
le /lingot... et de trimballer Azor », Almanach du Père Pei-
nard, 1894, p. 33.
En Languedoc, /lingo, /lingue, signifie houssine, petite ba-
1. Cf. Michel, 1807 : « Cascavinetle n'est pas français; on l'emploie au lieu
de cliquette et de castagnetle... »
PROVINCIALISMES 313
guette (de flinga, claquer, en parlant d'un fouet), ce qui
répond aux synonymes vulgaires bâton creux et tringle, fusil
(y. le Dictionnaire de Bruant).
Outre le sens de fusil {d'^où flingard, soldat d'infanterie tle
ligne) et celui figuré d'estomac qu'on bourre (« se garnir le
/lingot, manger »), /lingot désigne encore le couteau de bou-
cher (Larchey, SappL), appelé aussi /msi7 de bouclier K
Frisquet, froid, très froid (Lang /resquet, assez frais): « Cet
hiver il n'a pas ïah/risquet » (Rossignol). Ce mot (déjà donné
par un glossaire argotique de 1827) a passé dans les parlers
provinciaux: Norm, /risquet, d'un froid vif et piquant (« un
vent /risqL{£t ï), Moisy).
Gal/atre, goinfre et vaurien (du rouergat gal/atre, goin-
fre, proprement calfat) : « Il n'aimait pas les corbeaux [c'est-
à-dire les curés], ça lui crevait le cœur de porter ses six
francs à ces gal/atres-lk », Zola, Assommoir, p. 79. Le mot
est déjà donné par d'Hautel (1808): « Gal/atre, sobriquet que
l'on donne à un garçon d'hospice, à un garçon d'auberge ».
En Bourgogne, gal/atre désigne le mendiant.
Galéjade, charge pour mystifier (v. Mary Burns, p. 28),
répond au Lang. galejado, plaisanterie.
Gousse, tribade (Rossignol), du Lang. gousso, chienne.
Gra/ignade, mauvais tableau (« dans le jargon des mar-
chands de bric-à-brac » (Rigaud). du Lang. grajignado,^ égra-
tignure. griffonnage.
Ligousse, épée, « terme baroque et facétieux » (d'Hautel),
du Lang. ligousso, rapière, vieille épée. Le mot est encore
vivace dans le Bas-Maine : ligouche, grand et long couteau,
sabre, épée.
Lipette, maçon (Rossignol), du Lang. lipet [lipeto), friand :
<( Servir les lipettesf Ça fait trop de gâchis », Bercy, XLVl^-
lettre, p. 7. Hayard donne, en outre, à lipette le sens de k client
naïf » et Rigaud celui de « prostituée portée sur sa bouche ».
Loffe ou louffe, vesse (Rossignol), du Lang. /o/i, lou/o,
môme sens ; de là louffer, vesser et délouffer, vomir (Rossi-
gnol), à côté de lou/iarder, vesser sourdement (Virmaîlre).
1. Suivant Behrens (Beitriige, p. 107), le parisianisme flingot viendrait de
l'allem. provincial Flinke (prononciation bavaroise de Flinte, fusil); quant à
l'acception secondaire de « fusil de boucher », il renvoie au wallon flin, si-
lex — l'une et l'autre conjectures superflues (étymologie passée dans Meyer-
Liibke, n" 3371). Le français parisien ignore les emprunts allemands et le
sens dérivé s'explique de soi-même.
314 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Lofe OU loufe, sot, fou (du Lang. lofl, loufo, nigaud, imbé-
cile), à côté de la forme amplifiée loufoque, d'oij loufoquerie,
sottise : (c Un type loufoque, celui-là », Mirbeau, p. 109. — ;
« En route, il sentit la loufoquerie de son acte », Rosny, Rues,
p. 151.
Ce sens, qui n'est que l'application figurée du précédent, se
lit déjà dans un document argotique de 1790 : « Crois-tu que
je suis si loff'e que de débiner? » Le Rat du Châtelet, p. 18.
Loflat ou loufiat, dérivé du précédent, offre des sens mul-
tiples:
1° Imbécile, goujat, sens déjà donné par d'Hautel (« avoir
l'air un peu loftat ») : « C'était un homme sale, un lofât »,
Huysmans, Sœur MartJie, p. 122.
2° Aide compagnon du chef d'un chantier (Bruant).
3° Garçon de restaurant ou de café (Rossignol) : « Eh ! là-
bas, le loufiat, si tu nous servais deux vulnéraires », Mété-
nier, Lutte, p. 30.
Marida, mariée (Lang. marido) et mariage (Rictus, Cœur,
p. 74): « On sera maqués au marida ».
Mascot, garçon inexpérimenté (Lang. mascot, maladroit) :
« De dire que je suis mascot. ça ne serait pas vrai », Rosny,
Marthe, p. 52. A côté de mascotte, vierge et fétiche de joueur :
Lang. mascoto, sortilège au jeu, guignon.
Patafloler, empoigner, surtout dans l'expression « que le
diable vous pataflole ! » qu'on adresse à quelqu'un dont on
n'est pas satisfait et à qui cependant on ne veut rien dire de
désagréable. Celte locution se complète ainsi : « Que le bon
Dieu vous bénisse! » à quoi on ajoute : « Et que le diable te
patafiole ! » Elle est [déjà donnée par d'Hautel : « Mot baroque
et interjcctif qui marque l'impatience et le mécontentement:
Que le bon Dieu te patafiole! pour que le bon Dieu te bénisse ».
— « Aux gardes-du-commerce : que le bon Dieu les pata-
fiole ! » (caricature de Gavarni, dans le Charivari du 18 dé-
cembre 1840).
Bon jour, bon an, les bonnes gens,
Que le diable vous ■patafiole !
(Richepin, Gueux, p, 34).
Cette locution, commune à la plupart des parlers provin-
ciaux, remonte au languedocien, où patafould signifie empoi-
gner.
PROVINCIALISMES 315
Patricoter. tripoter, intriguer et patricolage, tripotage, in-
trigue — le premier dans Saint-Simon, le dernier chez d'Ar-
genson (voy. Littré et Suppl.) — remontenl au Lang. pa-
ti'icot, pati-igot, bavardage, proprement boue délayée (sens
de ces mots en savoyard).. Ces termes sont encore usuels.
L'acception primordiale est celle du bourguignon, bressan.
patrigoter, patauger, barboter. Cf. Mulson, 1822: « Patrigo-
ter, patrigotage. On dit d'un cabaretier qui mêle du vin du
midi avec du vin du pays, qu'il fait du patrigotage, qu'il /)«-
trigote son vin. Servez-vous des mots mélange,, mélanger,
tripotage, tripoter ».
Pingre, chiche (Lang. pingre, piètre, mesquin), mot déjà
donné par d'iïautel (1808) : « Pingre, pour dire avare, ladre »
et censuré par Desgranges (1821): « C'est un pingre, pour si-
gnifier avaricieux, n'est qu'un barbarisme ».
Roubignoles, testicules (Rictus, Cœur, p. 191), du Lang.
roubignoli, même sens.
Roustir, gagner au jeu, décaver son adversaire (Lang.
rousti, proprement rôtir, flamber), être perdu ou dans un état
désespéré : « Un joueur de billes qui a perdu tous ses jouets
est panne ou rousti » (Esquieu, p. 14 et 68). Le dérivé roas-
iissure désigne une chose sans valeur *.
Ce verbe a aussi le sens de voler : « L'ouvrier se laisse
roustir par le patron... Ça n'a pas empêché les grinches de la
ville de nous roustir les derniers sous », Père Peinard^
5 oct. 1890 et 1" mars 1891, p. o.
Roustons, testicules (Rossignol) : Lang. roustoun, même sens.
Tambouille, petite cuisine (Delvau), ragoijt de ménage (Ri-
gaud) : Lang. tambouio, gargotage, victuailles apprêtées.
Touillaud, gaillard (Delvau), mot déjà donné par Oudin
(« un bon compagnon ») et par Philibert Le Roux : « Ce mot
se dit d'une personne qui est grosse et grasse, qui est dodue,
en bonne santé; on dit c'est un gros touillaud, un homme ré-
joui, un roger-bontemps, un sans souci ». C'est le Lang.
touiaud, mouflard, maflu, gros garçon.
Toute une série de mots, dérivant du languedocien présen-
tent une assibilation initiale à la place du préfixe esp... et
surtout est...
\. I Avez-vous vu les chevaux que Bois-l'Héry lui a fait acheter? De la
roustissure, ces bêtes-là », Daudet, Nabab, p. 13.
316 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Voici les plus usuels :
Schbèbe, beau, admirable : « Ben moi je trouve que c'est
schbèbe ». Bercy, XV I^ lettre, p. 7. Le mot répond kesbaba (cf.
Lang-. esbabuc/ii, ébahir).
Sc/ipile, beau et réussi, bien fait (« dans l'argot des ou-
vriers », Rigaud), d'où schpiler, réussir un ouvrag'e (Id.),
répondant au Lang-. espila, tiré à quatre épingles: « J*ai lu la
babillarde que tu y a fait... Ah! ça, c'est schpile... C'est schpile
quanta retirent leurs harnais pour faire de la gymnastique »,
Bercy, P^ lettre, p. 7 et XLIII^ lettre, p. 7.
Schtosse, dans l'expression monter un schtosse, mentir avec
de la malice, chercher à mystifier (Rigaud), monter le coup,
mol courant dans les ateliers : « Pour faire le lundi et ne pas
avoir son sac, on monte un schtosse au patron en lui disant
que l'on va à l'enterrement de son père» (Virmaître). Le mot
reflète le Lang. estosso, entorse ; de là se schtosser, se soû-
ler (Rigaud).
Sclitouille, syphilis : « Quand on est mûr, on fait des couen-
neries... On rapplique à la piaule vidé, vanné, sans un rèche
et souvent avec la schtouille », Bercy^ XXXIIP lettre, p. 6.
C'est le sens figuré du Lang. esloulh, jachère, champ mois-
sonné encore couvert do chaumes {/à de la estoulh, faire du
ravage).
Schtourbe, misère^ : « Il faut que je fasse revenir une gui-
tare d'Espagne pour remplacer celle que la schtourbe m'a fait
fourguer », A. Laburie (cité dansBruant, Dict.,\t. 320), à côté
du Verduno-chalonnais chtourbe, mort (Fertiault). et du mor-
vandeau clitourber, mourir. Ces mots remontent au Lang. es-
tourbe, trouble, mêlée, estourbi, assommer, tuer (d'où égale-
ment estourbir) -.
1. H. France donne le mot sous la forme laditourbe, misère, et Rossignol
sons celle de jlourbe, éteint, mort.
2. Ajoutons :
Berri. hotte de chiffoiinier (Delesalle) : Lang. berri^ hotte, grand panier.
Chabier, s'évader (Larchey, p. xiii) : Lang. chabi, éconduire, égarer.
Dardelle, gros sou (Delvau), à côté de davdune, cinq francs (H. -Franco)
Lang. dardeno, pièce de deux liards ou de six deniers.
Louhal, enfant (Delesalle) : Lang. loubal, jeune loup.
Scarahombpr, étonner, stupéfier {scarabombe, étonnement, Rigaud), peut-
être une contamination du fr. bomber et du prov. escarabouta, ébranler avec
fracas, effrayer.
PROVINCIALISMES 317
2. — Provençal.
Nous mentionnerons ailleurs quelques-uns Je ces emprunts
devenus très populaires (tel esbigner ou esqidntej'). Citons
maintenant les autres :
Darouf ou baroajle, tapage [faire du baroaf, Hayard), du
marseillais bai'oafo, altercation, rixe, gourmade: « Tant qu'à
la momicharde, tu penses qu'a doit en faire un barouf ! »
Bercy, XXXIP lettre, p. 5. — « A peine a-t-elle f... le nez au
vent que subito on entend lebdroufle », Père Peinard, 15 jan-
vier 1893, p. 1. En Anjou et ailleurs, le mot est un parisia-
nisme : baroaj', même sens («ce mot est d'importation ré-
cente ))) ; à Dol, en Bretagne, barouf, vacarme (Leconte).
Bidoche, nom donné au cheval de bois qu'on voit dans les
fêtes foraines, mot répondant au provençal bidosso, balan-
çoire.
Camisards. soldats des compagnies de discipline, d'après la
blouse blanche qu'ils portent (cainisard, qui est en chemise) :
« Ou appelle les zéphirs... camisards » (Elossignctl). Rien de
commun, historiquement, avec les Camisards des Cévennes
(qui portaient un sarrau de toile blanche), bien que les deux
appellations soient méridionales.
Chambarder, renverser, bouleverser, bousculer (d'où cham-
bard et chambardement, branle-bas, tapage, bousculade) :
« Dans un moment de colère, fai chambardé par la fenêtre
tout ce qu'il y avait dans les meubles » (Rossignol), Plus ra-
rement, chamberter. renverser, briser (Fr. -Michel), et sur-
tout s'amuser en bouleversant * : « Quand les troupiers met-
tent les lits en bascule, qu'ils chahutent toute la chambrée,
ils chambertent les camarades » (Virmaître). Le provençal
connaît la forme chambarda, bousculer, et le gascon, celle de
chamberta, renverser. -
Foulard, étoffe de soie ou de soie et coton (dont on fait des
mouchoirs, des fichus, etc), offrant ordinairement des dessins
variés. C'est proprement étoffe foulée (prov. foulât), appella-
1. Delesalle donne, en outre, « chamberter, commettre des indiscrétions »,
acception inconnue ailleurs.
2. De la Landelle, p. 325, considère chmnbarder (« chavirer, mettre sans
dessus-dessous, faire vacarme »), terme très usité à bord, comme un em-
prunt fait à l'argot parisien.
318 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
lion parallèle à celle de drap foulé {ou du foulé), sorte de
drap léger d'été, La forme foulard est pour foulai, comme
brocart pour brocat (cf. brocatelle). Ce mot que le Diction-
naire de l'Académie ne donne que dans l'édition de 1878, re-
monte en fait au xyiii*^ siècle *.
Goule, bouche, gosier, sons donné par d'Iîautel et très usuel
dans les parlers provinciaux (Richepin, Gueux, p. 28). Le mot
est censuré par Desgranges en 1821: « Goule pour gueule.
Malgré sa douce prononciation, ce mot n'est pas français :
nous ne connaissons que gueule et bouche. Goule, goulette et
gouline sont des mots enfantins ». C'est un ancien emprunt
méridional qui a toujours été populaire. On le lit dans la Pipe
cassée de Vadé, et, plus anciennement, dans le Moyen de
parvenir.
Moco, homme du Midi, Provençal (dans la bouche des ma-
rins), en opposition au Ponantais ou Breton; expression fré-
quente dans les Chants de Nibor (p. 105, 166, etc.). Comme les
Provençaux emploient fréquemment la locution moco (c'est-
à-dire em'aco ^ avec cela), les marins des ports de l'Océan
donnèrent le sobriquet de moco aux Provençaux du littoral et
à ceux de Toulon en particulier (Mistral). Terme fréquent
chez les écrivains provençalistes (v. Mary Burns, p. 31).
Mourre, museau, visage (prov. mourre, même sens), terme
méridional employé par Richepin {Gueux, p. 186) : « Et puis
après? J'ai une chouette mourre »... Oudin cite l'expression:
« Donner sur le mourre, donner un soufflet ou une gour-
made », et ce sens de coup sur le museau se lit encore dans
los Mémoires de Vidocq (t. III, p. 375) : « Il te saluerait d'une
mourre que tu en verrais 36 chandelles ».
Picaillons, argent monnayé {avoir des picaillons, avoir des
écus), terme d'origine méridionale, pwaioun, encore usuel à
Paris et dans les provinces (Berry, Poitou, Picardie, etc). Le
nom remonte au poissard {Paquet de mouchoirs, 1750, p. 39) :
« J'on parfois queutes picaillons... »
Le Père Desgranges y voit en 1821 « un mot de négociants
au crochet », c'est-à-dire de chiffonniers. C'était primilive-
1. Cf. Schmidlin, Catholicon ou Dictionnaire universel de la langue françoise
(Hambourg, 1771) : « Foulart, dans le cuinmerce des soieries, sorte de tafetas
des Indes Orientales (ju'on fabrique à la mosaïque ».
2. Les recueils de Delvau, Hayard et Bruant citent l'expression comm'acb,
commue, comme ça, c'est-à-dire corne aco.
PROVINGIALISMES 319
ment le nom d'une petite monnaie savoyarde ou piémontaise.
Ramas (écrit aussi rama), chaîne- maîtresse à laquelle
venaient aboutir la nuit toutes les chaînes des galériens (De-
lesalle) et dortoir du bagne (Rossignol): mettre au l'ama, en-
chaîner, au bagne (Delvau, Suppl.). A Marseille, ramas a le
même sens, proprement rameau.
3. — Gascon, Auvergnat.
Voici, pour finir, quelques emprunts venant de l'Auvergne,
de la Guyenne, du Limousin.
Rappelons que les Auvergnats, les moins aisés, chaque an-
née, au printemps ou à l'automne, quittent leur village pour
aller exercer, surtout à Paris qui est leur rendez-vous, les
métiers les plus variés, principalemment ceux de charbon-
nier, de portefaix ou de commissionnaire. L^e Parisien appelle
l'Auvergnat tour à tour :
Auverploiime, propremment Auvergnat (lourd comme le)
plomb (en gascon, ploum) : « Des Auverplons qui n'entravent
que dâle l'arguche », Pè,re Peinard, 30 nov. 1899; abrégé en
Ploume: « Le Ploum^e en bavaitj, il n'en revenait pas », Bercy,
y/« lettre, p. 15.
Fouchtra, d'après son juron habituel (^c/i^re).' et vougri.ces
deux désignant à la fois l'habitant de l'Auvergne et son patois
(vougre est la prononciation gasconne de bougre) : « Savez-vous
pa.r\ev fouchtra ou vougrl'i » Richepin, Truandallle, p. 71.
Mais le nom le plus populaire à Paris pour désigner le patois
auvergnat est charabia,^ mot donné par Desgranges en 1821.
Ce patois est caractérisé surtout par la fréquence des sibilan-
tes -, par exemple cherrer, pour serrer. Ce dernier vocable à
pénétré dans l'argot parisien au sens de serrer la gorge, d'é-
trangler : « S'il ne rapplique pas, c'est moi qui irai lui cherrer
le kiki », Rosny, Rues, ^.11.
C'est un vocable de charcutier (plusieurs sont auvergnats) :
serrer la viande, le sang, etc., en faisant du boudin, c'est
1. Voir, sur ce mot, ci-dessus, p. 80. Cf. Balzac, Cousin Pons (1847),
t. XVII, p. 467 : f Les affaires se traitaient en patois d'Auvergne dit cha-
rabia ».
2. A. Daudet, dans l'Immortel, met ces paroles dans la bouche du frotteur
Teyssëdre, un Auvergnat : « Meuchier Achtier... Ch' est votre garchon y>
(p. 5 et 6).
320 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
trop on ineUro : d'où cette autre acception de cherrer, exa-
gérer. Ce dernier sens l'a emporté'.
Les autres emprunts de ces régions sont :
Bastaud (écrit aussi bastos), au double sens :
1° Soulier et coup de soulier : « J'allais le fa^briquer aux
bastauds quand j'entends des fliques », Le Bourg, dans Le
Gaulois, 3 oc t. 1881.
2° Testicules (Rossignol), figur'e dans une formule de refus
luibituolle: « Turbine tout seul à cette heure ma vieille ! Moi,
peau de bastaud I » Richepin, "rruandaiUe, p. 118. On appelle,
au bagne, /?iô/)ie bastaud, un individu aux mœurs inavouables
(Delvau, SuppL).
Le mot, avec ce double sens, remonte au gascon bastot.
grand panier, d'où la nijtion de sabot et celle des testicules
(ce dernier analogue au synonyme angevin burnes, déjà men-
tionné).
Cagnotte, petite cuve propre à fouler les vendanges (sens
donné exclusivement par Rescherelle) et corbeille où les
joueurs déposent les enjeux (acception récente). Le mot ca-
fjnoto est usité, avec le premier sens, dans le département de
Lot et-Garonne (Littré, Suppl.).
Chabrol, mélange du vin avec du bouillon (Littré, Suppl.) :
Mary Burns, p. 21, cite des exemples de Daudet, E. Le Roy,
P. Margueritte, etc. En Gascogne, fa chabrol, c'est mêler du
vin au bouillon de la soupe et la boire (locution dérivant de
cette autre : beure à c/iabro, boire dans son assiette à la ma-
nière des chèvres).
Cliarbougnas, abrégé en t'o^i^/ias, charbonnier, habituelle-
ment Auvergnat : « Alors on a pris à l'œil, chez le boulanger,
le rharbougna et Vépicemar », Père PeinaPd, 26 janv. 1890,
p. 2. La forme abrégée se lit dans Rictus {Cœur, p. 74): « Un
bath garno chez un bougna... »
Clietibes, écrit aussi cfitibesou sc/i^(6es, bottes (Delvau) : « On
aurait dit des schtibes d'égoutier » (cité dans Bruant, Dict.,
p. 67). De là enchetiber, mettre en prison, c'est-à-dire en botte:
« Ancfitibé, arrêté, mis en prison : Tu connais le môme Bidoche,
oh bien ! il a été anchtibé ce matin par les rousses » (Rossi-
gnol). C'est le gascon estibaus, grandes bottes que portent
les pêcheurs ou ciiasseurs dans les étangs.
3. Voir notri^ Ai'Qot ■■Jfs Tranchées, p. 117 et 139.
PROVINCIALISMES 321
Estringoler, étrangler, dans la locution burlesque : que le
diable Vestringole! « imprécation que l'on fait contre quel-
qu'un dans un mouvement d'humeur et qui équivaut à que le
diable t'emporte » (d'Hautel). C'est un souvenir du poissard \
répondant au synonyme que Vase te quille du burlesque, l'un
et l'autre tirés du fçascon : estrangoulà, étrangler, et que
Vase te quilhe!
Galupe, prostituée, et galupiei', souteneur, répondant au
gascon galupo, bateau plat (même association d'idées que
le synonyme co/'(?ei!/!e). termes employés par Richepin {Gueux,
p. 171 et 179).
Gougne, prostituée (Bordeaux, gounha S truie) et pièce de
cinq francs (même évolution de sens que le synonyme chatte).
Dérivés : gougnajias et gougnajier, paillard : « Ils s'appuient
sur l'estomac des gougnajlasses » (Richepin, Truandaille,
p. 55), à côté de gougnot paillard, ei gougnotte, tribade (exem-
ples dans Bruant, Dict., p. 3i5 et 427).
Goulue, prostituée (Rossignol), répondant au gascon gouino,
coureuse: « C'est une franche goidne, nom injurieux que l'on
donne à une femme qui s'adonne au vice, à la crapule, à une
prostituée » (d'Hautel). — « Voilà alors que ma sacrée gouitie
saute aux yeux de sa bourgeoise et qu'elle la graffigne », Zola,
Assommoir, p. 232 Le mot est déjà donné par Ménage, qui y
voit un diminutif de gouge.
Goyo, prostituée (gasc. gouio, jeune fille) : « Les brochetons
et les petites goyos de la Chapelle et de Saint-Ouen », Bercy,
IIP lettre, p. 7.
Menette, bigotte (« sobriquet qu'on donne aux fausses dé-
votes », d'Hautel), mot encore vivace en Poitou : en limousin,
inenet, dévot outré, meneto, dévote, béguine, proprement
chat, chatte, personnification de l'hypocrisie.
Ragougnasse, mauvais ragoût ^ ratatouille (Guyenne, iri-
gougnasso, même sens) : « Elle vient nous servir pour douze
sous uirn ragougnasse », Mélénier, Lutte, p. 93.
Le mot a, en outre, ces deux sens métaphoriques :
1° Bagatelle (Rigaud), mensonge: « On ne coupait pas dans
1. « Non, le diable m'estrmgole, si j'ons bu plus d'un poisson d'eau-de-
vie », Poissardlanu, s. d., p. 43.
2. i,(! berrichon yogne, prostituée, remonte à la même source.
3. Le mot argagnasses, menstrues (Rossignol), de même dans les Deux-
Sèvres (Beauchet-Filleau), simple variante phonétique de ragougnasse, en
est une application ironique.
21
322 ' CONTINGENTS LINGUISTIQUES
ses ragougnasses [de Nostradarnus] », Almanach du Père Pei-
nard, 1895, p. 37. De même, au Havre, ragougnasse, troupe de
vauriens (Maze).
2° Malversation, fraude (évolution de sens analogue à fri-
cot): « C'est au 1*"" cliasseurs (ju'on a découvert la ragougnasse :
on a coffré le marchef », Père Peinard, 3 juillet 1892, p. 5. *
Ainsi, les apports régionaux affluèrent à Paris de tous
les pays de France, et plus particulièrement de l'Ouest, du
Centre et du Midi. Ils constituent un ensemble considérable,
même si on omet les vocables donnés sans référence par les
recueils de l'argot parisien.
Par leur nombre et par leur importance, ces contributions
dialectales rappellent celles du xvi® siècle, où Rabelais, Des
Périers, Montaigne. d'Âubigné ont fourni chacun une mois-
son plus ou moins abondante. Mais tandis que les termes pa-
tois représentent chez eux un courant exclusivement littéraire,
les provincialismes du xix^ siècle sont le résultat du contact
direct entre Parisiens et Provinciaux. Aussi les conséquences
de ce double état de choses sont-elles radicalement diffé-
rentes. Alors qu'un petit nombre seulement des termes dia-
lectaux de la Renaissance ont passé des œuvres des grands
écrivains dans la langue générale, les apports régionaux
du XIX® siècle, par leur infiltration orale, sont appelés à se
généraliser de plus en plus.
Ils constituent, d'ores et déjà, un des côtés les plus pittores-.
ques du vulgaire parisien.
1. Ajoutons :
Fadard, élégant (Delesalle) : Limous. fadard, insipide, sot.
Moi/nin, petit garçon, apprenti (Delvau), et mounine, petite fille (Rigaud) :
Gasc. mounin, singe, mounino, guenon.
CHAPITRE II ,
ARCHAÏSMES
Le parler populaire s'est toujours montré plus conserva-
teur que la langue littéraire. Nous avons déjà constaté ce
caractère particulier à propos de la prononciation et de cer-
tains phénomènes de morphologie et de syntaxe. D'autre
part, plusieurs expressions, encore usuelles parmi le peuple,
se lisent déjà chez les écrivains du xvi*^ siècle, et notamment
dans cette étonnante production de la fin de la Renaissance
qu'est le Mqyen de parce ni j\
D'autre remontent plus haut.
Conséquent, par exemple, au sens d'important, de considé-
rable, est toujours vivace: « Une pancarte portant en lettres
conséquentes d'une hauteur de 20 à 2o centimètres une dé-
claration... », Gourteline, Gaietés, p. 303.
Sébastien Mercier prend la défense du terme à la fin du
xYin*^ siècle : « Le peuple dit une affaire conséquente, un ta-
bleau conséquent, pour dire une aflaire importante, un tableau
de prix... Les grammairiens et les journalistes proscriront le
terme conséquent. Presque tout le monde s'en servira, et il
faudra bien qu'il soit accepté du moins dans la conversa-
tion » ^
Les grammairiens et les lexicographes, depuis d'Hautel
jusqu'à Littré, n'ont pas, en effet, cessé de protester contre
ce soi-disant barbarisme ; il ne s'en porte guère plus mal et
n'a jamais cessé d'être populaire.
Il l'a été dès le xvi® siècle. Rabelais s'en sert dans la dédi-
cace du Quart livre, adressée au cardinal de Châtillon : « So-
ranus Ephesien, Oribasius, Claude Galen, Ali Abbas, autres
auteurs consequens pareillement »,
L'acception vulgaire de l'adjectif a suivi un développement
1. Tableau de Paris, 1782, t. X, p. 92.
324 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
parallèle à conséquence, devenu, déjà au xvi*' siècle, syno-
nyme d'importance : « Choses de très grande conséquence »,
écrit Amyot; « un fait do grande conséquence », dit Mon-
taigne (v. Liltré) ; de là. chez Mulière « des affaires de la
dernière conséquence » {Don Juan, acte I. se. 3).
De môme, espérer est très employé an sens d' « attendre »,
acception usuelle dans la vieille langue, conservée dans les
patois: « J'ai su hier... qu'elle m'espérait à la gare », Des-
caves, Sous-offs^ p. 16t.
Ce sens se lit déjà chez du Fail : « Le moine asseuré... qu'il
n'y alloit de sa vie, comme il aooit espéré », Discours d'Eu-
trapel, ch. XX ; et Bescherelle remarque : « Espérer s'emploie
quelquefois, non sans quelque grâce, avec nn nom de per-
sonne pour régime dans le sens d'attendre : « Je lis, je me
promène, je vous espère » (Madame de Sévigné).
Cependant les puristes décrètent le contraire: ((Espérer,
pour attendre, ne vaut rien. Les gens du Midi de la France
disent : Espéres-nioi un moment, espére^-le au café ; mais
tout cela est on no peut plus mauvais », Desgranges. 1821.
Le poissard était riche en archaïsmes qui ne semblent plus
en usage, tels que définition pour fin, terme, et parlement
pour conversation, discours, sens qui remontent au moyen-
âge: « Que je fasse parler ma mère à votre mère, afin que
je voyons la définition de tout çà », Vadé, Lettres de la Gre-
nouillère, p. 90. — « £omme j'avions entendu le commence-
ment de leur parlement », Journal de la Rappée, 1790, n*^ 1,
p. 4.
Ces termes sont encore vivaces dans les parlers provinciaux
(Anjou, Berry, Lyon): définition, fin et parlement, bavar-
dage.
Ce ne sont nullement des « mots bizarres », comme le
pense IVisard (Étude, p. 303 et 311), mais de vénérables ar-
chaïsmes : « Tous leur parlemens fu de Bertain as grans
pies », lit-on dans une chanson do geste du xiii" siècle
(v. Littré), et Amyot écrit encore : « Ne l'un ne l'autre no
lait... que ce procès soit venu jusques à dif finition de juge-
ment », Demostliènes, ch. XXII.
De môme s'écalvanier, s'écraser (anc. fr. escravanter) :
« Je veux ravirer à mont tout de même, c'est énutile et puis
tout de suite la gueule du bachot, pan ! s'écalvantre contre
la pile », Vadé, Lettres de la Grenouillère, p. 83.
ARCHAÏSMES 335
Plusieurs formes archaïques sont également vivaces :
Cercher. pour chercher : « Ma femme a été vous sercher
une voiture », Mélénier, Lutte, p. 212. — « Je rappellerai
toute ma vie... que l'es venu me sercher à la porte », Courte-
line, Gaietés, p. 16. — « Et puis, quoi, il ne le serche pas, y
n'est pas sur ton chemin », Rosny, Rues, p. 79.
Flwne, flegme, crachat (avocr des /lûmes, s'engorger, Dc-
lesalle); et femme, terme de mépris (Bruant). Le mot se lit
sous celte forme dans les Serées de Bouchet V, et le gram-
mairien Hindr^t (1687) la noie déjà comme parisienne : « La
petite bourgeoisie de Paris dit des /lûmes pour des /legmes ».
Naier, noyer : « Il ne pouvait pas se laisser nayer », Zola,
Assommoir, p. 112. Robert Estienne (1529) renvoie de Jiayer
à noyer, et Richelet (1680) note à cet égard : « Néier, noyer.
L'un et l'autre se dit, mais néier est le mot d'usage, et il
n'y a plus que les poètes qui se servent de noyer, y étant
contraints par la rime ». En dernier lieu Desgranges remar-
que en l'821 : « Se neyer, se noyer, prononciation défectueuse
adoptée par quelques-uns de nos modernes puristes ».
Après ces remarques préliminaires, nous allons passer en
revue les principaux archaïsmes encore vivaces, en commen-
çant par les trois groupes d'appellatifs si caractéristiques
relatifs à l'argent, à la nourriture et aux coups.
A. — La notion de monnaie est exprimée par :
Jaunet, pièce d'or, mot déjà donné par Oudin (« un escu
d'or », à cause de la couleur) : « Est-ce assez chouette des
jaunets de proprio ? » Méténier. Lutte, p. 86. On lit le mot
aussi chez d'Ilautel (1808) : « Jaunets, pour dire des louis »,
et il est également conservé dans le patois (Poitou, etc.).
Pécune. argent, nom remontant à l'ancienne langue. 11 est
donné par d'Hautel (1808) et par la dernière édition du Jar-
gon (1849), dans laquelle les termes vulgaires foisonnent ^
Quibus ^ qu'on lit dès le xV siècle dans les Cent Nouvelles
nouvelles, n° lxxvhi : « 11 peut en la façon comme dessus
moyennant de quibus ».... et auparavant dans le Mislère de
Saint Quentin, v. 7438 et suiv. (dialogue entre le geôlier et
le bourreau) :
1. « Il est tout plein de flume, il est étiqùe », t. II, p. 2^.
2. Ce qui explique l'erreur de Delesalle : « Ce mot pécune est français,
mais n'est usité que dans le monde des malfaiteurs ».
3. Altéré parfois en gib (Bruant) ou gibe : « J'avais pas de gibe », Mété-
nier, Lutte, p. 121.
326 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Matagot. — Seigneurs, comment l'entendez-vous ?
Il me fault avoir de quibus.
RiAGAL. — Quel de quibus ?
Matagot. — Argentibus.
Emmenerés vous mon prisonnier
Sans moy baillier quelque denier ?
Ajoutons-y les noms de monnaies spéciales servant encore
à désigner l'argent monnayé en général :
Blafard, pièce d'argent (Ricliepin, Gueux, p. 163) : « Un
écu flambant, un blafard de cinq balles... » Ce vocable dési-
gnait jadis une pièce de monnaie de 20 deniers tournois, frap-
pée par le dauphin, le futur Charles VII, roi de France
(v. Littré, SuppL).
Dalle, daler flamand, nom donné par Vidocq avec la va-
leur d'écu de six francs, lequel, après avoir désigné dans le
vulgaire parisien l'argent en général, a fini par exprimer la
non-valeur (v. ci-dessus p. 128).
Escalin, ancienne petite monnaie d'argent, désigne au-
jourd'hui une pièce d'argent ou d'or, et, sous la forme abrégée
escale, une somme de trois francs : « Je consacrai mon der-
nier escalin à lui oflrir de prendre sa moitié d'une pinte de
genièvre », Vidocq. Mémoires, t. I, p. 11. — « Tu les a ra-
qués \xi\Q escale, trois balles », Bercy, VI^ lettre, p. 15.
Monaco, ancienne monnaie d'argent et de cuivre aux ar-
mes du prince de Monaco, désigne aujourd'hui l'argent en
général : avoir des monacos : « Il n'y a qu'un seul moyen
pour faire rapliquer les monacos dans sa profonde : faire tri-
mer les autres à son profit », Almanach du Père Peinard,
1894, p. 33.
Patard, pièce de deux sous (d'IIautel), aujourd'hui surtout
sous la forme pétard, sou (Rossignol), mot qu'on lit déjà
dans Villon.
B. — La notion de manger, et surtout celle de manger
avidement, est représentée par :
Bâfrer, manger goulûment : « Voir les autres bâfrer ne
lui remplissait pas précisément le ventre », Zola, Assommoir,
p. 436. Ce mot se lit dans Rabelais (1. I, ch. IV) : « Les tripes
feurent copieuses... fust conclud qu'ilz les baufreroient sans
rien y perdre ».
Briffer, manger avidement : « Quoi alors ? Où c'est que
c'est qu'on va pouvoir briffer ? » Courteline, Train, p. 82. —
ARCHAÏSMES 327
« Rien qu'à ce souer on a briffé pour soixante ronds », Rosny,
Marthe, p. 176. Ce verbe se rencontre chez du Fail ; « Oh, le
bon appétit! Tenez comme il briffe », Propos rustiques,
ch. XII.
Casser, manger (c'est-à-dire casser sa croûte), se lit déjà
chez Des Périers (Nouv. CV) : « Ouy dea, dit-il, iMessieurs, je
le feray ; mais que j'aye disné. Ei cassoit toujours »... et plus
tard dans le Moyen de parvenir (ch. LX) : « Quand les moi-
nes disnent, il y en a un qui... leur fait lecture... et ainsi
legendand. il barbillonne les oreilles de ses confrères qui cas-
sent la bribe sans songer à ce que dit ce pauvre lamponnier ».
Le mot se lit fréquemment dans le poissard : « Savions
déjà cassé trois ou quatre gigots, cinq ou six cochons de lait,
et une pièce de bœuf à la mode », Vadé, Œuvres, p. 80.
Empiffrer, s'empiffrer, se gorger d'aliments : « Manger
avec vivacité à la manière des goinfres et des dindons »
(d'Hautel). Ce verbe est attesté dès le xvi** siècle, à côté du
primitif se piffrer, qu'on lit sous la forme réduite se piffer
dans un poème poissard de 1773, Les Porcherons (p. 179) :
« On rit. (m se piffe, on se gave... »
G. — La notion de coup est à son tour rendue par :
Gifle, soufflet, ancien mot au sens de « joue » (avec cette
dernière acception encore dans Scarron). Le sens actuel est
donné dès le début du xix^ siècle: « Giffe, donner une giffe. Ce
mot n'est pas français. Donner un soufflet, donner une mor-
nifle. Ce dernier est populaire », Michel, 1807. — « Giffle, pour
mornifle, tape, taloche : donner une giffle à quelqu'un, appli-
quer un soufflet ■,giffler, souffleter », d'Hautel, 1808.
Mornifle, gifle (Rossignol) : « Mornifle, pour dire soufflet :
appliquer une mornifle » (d'Haulel). Le mot se lit déjà, avec
ce sens, dans la Comédie des Proverbes, acte II, se. 3 : « Il
m'a menacé de me gratter oij il ne me démangerait pas. de
me donner mornifle ». Desgranges constate en 1821 que
« Donner une mornifle est un barbarisme ». Le mot survit
d'ailleurs dans les parlers provinciaux : Berry, Normandie, etc.
Plamuse, forte gifle (dans Rabelais, plameuse), coup de
poing sur le visage qui aplatit le museau, vocable usuel dans
les parlers provinciaux (Champagne, Lyon, etc.). Desgranges,
en 1821, cite le mot sous la forme p^a/nas : « Il t'a repassé un
fier plamus. Tâchez de trouver plamus dans le Dictionnaire
[de l'Académie] et vous saurez ce que ce mot veut dire ».
328 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Torgiiole, c'ost-à-dire torniole, coup sur la tête, proprement
vertige, tour (de main), sens du vieux mot torniole : le coup,
appliqué fortement, fait tourner celui qui le reçoit. Ce voca-
ble qu'on lit dans le poissard (Les Porcheroiis, 1773, p. 151) est
encore très usuel : « Quand le père était las de la battre, la
mère lui envoyait des torgnoles pour lui apprendre à bien se
conduire », Zola, Assommoir , p. 386.
Oudin donne, avec ce même sens, revire- M arion, soufflet
(encore vivace dans le Berry), terme qui signifie un change-
ment brusque, un revirement : « Garde que je ne te donne
un si beau reoire-Marion que la terre t'en donnera un au-
tre », Comédie des Proverbes, acte III, se. 5. Le mot est usuel
dans la plupart des parlers provinciaux : Picardie, Norman-
die, Berry, etc.
Voici maintenant la liste des archaïsmes encore usuels dans
le vulgaire parisien :
Anglais, créancier, mot du xvi^ siècle (Grelin, Marot) : « Ne
passons pas devant ce troquet, c'est un Anglais » (Rossi-
gnol). Gf. Oudin (1640) : « Il y a des Anglais en ceste rue-la,
c'est-à-dire je n'y veux pas aller, j'y dois de l'argent à quel-
qu'un ? * »
Aria, ou harria, embarras, remonte au xv^'-xvi^ siècle (Go-
quillard. Palsgrave), aujourd'hui très populaire : « Six francs
de perdu sans compter Varia! » Méténier, Lutte, p. 129. Le
mot est noté comme vulgaire dès le début du xix*' siècle :
« Arria, pour embarras; ne dites pas : il s'est jeté dans des
arrias dont il ne se tirera pas », Michel (1807). II est très
usuel dans les parlers provinciaux : Normandie (« vacarme »),
Berry, Anjou (« entreprise difficile »), etc.
Badigoinces, lèvres, joues : « Au lieu de se serrer le ga-
viot, elle aurait commencé par se coller quelque chose dans
les badigoinces », Zola, Assommoir, p. 507. Le mot est dans
Rabelais (1. I, ch. XI) : « Les petitz chiens... luy leschoient les
badigoinces », et il survit dans plusieurs parlers provinciaux.
Bagotier, individu qui attend les voyageurs dans les gares
et suit au pas de course leur voiture pour aider à décharger
et monter les bag^ages. Ce mot est donné pour la première fois
1. Voir sur l'origine historique de cette appellation, Pasquier, Recherches
sur la France, 1. VII, ch. xxvii.
ARCHAÏSMES 329
par Rossignol (1900) et Jehan Rictus s'en est récemment
servi (Ctcur, p. 1 16).
Le terme n'en remonte pas moins au xvi*^ siècle et on le lit
dans le Prologue de la Comédie des Proverbes : « Couvrez -
vous, bagotiers, la sueur vous est bonne ». Celte expression
ne figure dans aucun dictionnaire ancien, mais elle a été re-
cueillie par Oudin, qui l'inlerprètc au petit bonheur (I6i0):
« Couvres -vous, bagotier, cela ce dit à un niais ' qui tient
son chapeau à sa main. Vulgaire ».
Le sens du mot est « portefaix » et dérive de bagot, forme
parallèle à bagage, également vivace dans le vulgaire pari-
sien. Faire des bagots. c'est monter et décharger des baga-
ges, expression qu'on lit également dans Jehan Rictus {Solilo-
ques, p. 121).
Brocante, travail qu'un ouvrier fait en dehors de sa jour-
née, synonyme de bricole, proprement ouvrage de rencontre,
semblable aux menus objets que vendent les brocanteurs
(nom tiré de brocanter, troquer., xvii® siècle, anciennement
brocant, bague, probablement bague d'occasion) : « Tous les
ouvriers appellent improprement brocante un ouvrage inat-
tendu et do peu de valeur, qu'ils font pour leur compte pen-
dant les heures du repos, sans nuire à l'intérêt du maître
qui paye leur journée: 11 a fait une brocante (|ui lui a valu
trois livres. Ce mot qui n'est pas français, n'a point de syno-
nyme dans ce sens », Michel, 1807.
Carabin, aujourd'hui étudiant en médecine, était au xvii-
XVI II" siècle le sobriquet donné au garçon chirurgien, au
frater, appelé plaisamment carabin de Saint-Cônie. c'est-à-
dire carabinier do saint Côme (patron des chirurgiens), ex-
pression analogue à artilleur de la pièce humide : « Elle se
serait fait hacher que de confier son homme aux carabins »,
Zola, Assommoir, p. 432.
Cassine, baraque, maison mal tenue (même sens en Anjou.
Berry, Champagne, etc.). Delvau donne ces deux acceptions
spéciales : maison où le service est sévère (dans l'argot des
domestiques paresseux) et atelier où le travail est rude (_dans
l'argot des ouvriers gouapeurs). D'Hautel en indique l'évolu-
tion : « Ce mot signifiait autrefois une petite maison de cam-
pagne; maintenant il n'est plus usité que parmi le peuple, qui
1. De là, l'interprétation erronée de Lacurne : « Bagotier, niais, nigaud ».
330 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
remploie par dérision pour dire un logement triste et misé-
rable, un trou, une maison où l'on n'a pas toutes ses aises ».
Le mot se lit dans Rictus, Soliloques, p. 238 : « Dans ces
cahutes, dans ces cassines... »
Claquedent, et par abréviation claque, tripot de bas-étage,
maison de tolérance, ce dernier rappelant le pays Cla-
quedent, lieu où l'on tremble de froid, où l'on sue la vérole
(Oudin) : « Y a pas moyen de dormir ici ! Nous allons aller au
claquedent », Courteline, Train, p. 133. — « B^istringues,
claquedents.' caf-conces. orphéons... ont donné à l'ouvrier le
g-oûl de la loupe ». Père Peinard, 22 juin 1890. p. 3,
Cracher, payer malgré lui : « Faire cracher quelqu'un, le
forcer à payer une chose qu'il ne doit pas, lui soutirer de
l'argent ». d'Hautel. 1808. Forme abrégée de l'expression :
cracJier au bassin, rendre gorge, qu'on lit chez Rabelais et
chez les écrivains du xvi"' siècle ^
DégobiUer, vomir, remonte au xyi** siècle {desgobiller, dans
Cotgrave) : « Il vous dégobille les insultes les mieux choisies »,
Poulot. p. 80. D'Hautel donne le mot: « Dégobiller, vomir les
viandes qu'on a prises avec excès, rengorger le vin dont on
s'est enivré » ; mais Desgranges le condamne en 1821 : « Dé-
gobiller, degobillis, dégobillage. Voilà du poissardi-cochoni-
dégoûtanl ! » Ce verbe est conservé dans les parlers provin-
ciaux.
Ecorner, médire (sens surtout usuel dans le poissard) et
blâmer, acceplion réprouvée par Desgranges : « Ecorner, en
langage d'arsouille, veut à'wcblànier. C'est du français de là
mère Radis ».
Ecrabouiller, écraser, remonte au xvi® siècle (Rabelais), éga-
lement vivace dans les provinces: « Le papa Coupeau... s'était
écrabouillë la tète sur le pavé », Zola, p. 44. Desgranges le
condamne : « Ecrabouiller et escrabouiller. Barbarisme in-
digne d'être relevé ».
Emblème, mensonge : « Théodore me répond : je suis ma-
lade. — Des emblèmes! », Alinanack de la langue verte, pour
1868, p. 48. Le mot avait, au xvii*' siècle, le sens de discours
1. (îl'. Pnitspeln, lÂllré de la Grand'. Côte, y cracher : « Cracher au bassinet,
donner de l'argent. Métaphore tirée du service du mousquet, alors qu'il
fallait mettre pour amorce un peu de poudre au bassinet, dont on fait ici
une équivoque avec le bassin qu'on promène dans les quêtes ». Cette expli-
cation est erronée et chronologiquement inadmissible, rexpression étant
antérieure à rintroduction du mousquet.
ARCHAÏSMES 331
emphatique : « Je ne fcaas que ruminer à part mouay la belle
emblesine (\uo JG devas faize au Rouay ». Agréable Conférence
161-9, éd. Rossel, p. 33. Il est donné par Michel, 1807 : « Faire
des emblèmes pour rien n'est pas français. On veut dire par
là faire de longs discours ». Son dérivé, emblème/', induire
en erreur, est rejeté par Desgranges en 1821 : « C'est un mot
inventé par les artistes du Pont-Neuf et adopté en unanimité
par leurs amis, les négociants au petit croi'diet ». Le jargon
s'en est en eliet emparé à cette époque, et le vocabulaire de
Vidocq (1837) donne: « Emblème, tromperie; emblèmer, trom-
per ».
Emboiser, tromper, attraper. Vieux mot donné par d'Hau-
tel et encore employé par Balzac (v. Dict. général). Philibert
Le Roux le qualifie en 1718 de « mot bas et du menu peuple,
il signifie enjôler », et Vadé s'en sert: « Les garçons du jour
d'aujourd'huy savent si bien emboiser les filles », Lettres de
la Grenouillère, p. 75,
Fiston, fils (comme interpellation amicale) : « Oui, mon
fiston! » Ce diminutif se lit chez du Fail, qui le met dans la
bouche d'un habitant de Lamballe : «Par ma fé, mon doux
amy, mon flston, c'estoit ma inere qui m'a icy envoyé »,
Discours d/Eutrapel, ch. VIII.
Flotte, eau, proprement flot, sens ancien du mot qu'on lit
dans Bruant {Route, p. 9) : « Boire de la flotte toute note se-
maine... » Et avec le sens figuré de grand nombre : « Toute
la //o^^e (l'atelier en entier) a été manger une friture; nous
étions une /lotte, pour nous étions un tas » (Virmaître).
Frimousse, visage, plutôt en mauvaise part : quelle fri-
mousse ! Cotgrave donne plirymouse qu'on lit encore dans
Michel (1807) : « Frimouse, pour trogne. Il a une plaisante
frimouse, il a une bonne grosso frimouse. Il est populaire ».
La forme actuelle est due à l'influence analogique de mousse,
museau, variante picarde de mouse, cette dernière courante.
Fripe, bonne chère (de friper, avaler goulûment, verbe
attesté dès le xvi'^-xvii*' siècle) : « Frippe, mangeaille, ce que
chaque ouvrier apporte à l'atelier pour dîner », d'Hautel.
1808. — « Voilà où menaient l'amour de la. fripe, les lichades
et les gueuletons », Zola, Assommoir, p. 359. Le môme mot
désigne dans les patois le ragoût, la friandise, et en Anjou,
en Poitou, etc., tout ce qui se mange sur le pain.
Gargamelle, gosier, terme populaire attesté dès le xv*' siè-
332 CONTINGENTS L INGUI ST IQU KS
cle. employé au xvi^ par Rabelais, et encore vivace : « Les
dragées lui chatouillaient la gargainelle », Zola. Assommoir,
p. 479. Le mot a été censuré par Desgranges en 1821 : « Gar-
gamelle, pour gosier, est un barbarisme des plus grossiers ».
Gazouiller, sentir mauvais: « Dans l'air chaud, une puan-
teur fade montait de tout ce linge sale remué. — Oh ! là, là.
ça gazouille, dit Clémence, en se bouchant le nez », Assom-
moir, p. 148. Desgranges, en 1821, connaît déjà ce parisia-
nisme au sens de salir : « Prends garde de gazouiller ta robe.
J'avais toujours cru que les oiseaux seuls gazouillent ', néan-
moins à Paris on gazouille des robes, des eli'els, tout enfin ».
Le mot se lit déjà dans Brantôme, t. IX, p. 61 (éd. Lalanne) :
« Il ne faut se vanter de nous gazouiller de vos ordures ». La
variante en est gassouiller % salir et barboter dans les flaques
d'eau (mot censuré par Michel en 1807), l'un et l'autre remon-
tant au Normand gasse, boue, et gaze, vase, bourbier.
Gosse, bourde, mensGnge(« surtout dans la bouche des éco-
liers », Delvau) : « Gosse n'est pas français ; gosserie ou gaus-
serie ne valent guère mieux », affirme Desgranges en 1821. La
graphie gosse (le dérivé gosseur'&e lit chez du Fail) est celle
du XYi"^ siècle, la forme parallèle gausse est celle du verbe
gausser, (jui a toujours été considéré comme un terme vul-
gaire: « Un homme du monde no dit point se gausser de quel-
qu'un, pnur (lire s'en moquer », remarque de Caillières, en
1693. L'acceplion primordiale en est « gaver », ^ comme dans
une comédie do Larivoy (Le Laquais, acte II. se. .2) : « Ha.
glouton, lu te gosses! »: et ce sens est encore vivace dans plu-
sieurs patois : Bas Maine, gausser, se gorger, et Lorraine,
gosseï', gaver, par exemple un dindon.
Kou., aussi, pareillement : « Llle peut bien faire ce qu'elle
voudra... et moi itou », Rosuy. Rues, p. 33. D'Hautel le qua-
lifie de « mol paysan ». Sous la forme étou ou itou (encore
vivace dans les patois), on lit le mot dans Vadé et dans le
Moyen de paroenir.
1. Cf. Nyrop, Grammaire, t. IV, p. 328 : « Gazoïdllcr... a pris le sens de
« imer ». Cette signification, si peu poétique et si éloignée du ramage des
oiseaux, est due à l'influence du mot gaz ». Ce dernier mot n'est attesté que
dés la fin du xvii" siècle.
2. Et avec le sens figuré dans la mazarinade de 1649 : « Enfin, Sire,... vos
soudars les avan si ban oslrillez, qui n'a pu que frize pour vous; y z'avan
goaspillé, gasouillè les bans (biens) », Agréable Conférence, p. 7.
3. Voir, sur cette association d'idées, les mots gouailler et gaiger-, p. IG.
AKCHAÏSMES 333
Lic/ier, boire en se délectant, proprement léclier, ancienne
forme attestée dès le xii*^' siècle et encore vivace en Berry;, Pi-
cardie, etc.
Liti'on, li^ve. de vin (Rossignol), mot donné par xNicot (IGOG)
et qu'on lit dans Vadé : « Je buvais un liti'on de palle à voire
chère santé, » Compliment, 1755.
Louper, qui avait dans la vieille langue le sens de se livrer
à la boisson, boire beaucoup (comme en latin lupari), signifie
plutôt aujourd'hui paresser, dormir (chez les marins et les
ouvriers): « Pour louper, ï-diii louper en chien » (Richepin.
Gueux, p. 170).
D'où loupe^, paresse : « S'il a la flemme, c'est qu'il a un poil
dans larmain, la loupje l'a mordu... En train délirer une loupe
derrière une machine », Poulot, p. 68 et 100. Mais le sens
prim(jrdial reparaît dans le dérivé loupiat, ivrogne (Zola.
Assommoir, p. 346).
Machabée, cadavre et spécial-ement de noyé : « Il tournait
au sécot, il se plombait av.ec des tons verts de macchabée pour-
rissant dans une mare », Zola., Assommoir, p. 430. La forme
macabre, un mort (Boutmy). particulière au langage des ty-
pographes, rappelle la fameuse représentation allég(trique du
Moyen-Age: (( L'an mil ccccxxni fut faicte la Danse Macabrée
aux Innocens^ », qu'Oudin définit ainsi (1640) : « La Danse
Macabée, ou plus vulgairement MacalDré, la mort. On dépeint
une danse où des squelettes mènent danser toutes sortes de
personnes ».
Cette forme Macabre, variante populaire du nom biblique
Machabée, se retrouve ailleurs : ^lequebé désigne, dans les
Vosges, le nuage qui ressemble à une gigantesque branche
de fougère (Sauvé), ce qu'on appelle « abre macabre » dans
le Morvan et « abre Macchabéy) en Vendômois. Dans ce dernier
patois, comme dans le Bas-Maine, macabre signifie lourd,
maladroit, difficile, en parlant d'un outil, d'un chemin, d'un
travail. L'identité de cette triple forme — macabre, macabée
et macabre — est donc hors de doute; mais on ignore l'oris-ine
de l'appellation danse macabre. '
1. Bescherelle remarque (1843) : « Loupe se dit d'un ouvrier paresseux,
par allusion à celui qui travaille à la loupe ». Cette explication a pnssé
dans le DicVionnaire de Littré.
2. Journal d'un bourgeois de Paris, éd. Tuetey, p. 403.
3. Voir en dernier lieu, sur cette ques'^^ion tant controversée, la III^ des
334 CONTINGENTS I, INGUISTIQUES
Mitan, milieu, vieux mot encore usuel au xvi®-xvii® siècle,
fréquent dans Vadé et dans les parlers provinciaux : « Ils se
figuraient que la terre est plate comme une limande et occupait
le mitan de l'espace », Almanach du Père Peinard, 1894, p. 2.
Patelin, -T^ay s, lieu de naissance, terme employé surtout par
les soldats : « Nous étions pays, nés le même mois au même
patelin », Courteline, Gaietés, p. 33; généralisé ensuite dans
le bas-langage : « J'ai roulé ma bosse dans tous les patelins »,
Almanach du Père Peinard, 1894, p. 33. Ce sens remonte à
celui de langage insinuant (comme celui du héros de la farce
du Patelin), sens qu'on lit dans la xv'^ des Satires de Régnier :
Le pauvre tu détruis, la veuve et l'orphelin,
Et ruines chascun avec ton patelin.
Remarquons que, dès la fin du xvi« siècle, le jargon s'en
empare, sous la forme vulgaire pacquelin (forme encore vi-
vace dans l'argot des imprimeurs) en lui donnant le sens
de « pays », qui n'est devenu usuel dans le bas-langage
qu'au xix^ siècle K
Pichet, pot de vin (DelYau),'sens du mot dans la vieille lan-
gue et encore vivace (Richepin. Gueux, p. 27) : « Un pichet de
vin qui sent la meure ». Dans les parlers provinciaux (Berry,
Gâtine, etc.), pichet désigne un broc de faïence, un pot à eau.
Rafistoler, raccommoder (Littré cite un exemple de Béren-
gor), mot cité par d'Hautel : « AJistoler, verbe du vieux lan-
gage qui signifie ajuster, orner, embellir. Le peuple dit rafis-
toler ». Desgranges le censure en 1821 : « Rajistoler, pour ar-
ranger quelque chose, est un barbarisme », et le Dict. de
l'.Acadéinie de 1878 le qualifie de « très familier ».
Comme terme vulgaire, rajistoler se trouve déjà dans une
mazarinade de 1649 (v. Dict. général), tandis qu'ajlstoler,
encore donné par Bescherelle (1845), remonte au xv** siècle et
se lit dans Guillaume Coquillart.
Rigoler, s'amuser, rire, très vieux mot que Desgranges qua-
lifie en 1821 de « trivialité ».
Tas, prison, c'est-à-dire tas de pierres: « Je m'en vais chez
le commissaire pour qu'il fasse mettre Janot dans un tas de
pierres », Guillemin. Le mariage de Janot, 1780, se. xix.
Notes d'histoire littéraire de G. Huet, intitulée La Danse Macabre, Paris, 1918
(Extrait du Moyen-Age, II» série, t. XX, 1917).
1. Cf. nos Sources, t. Il, p. 242 et 412.
ARCHAÏSMES 335
L'ancienne langue disait dans le'même sens, boite aux cail-
loux : « Il commanda que le curé fust mené en la prison.
Quand le curé vit qu'on le voulait bouter en la boeste aux cail-
loux », Cent Nouvelles nouvelles, n^ xcvi. Expression encore
vivace au début du xvii" siècle : « Je croy qu'ils sont ceux qui
mettent le monde dans la boeste aux cailloux », Comédie des
Proverbes, acte III, se. 7.
Ajoutons les expressions suivantes :
Il y a de l'oignon : « Locution basse et triviale tirée d'une
chanson populaire, pour il y a quelque chose là-dessous, on
trame quelque mauvaise aftaire » (d'IIautcl, 1808), et aujour-
d'hui : a II y a de l'oignon, ça va mal, les aflaires vont se gâ-
ter, les coups et les pleurs sont à la tombante » (Rigaud).
Celte locution que donne déjà Oudin (« 11 y a de Uoignon,
c'est-à-dire il y a quelque mal caché, quelque chose qui ne va
pas bien. Vulgaire ») remonte au xvi^ siècle. On la lit dans
la Satire Ménippée (p. 381) :
Que plus on ne brigue
Estre de la Ligue
De saincte Union.
Car ne leur desplaise,
Puisqu'on prend les Seize,
Il y a de V oignon.
L'expression a laissé une autre trace : oignon, coup, lape,
gifle (souvent abrégé en gnon), sens fréquent à Paris et dans
les parlers provinciaux (v. ci-dessus, p. 96).
Perdre le goût du pain, mourir : a II a perdu le goût du
pain, pour dire qu'un homme est mort ou qu'il est malade »
(Philibert Le Roux); ei faire perdre le goût du pain, tuer, as-
sassiner, cette dernière locution se lit déjà dans la Comédie
des Proverbes (acte I, se. 6): « Cependant que nous nous
amusons à la moustarde et à conter des fagots, les voleurs ga-
gnent la guérite... Je crains qu'ils n'ayent fait perdre le
goust du pain à Philippin et qu'ils ne l'ayent envoyé en para-
dis en poste » K
L'une et l'autre expressions sont encore vivaces : « Elle,
pas trop bonne non plus, mordait et griffait. Alors on se tré-
1. Citons encore cet exemple tiré du Père Duchéne de 1792, n» 184, p. 1 :
i La grande colère du Père Duchéne de voir qu'on veut brider le peuple et
exciter du désordre à Paris, afin d'avoir l'occasion de faire perdre le goût
du pain aux Sans-culottes ».
336 CONTIiNGENTS LINGUISTIQUES
pignait dans la chambre vide des peignées à se faire passer
le goût du pain », Zola. Assommoir, p. 415. — « Y aura pus
ni riche ni pauvre, de sorte que personne n'aura des raisons
pour /aire joasser le goût du pain à son voisin... Deux trouba-
des du 55® de ligne .se sont fait passer le goût du pain »,
Père Peinard, 2ini)V. iS89, p. 2.
Celte expression découle d'une observation psychologique
1res juste. L'inappétence, indice pour le peuple de graves
maladies, s'annonce par le dégoût du pain, l'aliment par
excellence. Aujourd'hui encore, c'est quand le paysan ne peut
plus avaler son pain, quand il rebute sur le pain, qu'il fait
appeler le médecin *.
Faire du plat, courtiser, faire la cour à une femne (Rossi-
gntd), locution qu'on lit -dans les Soliloques de Jehan Rictus
(p. 132) : « Ils se tordent, y gueulent, y se font du plat ».
L'expression répond au synonyme ancien Jouer du plat,
c'est-à-dire du plat de la langue, en parlant d'une femme ga-
lante, expression qu'on lit dans Guillaume Coquillart (t. II,
p. 129): « Donner du plat de la langue, llatter, parler avec
éloquence » (Oudin); a enjôler par des beaux discours » (d'Hau-
te!). De là: plat, cajolerie amoureuse: « Mon Polyte y avait
du plat », Méténier, Lutte, p. 235.
Faire son quem, faire l'in» portant, dans un glossaire de 1828
{Sources, t. 11. p. 165) et dans le langage populaire de la fin
du xviii® siècle : « J'étions plus citoyens actifs... que les mar-
chands de motions qui J'aisont tant de leur quem dans leur
tric-trac », Journal des Halles, 1790, n-' 2 (dans Nisard, Pari-
sianismes, p. j.83).
On disait à la môme époque et avec le même sens, jaire son
(jueuqu'un ■'■ : a II fait bien son quelqu'un ou son quelque chose,
se dit d'un parvenu, d'un piésomplueux qui s'en fait trop ac-
croire, qui est dur avec les subalternes dont naguères il était
l'égal », d'Hautel, 1808.
Sous la première forme l'expression remonte au xvi® siècle :
« Faire du quem, se monstrer le grand gouverneur, per quem
1. De Puitspelu y voit le souvenir d'une coutume traditionnelle : n Au
moyen-âge on présentait du pain à la bouche d'une personne mourante ou
évanouie, pour s'assurer si elle- avait .déjà perdu ou non le goût du pain.
Cett'i aclioii est décriti' dans plusieurs romans de chevalerie ». Le Lillré dp
la Graiid'Côte, \" pain.
2. Nisard en cite un exemple de 17S2 [Parisianismes, p. 183).
ARCHAÏSMES 337
oinnia geruntur et administrantur », nous dit Robert Estionne
en 1549, et Henri Etienne est encore plus explicite : « Il y a
longtemps qu'on a dict en lalinizant liperquam, comme faire
du quem, ou faire le liperquam, au lieu do dire luij per
quem » ^
Les archaïsmes, on le voit, sont abondamment représentés
dans le vulgaire parisien. Ils y constituent un fond tradition-
nel qui forme la contrepartie du courant provincial et néolo-
gique,
1. Dialogues du nouveau langage italianisé, t. II, p. 311.
CHAPITRE III
VOCABLES EMPRUNTÉS
Le vocabulaire du langage parisien a été surtout constitué
— nous l'avons fait remarquer à plusieurs reprises — par des
ressources indigènes. Le nombre des termes venus du dehors
est très réduit et, le plus souvent, ils ne sont arrivés à Paris
qu'après un stage plus ou moins long dans les provinces limi-
trophes de la France. Ces vocables pourraient donc rentrer à
la rigueur dans la catégorie des provincialismes que nous ve-
nons d'étudier. C'est le cas tout particulièrement des mots
allemands.
1. — Vocables allemands.
Parmi les emprunts que le français du xix'' siècle. a faits à
l'allemand moderne, se trouvent plusieurs termes techniques
militaires {blokhaus, dolinan, képi, schabraque), ou des voca-
bles sortis des brasseries ^ parisiennes (bock, chope, chou-
croute), catégories de mots qui sortent de notre cadre ^.
Les seuls qui pourraient nous intéresser seraient — suivant
le Dictionnaire général (p. 16) — blague, gamin et mastoc.
Remarquons que le premier vocable a une toute autre origine,
comme nous l'avons montré 3, et que l'étymologie allemande
du dernier est plus que douteuse*; quant à gamin, il n'a rien
de commun avec l'allemand : c'est un provincialisme venu à
Paris du Centre de la France ^.
i. De même que bréchetelle, gâteau sec et cassant qu'on mange en buvant
de la bière (Delesalle) : c'est l'allem. Bretzel, craquelin.
' 2. Ajoutons : Guelte, argent et spécialement remise ou prime accordée à
un vendeur sur certaines marchandises avariées : « Il s'appergoit que la
guelte tire à la fin i, Poulot, p. 429. Rictus écrit gueltre {Soliloques, p. 41).
3. Voir ci-dessus, p. 79.
4. Le mot semble représenter un croisement de viqtof, lourdcau (Genève)
et de son synonyme massif : dans le Maine, on dit mastaud; au Canada,
mastac, et en Normandie, mastaflu. L'italien possède également la double
forme : mastacco, rustre, à côté du (sicilien) mataccu. Dans les patois du
Nord, mastoc désigne surtout le gros sou.
5. Voir ci-dessus, p. 59.
VOCABLES EMPRUNTÉS 339
Il n'en est pas moins vrai que la soldatesque a joué à tou-
tes les époques un rôle actif dans l'introduction des vocables
allemands. Au xvi" siècle, c'est schelme, coquin, mot encore
vivace dans le llainaut ; au xvii'', c^csi chenapan, bandit, en-
core usuel; au xviii*', c'est « capout mac, diction que les Fran-
çois ont inventé de la langue allemande, qui signifie tuer,
couper la tête, mettre en désordre » (Philibert Le Roux). Cette
expression est aujourd'hui employée dans le Hainaut {êti'e
capot, être tué) et à Lille : « Etre capot mak, être endormi,
mort » (Vermesse); elle répond à l'allemand kaput inachen,
abîmer, ruiner. D'autre part, en Anjou, faire capout, c'est
tomber mort ou comme mort (au Havre, succcjmber, mourir),
tandis qu'à Lyon,/a//'e capout signifie tuer (Puitspelu).
Le juron des Lansquenets — dass dich Gott! (prononcé vul-
gairement tass tic cot) V, que Dieu te... ! — survit dans le verbe
dasticotter, qu'Oudin (1(340) explique par « parler allemand »,
c'est-à dire une langue étrangère (l'allemand étant inintelli-
gible en France à cette époque). Une fnazarinade de 1649
porte ce titre: «Question cardinale plaisamment agitée du
dasthicotée (c'est-à-dire du baragouin) entre un Hollandois et
un Suisse et décidée par un François ». De là parler jargon,
idiome secret et inintelligible aux profanes, dans une ode
burlesque de 1661 ".
La notion de parler obscurément a amené celle de contes-
tation ou de discussion inutile, développement de sens fort
bien énoncé par Philibert Le Roux (1718) : « Tasti(jotei\ mot
inventé pour parler un langage inconnu et obscur, parler
baragouin comme le haut-allemand, parler vite, contredire,
chagriner, impatienter ». C'est dans les parlers provinciaux
que ce verbe est encore vivace. avec ces différentes accep-
tions : Bas-Maine, tastigoter, parler difficilement (Dottin);
Picardie, tesiicoter, discuter, contester (Corblet) ; Lyon, tes-
ticotu, contester aigrement et à propos de vétilles (Puitspelu).
Le grammairien Mulson de Langres (1822) remarque à cet
égard : « Tasticoter. Ce mot n'est pas français. Servez-vous, si
vous voulez, du terme asticoter ». Dans le Doubs, le sens pri-
mitif du verbe s'est complètement effacé: « Tastigoter, pren-
dre et reprendre, fouiller » (Beauquier).
1. D'où la double forme : dasticoter et tasticoter, à coté de la variante tasti-
goter.
2. Fr. -Michel, Dictionnaire d'argot, p. 136.
340 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Le seul terme du xyiu^ siècle de cette provenance qui soit
encore en usage, est loustic, nom du bouffon dans les régi-
ments suisses (au service de la France avant 1792) qui amu-
sait les soldats en les préservant de la nostalgie. Le mot
désigna ensuite le plaisant des casernes qui fait rire les com-
pagnons par ses blagues, ses saillies ; et finalement, le farceur,
en général : « Ce Laigrepin était un loustic à froid, terreur
des bleus et des naïfs, vivant dans la seule recherche d'une
mystification nouvelle, d'une scie inédite à monter », Courte-
line, Gaietés, p. 221,
Le mot loustique signifie, à Genève, gai, joyeux: « Les pre-
miers jours du printemps nous Tidnàeniloustiques » rHumbert).
C'est là le sens même de l'allemand lustig, qui a subi en France
une évolution spéciale.
De nos jours, plusieurs de ces vocables soldatesques sont
devenus d'un emploi général, tels : Frichti, fricot (allem.
FriUistilck), terme de caserne; au sens généralisé : « Frichti,
ragoût aux pommes de terre, dans l'argot des ouvriers »
'(Delvau) et « repas de famille, ragoût de ménage » (Ri-
gaud): « Il y a une femme qui s'occupe du frichti », Météuier,
Lutte, p. 263. — « Il suffit que chacun ait du bon frichti pour
se garnir le fusil », Alnianach du Père Peinard, 1897, p. 10.
Ce mot a passé dans plusieurs parlers provinciaux : Picar-
die, frichti, festin, bonne chère; Yonne, repas (« j'avons fait
un bon frichti ») ; Gancale, J'risti, festin, régalade (danser le
fristi, soutiVir jusqu'à en" trépigner).
Ringuer, battre, rosser, d'où ringuée, raclée: « Mettre quel-
qu'un à la ringuée, le battre » (IL France). A. Genève, ringuer
a le mémo sens, mais dans le pays de Vaud il signifie lutter,
répondant à l'allemand ringen.
Schlague,^ coup de baguette, appliquée jadis aux soldats al-
lemands comme peine disciplinaire. Ce terme, admis par l'A-
cadémie en 1835, a acquit un sens plus général dans certaines
provinces : dans le Hainaut, Varas la schlague^ tu auras -des
coups ; de là scidaguer, donner la schlague, battre, rosser, ac-
ception généralisée à Genève: « Il fit l'insolent et fut schla-
gue » (lluinbert).
Les plus courants de ces vocables du bas-langage sont les
suivants ' :
1. La l)rochiire de Gustave Pfeifïer [Dlé nêugermanischen Bëstandteîle der fran-
zôsischen Sprache, Stutgard, 1902) est un recueil empirique dénué d'intérêt.
VOCABLES EMPRUNTÉS 341
Schnique ou clieriique ^, genièvre, eau-de-vie ordinaire^,
mot aujourd'hui courant : « Il jettait son petit verre de schnik
dans le gosier », Zola, Assommoir, p. 244. — « Je prendrais
bien un glasse ed pive ou du chenique », Rosny, Rues,
p. 236.
Terme très vivace dans le Hainaut et à Lille (avec les déri-
vés : c/ieniquer, boire beaucoup de chenique, et c/ieniqueur,
buveur de chenique, en parlant surtout des marins), comme
dans le Boulonnais, sous la forme parallèle sclinip: «... du
bidon là, le riquiqui, \eschnip, le schnap : vlà ce qui dégratte
le conduit des boyaux » (Deseillo, p. 32).
Cette dernière variante, particulière aux marins, représente
l'aspect bas allemand de Schnapps, en français schnape ou
schnaps, tord boyaux, également usuels à Paris et dans les
provinces : « Elle a toujours la gueule rouge, vu qu'elle suce
par jour au moins un litre de sclinipp , et du bon ! » Père Pei-
nard, 17 juillet 1892, p. 5.
Schnouf, tabac en poudre, attesté tout d'abord dans le jar-
gon des Chauli'eurs d'Orgères (Eure-et-Loire) de l'an 1800 et
encore usuel, tant au sens propre (« tabac à priser ») qu'au
figuré : « Schnouf, coup, gifle : si tu ne restes pas tranquille,
je vais te détacher un schnouj » (Rossignol). Evolution séman-
tique analogue à celle de tabac, au sens de bourrade.
La forme wallonne sinouf. tabac à priser, a produit le croi-
sement cichnouf, cldsnouffe, sisc/inouffe, coup, gifle, tape,
forme et sens également populaires (Hayard): « Et aïe donc
là! pas des chisnoujfes pour enfant! de belles mûres à la
mode », Bercy, XL^ lettre, p. 5.
Ajoutons le verbe schnouper, boire (Bruant), proprement
priser du tabac.
Rappelons maintenant quelques noms de monnaies de même
origine.
Dirlingue, sou (Bruant), à côté de dringue, pièce de cinq
francs ^Rossignol), l'un et l'autre répondant à l'allemand
Dreiling, pièce de trois fenins.
1. De ralleiiiand alsacien Schnick. Voir sur ce vocable et les ternies appa-
rentés, Behrens, Beitrù'ge, p. 48 à .10.
2. Le synonyme kirsch, eau-de-vie de cerises, est une àliréviation de kir-sch-
ivasser, mot usuel sous cette forme au xviii» siècle et introduit par les dis-
tillateurs alsaciens (V Dict. général).
342 CONTINGENTS LINGUISTIQUES
Fenin ^cenlime, d'après rallemand Pfennig, prononciation
vulgSiiTGfenig.
FiferUn, ou Jifrelin, peu de chose, bagatelle (« Ça ne vaut
pas un f.frelin »), répondant à l'allemand PJîfferling, baga-
telle (proprement champignon). De même, dans les parlers
provinciaux: wallon de Mons, fi ferlin, bagatelle, atome (Si-
gard) ; Picard, fferlin, rien, pas la moindre chose : (( Je n'ai
point pris un fl fer lin, je n'ai rien pris » (Jouancoux); Nan-
tes, flfeurlin, quantité minime : « Je n'ai pas gagné seule-
ment un flfeurlin » (Eudel); Anjou, fifrelin, très petite quan-
tité, presque impondérable (« Ce mot est de la langue des
potards », Verrier et Onillon).
De là cette quadruple acception :
1° Centime (Bruant): « Celte fois, c'était fini. Pas un fifre-
lin, plus un espoir », Zola, AssommoiV, p. 428.
2° Petit oiseau: « Dans la vallée de la Somme, on emploie
fiferlin au sens d'oiseau très petit; les chasseurs disent : « Je
n'ai point tué un fiferlin » (Jouancoux).
3° Soldat novice, dans le jargon des voyoux: Faire la paire
au fiferlin, être tombé au sort (Rigaud). A Nantes, grand
flfeurlin se dit d'un homme sans énergie (Eudel).
4" Canotier novice, dans le jargon des canotiers (Rigaud).
L'invasion allemande de 1815 a laissé des traces dans le
vocabulaire provincial qui ont passé ensuite dans le bas-lan-
gage parisien. Voici les plus usuelles:
Cartofle, pomme de terre (en Anjou, cartouffe), à côté de
crompire, usuel dans le Nord de la France et dans le Centre,
ce dernier reflet de l'alsacien grombir (allemand Gruncl-
birne), l'un et l'autre très employés, surtout dans le lan-
gage des casernes : « Ce qu'il y a de meilleur dans le gigot,
c'est les crompires ! dit Amélie, en désignant les pommes de
terre dorées qui baignaient dans le jus », Mélénier, Lutte,
p. 285.
Clielof, dans l'expression aller à chelof, aller dormir, aller
se coucher, expression très répandue dans les parlers de la
Picardie, duHainaut, etc : « Terme importé par les Allemands,
dans l'invasion de 1815 » (Corblet). On le lit pourtant déjà
chez d'Hautel (1808) : « Faire schloff, pour dire dormir, se
1. Delesalle donne à la fois : Faine, sou, fabi'm, centime, et fenin, même
sens. Le dernier seul est réel.
^ VOCABLES EMPRUNTÉ^ 343
laisser surprendre par le sommeil ». C'est à coup sûr un terme
de la soldatesque de l'époque, encore usuel à Paris sous la
double forme schloff (d'où sc/dojfer, dormir) et clienof, ce der-
nier également connu dans le Blésois (dans la Mayenne, che-
7iope, mauvais lit) : allei^ au chriof, aller se coucher (Eudel) :
« Il est au clienof », Méténier, Lutte, p. 169. — « Alors, j'ai
filé, je suis allé schlojfer un brin », Zola, Assommoir, ip.-3i3.
C/iouf lique \ saxelier, de l'allemand Scliuhflicker, même
sens, d'où, chez les imprimeurs, mauvais ouvrier (et choufli-
qué, mal fait) : « comme c'est chouf tiqué , saboté, c'est pas
possible », Poulot, p. 14S. La plupart des choufliques étant
allemands, le mot a fini par signifier leur langue ^
Chownaque ^, cordt)nnier, de l'allemand Schumacher, dans
la plupart des patois (Picardie, Anjou, Franche-G(jmté, Lor-
raine).
Tarteifte, surnom donné aux Allemands (d'après leur juron
ordinaire : ter te if et ! diantre !).
En dehors de cette influence allemande que Paris a ressen-
tie à travers la province, les dictionnaires d'argot donnent
quelques vocables judéo-allemands : Chaule, synagogue
(BruanI); mimele, chatte (Rossignol), et surtout youte, juif
(Rossignol: yit), prononcé youtre, avec le dérivé: youtrerie,
synagogue (Rossignol), et ladrerie, avarice: « Nostradamus
était youtre de famille et natif de Marseille », Almanacli du
Père Peinard, 1894. p. 37. — « Un peu de youtrerie », Goq-
court, Journal, 17 avril 1886.
A en croire Guillemaut, ioutre serait